Publié le 17 janvier 2018
NDLR : Le point de vue exprimé dans ce témoignage n’engage que ses auteurs
Toutes les photos : © Jean-Baptiste Richardier
La récente décision du président américain, Donald Trump, de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël est largement perçue par la communauté internationale comme un renoncement à la solution de deux États. Dans ce contexte qui fait craindre une nouvelle escalade de la violence, et pour éclairer cette décision, nous publions le témoignage de Patrick Segal et Jean-Baptiste Richardier suite à une visite en Israël et en Territoire palestinien occupé en juin 2005. Douze ans plus tard, leur regard reste d’une saisissante actualité sur les perspectives d’une solution de paix.
Ce qui frappe le visiteur qui approche les collines de Jérusalem, ce sont ces villes champignons où les maisons s’imbriquent les unes dans les autres, au point de ressembler aux forteresses que les croisés étaient venus assiéger. En dépit des décisions internationales, les colonies s’étendent bien au-delà de la ligne verte, défiant un peuple sans terre qui vivait là jadis.
Parce qu’on ne refait pas une histoire vieille de deux mille ans, deux peuples aspirant à vivre au même endroit s’observent, se défient du regard en attendant que l’un d’eux s’avoue vaincu. Pour l’heure, ils vivent sur la même terre mais séparément, dans une sensation réciproque d’étouffement, dans une même peur de l’autre, dans une même conviction de légitimité. Étrange souffrance partagée, qui cimente une opposition irréductible et déraisonnable, et enferme d’un même mouvement deux peuples dans une violence sans perspective. Cette guerre, qui divise durement les deux camps, hésite d’un côté comme de l’autre à devenir totale et civile. Et ce qui ressemble chaque jour un peu plus à un « apartheid », fruit des occasions manquées et des combats perdus, enracine les plus radicaux dans la spirale du terrorisme ou le mirage d’une vie à l’abri de nouvelles fortifications…
En empruntant le long tunnel « déshumanisé » qui mène à la bande de Gaza, on mesure le parcours et le quotidien difficiles des Palestiniens obligés de se soumettre aux exigences des soldats de Tsahal. Il faut aller aux confins de Gaza, oublier les voitures et l’apparente tranquillité de la ville pour plonger au cœur du drame palestinien, là où le mur serpente à portée de fusil des maisons détruites au bulldozer ou criblées de balles.
À quelques centaines de mètres des habitations plantées dans le sable, les Palestiniens ont pour seul horizon ce long ruban de béton hérissé de sinistres tours d’observation d’où, à n’importe quel moment, la mort peut frapper, emportant un morceau de corps de tout ce qui bouge, vit et espère sur cette parcelle de terre de Palestine.
C’est ce qui est arrivé à Fawzeya. Ce qui surprend le plus en écoutant cette très jeune Palestinienne – à qui il manque une partie des muscles de la jambe arrachés par une balle explosive alors qu’elle marchait à découvert – c’est l’absence de mots haineux, de désir de vengeance à l’égard du soldat inconnu qui l’a tirée comme un lapin. Elle a failli mourir et, ironie de cette situation ubuesque, sa jambe a été sauvée par un chirurgien israélien. D’autres enfants n’ont pas eu sa chance, et d’autres encore ont mué leur douleur en haine tenace, incapables d’exprimer d’autres souhaits que de mourir en martyrs. Où est le sursaut d’humanité qui permettrait de conjurer la logique absurde de cette guerre sans issue, où s’affrontent des forces aussi inégales ?
Car c’est bien du déséquilibre, de l’humiliation quotidienne faite aux Palestiniens privés de terre et de liberté que naît ce terrorisme que nous ne pouvons pas comprendre, qui consiste à se sacrifier dans un dernier refus de lendemains sans rêve et sans solution juste. Impossible pourtant de se résoudre à accepter que cette arme ultime, celle des désespérés, frappe à son tour femmes et enfants vivant de l’autre côté du mur.
