Publié le 21 janvier 2019
Entretien avec Philippe Chabasse
Co-directeur de Handicap International (HI) jusqu’en 2005 et aujourd’hui secrétaire général de la fédération HI, Philippe Chabasse publie Humanitaire, une vie d’actions. Il dévoile les coulisses de la Campagne internationale pour l’interdiction des mines, qui obtint le prix Nobel de la paix en 1997, et évoque son parcours. Le récit passionnant d’une vie de rencontres et d’engagement.
Alternatives Humanitaires – Après 35 ans d’expérience dans l’action humanitaire, quelle analyse faites-vous de son évolution, notamment au prisme de certaines questions qui semblent témoigner d’une transition (professionnalisation, libéralisation, localisation, sécurité des acteurs, hostilité de certains États envers les ONG occidentales, etc.) ? Y-a-t-il un risque de désincarnation et de déshumanisation ?
Philippe Chabasse – En 30 ans nous avons créé un milieu professionnel, un acteur social. Plutôt que d’évolution, je préfèrerais parler de structuration progressive d’une nouvelle activité, d’un nouvel intervenant dans les relations internationales. Il y a trois décennies, l’action humanitaire était principalement une affaire de générosité et de solidarité « a minima » qui s’opérait à travers des institutions caritatives. Le mouvement, qu’on peut appeler « sans frontiériste », celui qui a été aux origines de Handicap International, est parti de quelque chose de complètement différent. Après le « tout est politique » de mai 1968, un certain nombre de personnes s’est rendu compte que, si on voulait faire bouger les choses, il fallait s’y atteler concrètement, professionnellement. Des médecins et d’autres se sont alors regroupés pour développer une action directe au profit des populations. L’évolution de l’action, c’est aussi une structuration et une notoriété de plus en plus importantes. Un rôle qui s’est construit à la fois sur l’efficience des projets de terrain et sur la crédibilité au plan institutionnel. La campagne contre les mines est emblématique de l’apparition de ce nouvel acteur dans les relations internationales. Acteurs opérationnels maintenant reconnus, nous revendiquons aujourd’hui le fait qu’un rôle efficace dans la solidarité internationale ne peut faire l’économie d’un raisonnement et d’une action politique parallèle. Ce raisonnement est nécessaire pour analyser la pertinence de nos actions sur le terrain et pour faire bouger les cadres qui nous contraignent. Il y a 20 ans, les priorités étaient la professionnalisation, la structuration et le renforcement institutionnel. Elles sont acquises. La difficulté est de savoir conserver en même temps les notions d’engagement, de militantisme et de refus de l’inéluctable qui ont fait notre identité. Les risques de désincarnation et de déshumanisation existent, mais les principaux responsables d’ONG aujourd’hui en sont conscients. Au milieu des années 1990, la question du « pourquoi » ne se posait pas parce qu’on avait trouvé ce qui nous différenciait : c’est la campagne contre les mines et ses déclinaisons pour Handicap International, la campagne pour les médicaments de MSF et toutes les campagnes menées par Oxfam ou d’autres associations comme les Amis de la Terre dans les domaines des droits de l’Homme ou de l’environnement. Maintenant qu’on a atteint une taille critique, nous devons continuer à avoir une parole documentée, riche et crédible tout en gardant notre spécificité c’est-à-dire notre capacité d’indignation, de mobilisation et d’engagement. Je reprends dans le livre un schéma que nous avons beaucoup utilisé à Handicap International. Le fameux « trépied » entre professionnalisation, éthique et militantisme, les trois clés de l’engagement des ONG. Ce trépied est indispensable mais il ne faut pas le déséquilibrer : trop de professionnalisation entraîne un risque de déshumanisation, trop de militantisme le prosélytisme et trop d’éthique inhibe l’action.
A. H. – Au contraire, quelles ont été les constantes depuis 30 ans ?
P. C. – Deux constantes existent dans les « gènes » du milieu. Les ONG ont une vraie capacité à la fois à prendre des risques et à se remettre en question. Je pense à la Roumanie, par exemple, où HI a pris le risque d’une intervention massive avant d’avoir des certitudes de couverture financière. Je pense à la campagne contre les mines où il a fallu, au départ, lutter contre des réticences internes. On pourrait multiplier les exemples. MSF est le leader de l’autocritique et montre cette capacité à se remettre en question et à mettre tout le microcosme humanitaire en question régulièrement. Par exemple, après le tsunami en Indonésie en 2004 et l’élan de générosité qui a suivi, MSF avait fait un communiqué de presse en appelant à l’arrêt des dons. HI avait alors plaidé pour la mutualisation des dons et demandait aux donateurs de faire confiance à l’ONG pour rediriger l’argent ailleurs… Mais la constante principale est quand même l’engagement.
A. H. – Vous décrivez en détail votre lutte avec HI-ICBL / contre les mines antipersonnel et donnez parfois l’impression d’un combat isolé au sein de HI. A-t-il été difficile de convaincre l’institution d’assumer le risque politique ?
P. C. – L’engagement contre les mines antipersonnel s’est fait en deux temps. Au moment du rapatriement des réfugiés au Cambodge, le HCR[1]Agence des Nations unies pour les réfugiés a contacté HI pour être « l’employeur » des démineurs des Nations unies. En acceptant, HI a pris un risque politique, financier et d’image, surtout que ce n’est pas un métier banal ! Au départ on considérait que l’engagement contre les mines ne nous concernait pas et que c’était une affaire de militaires, mais nous avons compris rapidement que les militaires ne savaient pas faire et c’est ainsi que les premiers programmes de « déminage humanitaire » sont nés. À la même époque, nous avons pris conscience qu’il fallait s’attaquer à la cause de ces drames et donc s’engager sur l’interdiction. C’était la prise de conscience floue que si personne ne dénonçait l’inconséquence des États et des groupes armés qui vendaient et utilisaient des mines, la situation ne pouvait que perdurer.
