« Il faut réveiller les gens. Bouleverser leur manière d’identifier les choses. Il faudrait inventer des images insoutenables. Que les gens écument. Qu’ils comprennent qu’ils vivent dans un drôle de monde. Un monde pas rassurant. Un monde pas comme ils croient. » Ces propos de Pablo Picasso[1]Antoni Gelonch-Viladegut, 200 citations de Picasso et sur Picasso, Paris/San Cugat del Vallès, 2013, p. 21. résonnent étrangement alors que le monde se prépare à tolérer une septième année de crise syrienne. Nul besoin aujourd’hui d’inventer des images insoutenables : elles nous sont offertes en direct. Et ce monde « pas rassurant » s’expose dans une démesure d’illustrations sordides.
Six ans de guerre. Peut-on voir cela autrement que comme un triste anniversaire? Il faut sans doute chercher dans cette « crise syrienne », honteux conflit caché derrière des mots qui le minimisent, autre chose qu’une sinistre litanie de chiffres – blessés, morts, déplacés, enfants déscolarisés, veto au Conseil de sécurité, trêves établies et rompues…Après avoir été celle d’une région, avec son flux continu de réfugiés dans les pays limitrophes, cette crise est aussi devenue celle de tout un système international, et de sa référence à des valeurs d’humanisme, de solidarité, et de modération. La noirceur du tableau ne doit pas masquer toutefois certains sursauts. Celui des Syriens d’abord, qui n’ont pas attendu – heureusement – un sauvetage illusoire de la communauté internationale pour réinventer leur survie. Celui des acteurs de la solidarité aussi, qui ont dû renouveler leurs approches.
Vanité des chiffres
Revenir sur six ans de guerre avec un bilan chiffré donnerait le vertige, tant les données paraissent fantasques. Autant de morts ? Autant de déplacés, de réfugiés ? Autant de débats vains ? Autant de munitions lâchées sur des zones habitées au nom d’une lutte contre des « terroristes » depuis longtemps délogés ? Autant de photos insoutenables, de témoignages abominables, de parcours effroyables ? Autant de sournoiserie, de reculs, d’inconstance, de fausse incrédulité de la communauté internationale, qui se manifestent surtout par ses tourments individualistes ? Cette guerre n’est pas raisonnable, si tant est qu’un conflit puisse l’être[2]On trouve les données suivantes dans le Humanitarian Needs Overview 2017/Syrian Arab Republic (OCHA, décembre 2016) : 13,5 millions de personnes en besoin d’assistance en Syrie, dont 4,9 dans … Continue reading.
Quelle guerre acceptons-nous ?
La sphère politique semble avoir renoncé à enrayer la folie. Depuis 2011, le Conseil de sécurité des Nations unies a toujours été à la traîne des conséquences d’un conflit que même les résolutions les plus audacieuses, qui ont été peu nombreuses et trop tardives, n’ont pu enrayer. En revanche, on a vu (re)fleurir et se raffiner les méthodes de guerre les plus abjectes, en contradiction avec l’esprit et la lettre du droit international humanitaire : usage massif d’armes explosives en zones peuplées, usage d’armes chimiques, techniques de siège et de représailles portant sur les populations civiles, conditions iniques posées à l’évacuation des civils et blessés, habitants volontairement affamés, maisons, jouets et cadavres piégés… L’impératif humanitaire ne semble précisément jamais avoir été un impératif dans cette guerre. Avant les deux textes adoptés en 2014 par le Conseil de sécurité (résolution 2139 du 22 février et résolution 2165 du 14 juillet), la question de l’accès de l’aide à travers les frontières syriennes est demeurée, tout comme une majeure partie de l’aide elle-même, bloquée. Trois ans de tergiversations et d’arguties juridiques et souverainistes, pour savoir s’il était légal ou non de porter secours à travers les frontières d’un État dont la population en démontrait un impérieux besoin. Entre ces deux résolutions, une trentaine de juristes internationaux parmi les plus réputés au monde publient dans la presse leur avis, affirmant qu’il n’existe aucune barrière légale à ce fameux cross-border[3]“There is no legal barrier to UN cross-border operations in Syria”, The Guardian, 28 avril 2014, www.theguardian.com/world/2014/apr/28/no-legal-barrier-un-cross-border-syria Voir également … Continue reading. Position revendiquée depuis des mois voire des années par un certain nombre d’ONG, dont les plus audacieuses avaient déjà choisi d’opérer même avec le climat de suspicion d’illégalité alors quasi unanimement répandu. Querelles que les organisations syriennes avaient bien du mal à entendre, on les comprend. Plus tard, lors de la trêve décidée mi-septembre 2016, en 48 heures, aucun camion d’aide n’avait pu pénétrer dans les zones assiégées pourtant prioritaires, et alors même que l’accord de cessation des hostilités le prévoyait.