À l’hôpital de Gaza, la salle de rééducation se remplit d’enfants et d’adolescents mutilés lors des épisodes les plus violents de l’Intifada. C’est l’histoire de David et Goliath, à l’envers. À chaque affrontement, des êtres déchiquetés gisent dans la poussière. Et chaque fois qu’elle mutile la jeunesse palestinienne, l’armée israélienne renforce le sentiment d’injustice et amenuise les improbables processus de paix ; car les enfants sont le cœur de toute nation, et l’avenir de ce en quoi elle espère…
Rien qu’à Gaza, ils sont des milliers à porter dans leur chair les terribles séquelles des confrontations. Et pourtant, en observant la vie de la rue, on ne voit pas d’infirmes mendiant leur survie comme partout où rôdent les conflits. Car au-delà des incertitudes, des frustrations et des souffrances, demeure une ferme résolution à vouloir vivre normalement, malgré tout. En parlant technique avec les équipes médicales que nous soutenons, on a le sentiment que notre contribution sera modeste tant elles se disent en mesure d’appréhender les ravages de cette guerre sans fin. Elles sont sûres de savoir les solutions dont elles ont besoin et la solidarité communautaire envers les familles touchées par le handicap est exemplaire. Ce que les associations de personnes handicapées espèrent de nous, c’est un lien avec l’extérieur et les connaissances que nous pouvons leur apporter en termes d’intégration, d’accessibilité et de défense de leurs droits, auprès d’une Autorité palestinienne désemparée et défaillante.
Comment ne pas comprendre les attentes de ces associations quand elles réclament plus d’accessibilité, de transport, de scolarité, tout ce qui fait le quotidien des personnes en situation de handicap ?! Des revendications presque banales, comme si demain, à coup sûr, un pays allait se mettre en marche. Cette détermination, cette envie de vivre côtoient la désespérance au quotidien. Au-delà des obstacles qui séparent, il y a les attitudes qui ajoutent du mépris à la domination. En retraversant le tunnel artificiel, coiffé d’une toile d’un rose irréel adoucissant le chemin vers Israël, les ordres aboyés par les haut-parleurs ne valent pas mieux que la sécheresse du mur de béton en construction, véritable fracture entre les deux peuples.
Passant au raz des maisons des faubourgs de Bethléem et de Jérusalem-Est, la construction de ce mur nourrit, pour les enfants et les petits-enfants de la Shoah, le sentiment d’une fuite en avant irraisonnée, qui les enferme avant tout dans une détestation d’eux-mêmes aux conséquences incalculables. Utopie sécuritaire ou acte de désespoir d’un peuple qui a peur ? L’histoire nous enseigne que de telles protections sont illusoires et sans avenir. Ce que l’on croyait indestructible finit toujours par se lézarder. Peuple descendant des victimes de l’indicible, hier victorieux et porteurs d’une vision d’avenir, les habitants d’Israël paraissent aujourd’hui victimes d’un projet sans solution, sans autre perspective qu’un état d’esprit d’assiégés.
À Bethléem, le désarroi des enfants palestiniens sans patrie, qui n’ont d’autre exemple à suivre que celui de leurs grands frères incarcérés dans les geôles israéliennes, confirme l’impasse dans laquelle s’enferment des hommes et des femmes devant partager une même terre. Dans la rue des Martyrs nous croisons des enfants au regard de crainte ou de défi qui ne savent pas si de tels sacrifices apporteront la paix, ou s’ils augurent la poursuite interminable d’une lutte inégale, émaillée de sang et d’injustice. Mais une chose est certaine : à l’ombre de ce mur, sur lequel on peut lire « Varsovie 1943 – Israël 2003 », la ville de Bethléem meurt lentement.
Un dernier détour dans la nuit froide de Palestine nous amène à Ramallah, au mausolée de Yasser Arafat, disparu sans avoir su faire les ultimes concessions qui auraient peut-être ouvert la voie d’un accord entre deux peuples se disputant le même sol. Ils n’y parviendront pas seuls… Encore quelques barrages et c’est le retour au cœur de Jérusalem, ville de trois grandes religions monothéistes, où l’on se recueille depuis la nuit des temps devant un autre mur, chargé de drames, d’espoir et de prières.