En interne il y a eu deux freins. Le premier venait d’une confusion entre notre mission apolitique et l’engagement dans l’évolution du droit international. Pour nous, prendre la parole dans les instances internationales pour critiquer la position des États par rapport à la production et l’utilisation des armes était une activité politique légitime. Pour d’autres cela contrevenait à une identité apolitique… C’est une banalité aujourd’hui que de dire qu’une ONG est apolitique tant qu’elle n’est pas partisane.
Le deuxième frein était une certaine inertie au sein des équipes de HI qui ne comprenaient pas ce qu’on faisait. Dans les années 1990, à HI, la force de notre direction collégiale était cette capacité à lancer des initiatives : l’un d’entre nous prenait une décision et les deux autres suivaient. La campagne contre les mines s’est développée un peu à part : les salariés de HI suivaient de façon intéressée mais la mobilisation n’est venue que progressivement. Au début cette mobilisation été d’ailleurs perçue comme une campagne de communication, on mettait beaucoup de moyens notamment sur l’organisation des pyramides de chaussures ! À l’extérieur, au sein même de ICBL[2]International campaign to ban landmines, certaines associations étaient admiratives – voire envieuses – de notre capacité de mobilisation et de communication. La cohésion interne s’est finalement concrétisée en 1997 quand nous avons reçu le prix Nobel de la paix. D’ailleurs, je parle dans le livre du « hurlement » des équipes quand l’annonce a été faite par l’interphone général. Tout le monde est devenu enthousiaste et les équipes ont alors compris que ça les concernait aussi.
A. H. – Vingt ans après : quel bilan faites-vous de cet engagement ?
P. C. – Le bilan ne peut être que positif : nous avons obtenu un traité en 5 ans – cela n’a jamais été fait ! – et des stocks ont été détruits ; il n’y a quasiment plus de ventes et même les États non-signataires sont ciblés. On peut dire qu’on a inversé la charge de la preuve : aujourd’hui les États qui ne respectent pas le Traité, même sans l’avoir signé, sont clairement identifiés comme étant en tort moralement, politiquement et juridiquement.
Le bilan est aussi indéniablement positif du point de vue de la notoriété et de la légitimité de l’action des ONG. C’était la première fois que des associations se mobilisaient ensemble pour pénétrer les salles feutrées des instances internationales, comprendre la mécanique des relations internationales et agir politiquement. Cette complémentarité entre expertise, mobilisation et diplomatie, on la retrouve dans toutes les grandes campagnes qui se sont développées ensuite.
A. H. – Quel combat/mobilisation la société civile et notamment les ONG doivent-elles mener aujourd’hui ?
P. C. – À titre très personnel, les deux combats qui me semblent prioritaires aujourd’hui sont la mobilisation pour le respect du droit international humanitaire et celle contre le changement climatique. Je ne sais pas exactement quelle légitimité HI peut avoir sur ce second thème, mais son urgence me semble faire obligation d’action à tous ceux qui ont acquis un peu d’expérience et de crédibilité en matière de lobby. Peut-être lancer HI dans le changement climatique aujourd’hui serait aussi iconoclaste que de se lancer dans le déminage il y a 30 ans…
A. H. – Si c’était à refaire que feriez-vous différemment ? Avez-vous des regrets ?
P. C. – Je regrette les erreurs faites en Roumanie. Nous nous sommes précipités sur les enfants alors qu’il fallait être d’abord aux côtés des personnels d’encadrement. L’enseignement est plus général : nous devons rester fidèles à des valeurs intangibles et ne pas admettre tout et n’importe quoi mais en même temps il ne faut pas stigmatiser des individus qui agissent d’une manière que nous admettons mal. Il faut chercher à comprendre la globalité d’un contexte et remettre les actions des différents acteurs en perspective. C’est ce qui nous a manqué en Roumaine, on n’a pas compris l’impact que pouvaient avoir 30 ans de dictature sur des individus et sur une société. À l’époque, la littérature sur l’impact sociologique d’une dictature n’était pas développée et nous avons manqué de capacités de recul.
A. H. – Quels conseils donneriez-vous aux jeunes (ou moins jeunes) qui souhaitent s’engager dans l’action humanitaire ?
P. C. – Allez-y ! C’est compliqué mais allez-y, c’est la qualité de votre engagement et de votre capacité à vous battre qui vous ouvrira les portes. Il faut s’engager auprès des ONG parce que cela répond à un besoin de plus en plus fort qui est celui de donner du sens à sa vie professionnelle. Indéniablement c’est plus difficile aujourd’hui de s’engager : il y a beaucoup plus de candidatures que d’offres de postes. Mais je suis surtout admiratif que cet engagement chez les plus jeunes continue à se développer parce que c’est indéniablement plus compliqué : l’instabilité, les problèmes de sécurité… Et les contraintes organisationnelles, financières, logistiques laissent de moins en moins de place à l’initiative. Mon départ avec MSF, en 1980, s’est fait parce que j’étais au bon endroit, au bon moment : mon parcours est fait de ces rencontres !
Propos recueillis par Audrey Sala, chargée de coordination et de communication