Kaléidoscope : ce que la crise syrienne dit du monde
Le droit humanitaire, et le droit en général, sont supposés s’appuyer sur la pratique « constante et répétée » des États, propre à établir et à garantir une coutume juridique. En la matière, la communauté internationale s’appuie depuis l’après-Seconde Guerre mondiale sur un corpus issu des Conventions de Genève et de leurs protocoles additionnels, de la Convention de 1951 sur les réfugiés, et du droit coutumier. Pourtant, ce sont surtout les enjeux de souveraineté nationale et l’unilatéralisme qui ont semblé guider les décisions majeures relatives à la crise syrienne durant cinq années, jusqu’à l’accord Turquie/UE signé au printemps 2016. Le recul du multilatéralisme s’est manifesté jusque dans le dysfonctionnement de la machine UN elle-même[4]Voir l’article récent d’Antonio Donini, “The crisis of Multilateralism and the future of humanitarian action”, IRIN, 30 novembre 2016, … Continue reading, confrontée à l’incohérence d’un système, qui, dans une situation de conflit interne, doit composer avec les autorités « légitimes » pourtant parties au conflit.
Le renouveau du multilatéralisme aura été de courte durée. On se souvient que, le 1er août 1990, l’Irak avait envahi le Koweït. En réaction aux ambitions du chef d’État irakien, vingt-huit pays regroupés autour des États-Unis avaient donné l’assaut en janvier 1991[5]Sur cet épisode, voir Charles Zorgbibe, « La guerre du Golfe : constats et perspectives », Revue politique et parlementaire, n° 93, février 1991, p. 11-22.. Cet épisode avait été l’occasion, pour les Occidentaux, de proclamer l’avènement d’un « nouvel ordre mondial », qui serait fondé sur la promotion de la démocratie, le droit international et l’ingérence humanitaire. Dans les faits, la formule sera rapidement abandonnée, mais sur la base de cette illusion l’ONU trouve un regain de dynamisme. L’enjeu humanitaire est porté par le Conseil de sécurité au cœur des opérations de maintien de la paix au début des années 1990 et l’organisation mondiale lance un cycle de conférences majeures dont l’ambition est d’élaborer un plan d’action global devant assurer le bien-être des peuples et protéger les droits de tous les hommes : Conférence de New York sur les droits des enfants (1990), Sommet de la Terre à Rio (1992), Conférence du Caire sur la population et le développement (1994), Sommet mondial du développement social de Copenhague (1995) et Conférence mondiale sur les femmes à Pékin la même année, Sommet mondial de l’alimentation à Rome (1996)…Dans le même temps, le mouvement de désarmement et de limitation des armements amorcé à la fin des années 1960 reprend[6]Pour une recension précise de ces perspectives historiques voir André Fontaine, Après eux le Déluge. De Kaboul à Sarajevo, 1979-1995, Paris, Fayard, 1995. L’auteur note par exemple (p. 588) … Continue reading.
Cinq utilisations du droit de veto par la Russie entre 2011 et octobre 2016 ont donné la mesure du recul du « nouvel ordre humanitaire international ». Les enjeux de lutte contre le terrorisme et de sécurité ont largement supplanté, graduellement à partir du 11-Septembre, l’ambition de protéger les populations. À tel point que les Nations unies elles-mêmes, par la voix du Haut-commissaire aux droits de l’Homme Zeid Raad Al-Hussein, ont appelé début octobre 2016 à une limitation de l’usage du veto en cas de suspicion de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité[7]Briefing au Conseil de sécurité sur la question d’Alep du Haut-commissaire aux droits de l’Homme, 4 octobre 2016..
La solidarité par ailleurs
Pourtant la crise syrienne marque aussi une redéfinition des espaces de solidarité dans lesquels on peut essayer de garder espoir. S’ils ont été tentés de fermer leurs frontières, les pays limitrophes ont néanmoins accueilli massivement les populations en fuite, et continuent de le faire alors même que les terres « d’asile » plus éloignées, Europe en tête, se barricadent. Dans un pays qu’on annonçait rapidement exsangue, des ressources, une témérité et une ténacité locales continuent de forcer le respect, et les organisations d’entraide naissantes en 2011 sont devenues des partenaires et acteurs essentiels de l’aide dans les zones les plus difficiles d’accès. On relève bien sûr des stratégies de survie dérisoires ou défavorables aux plus faibles, des obstacles, de la partialité, un système économique de prédation et de corruption ancré dans les difficultés créées par la guerre, des discriminations[8]Voir ces deux rapports récents publiés par Oxfam et Save the Children : … Continue reading. Mais on a pu constater aussi une capacité des populations à redéfinir certains rôles sociaux pour faire face à l’adversité, offrant en particulier une place plus active aux femmes dans un mouvement perpétuant la solidarité de proximité[9]Voir cet article de la Revue des Migrations Forcées : Zerene Haddad, « Comment la crise transforme le rôle des femmes en Syrie », RMF 47, septembre 2014. … Continue reading. Si l’on annonce la faillite des principes humanitaires en Syrie (et ailleurs) dans la mise en œuvre de la réponse humanitaire internationale systémique, on doit aussi pouvoir concevoir que l’énergie avec laquelle des êtres humains se soutiennent et survivent démontre une certaine permanence, au moins, du principe d’humanité. Les Syriens n’ont pas attendu l’aide humanitaire occidentale pour réagir, heureusement ; avec l’appui d’un certain nombre d’organisations internationales qui ont osé, et d’organisations de la diaspora, ils ont réinventé la solidarité, et montré que les principes humanitaires vivent de pratiques et non de discours infirmés par les actes. Ces principes humanitaires, qu’on disait pourtant « occidentaux », trop occidentaux… Peut-être faut-il y voir l’indice que ce débat culturaliste demeure un peu vain.
Reste bien sûr à ne pas laisser faiblir les consciences, ici aussi. On se souvient d’un sage qui nous disait, il y a quelques années : « Indignez-vous[10]Stéphane Hessel, Indignez-vous ! Montpellier, Indigène Éditions, 2010. ! » Oui, gardons la capacité d’exaspération, car cette guerre, et d’autres avec elle, est indigne. Serait indigne aussi l’acceptation tacite que la solidarité est un fardeau et que son partage échoit avant tout aux plus affectés, comme semble l’indiquer l’attitude de certains grands bailleurs dont les fonds se réorientent massivement vers une aide qui vise avant tout à contenir. Contenir les flux de réfugiés, les flux de pauvreté, de malheur. Enfermer. Exclure. Rejeter. Très loin de l’impératif humanitaire. Très loin de « l’écosystème » annoncé au Sommet humanitaire mondial au printemps 2016[11]Voir Alternatives Humanitaires, dossier spécial « Sommet humanitaire mondial. Des questions en suspens », n° 2, mai 2016, http://alternatives-humanitaires.org/fr/numero-2-mai-2016/.