Publié le 3 janvier 2022
Quelques mois après le retour au pouvoir des talibans, une ancienne expatriée souhaite alerter sur la situation humanitaire en Afghanistan et sur les dynamiques politiques qui asphyxient l’économie du pays et entravent son fonctionnement. Avec l’hiver qui vient de commencer, le bilan humain pourrait en effet s’avérer très lourd.
L’Afghanistan est un pays qui m’est cher. J’y ai vécu et travaillé pour des organisations non gouvernementales (ONG) dans les secteurs de la santé, du développement rural et de la mobilisation sociale dans les années 1990 et 2000 sous différents régimes : le gouvernement des moudjahidines tout d’abord, puis le premier régime des talibans, et enfin le premier gouvernement de la République islamique d’Afghanistan après le 11-Septembre. En quittant le pays en 2005, j’étais relativement optimiste pour les Afghanes et Afghans que j’avais côtoyés pendant toutes ces années. Aujourd’hui, pourtant, l’inquiétude me ronge et le cynisme des femmes et hommes politiques européens et nord-américains me révolte.
Le 15 août dernier, jour où Kaboul est passée aux mains des talibans, fut une humiliante leçon de l’Histoire pour les Occidentaux qui, après avoir déboursé pendant vingt ans l’équivalent de 300 millions de dollars par jour en dépenses militaires, sécuritaires et civiles, se sont vus fermement reconduire à la porte. Cet échec flagrant, dont il y aurait beaucoup à dire, est sans nul doute une frustration immense pour tous les acteurs internationaux et les ONG. L’Occident a su, en son temps, gagner la guerre, mais n’a pas su construire la paix.
Cet été, l’Afghanistan faisait déjà face à une situation humanitaire extrêmement difficile : 50 % de la population afghane dépendait de l’aide internationale. Aujourd’hui, la situation est encore plus critique. Le Programme alimentaire mondial des Nations unies estime que 22,8 millions de personnes (soit plus de 60 % de la population) est en état de malnutrition sévère[1]United Nations Assistance Mission in Afghanistan, “UN and humanitarian partners scale up life-saving response to crisis in Afghanistan and call on all donors to urgently turn pledges into … Continue reading et que près de 8,7 millions d’entre elles vont faire face à la famine au cours de l’hiver à venir[2]World Food Programme, “Afghanistan Plan to reach 8.7 million people at risk of famine”, 16 November 2021, … Continue reading, qui pourrait être à lui seul plus meurtrier que vingt années de guerre. Le Programme des Nations unies pour le développement estime quant à lui que 97 % de la population afghane sera dépendante de l’aide humanitaire internationale en mars prochain[3]United Nations Development Programme, “97 percent of Afghans could plunge into poverty by mid-2022, says UNDP”, 9 September 2021, … Continue reading.
Car les talibans sont à court de ressources financières. Dès la prise de Kaboul, les pays occidentaux ont stoppé toute aide au développement et gelé les avoirs du précédent gouvernement, qui dépendait à 75 % des subsides de l’aide internationale, aujourd’hui placés sur des comptes aux États-Unis et en Europe. Il ne subsiste actuellement que l’aide humanitaire. Son budget a certes été augmenté par certains acteurs, comme l’Union européenne (UE) ; mais au vu de la rapide dégradation de la situation humanitaire, il est clair qu’elle ne suffira pas.
Le gel des neuf milliards de dollars du gouvernement afghan et l’arrêt de toute aide au développement sont des décisions hautement politiques, prises au nom de droits et de valeurs que les puissances occidentales entendent défendre (et dont, face au traitement inhumain que certains pays européens réservent aux exilés de la société civile afghane, il est permis de douter). Pour nos dirigeants, libérer ces fonds reviendrait à cautionner le nouveau régime en place, ce dont il est hors de question. Mais en asphyxiant ainsi économiquement le pays, ils l’ont plongé dans un chaos et une crise humanitaire sans précédent. Non seulement les fonctionnaires ne sont plus payés, mais l’intégralité des services publics est paralysée tandis que le secteur privé s’est effondré faute de liquidités dans les banques.
Aux États-Unis, le département d’État semble prêt à faire preuve de flexibilité pour permettre la réaffectation des avoirs gelés et ainsi faciliter leur utilisation pour des programmes d’aide au développement, mais le Trésor américain s’y oppose. L’UE, quant à elle, n’envisage concrètement de soutenir le déblocage des sommes retenues que si les talibans répondent aux exigences qui leur feraient reconnaître le nouveau gouvernement – dont le respect des droits humains. Mais comment réclamer des talibans l’éducation pour toutes et tous et les mettre en même temps dans l’incapacité de payer enseignantes et enseignants en gelant les comptes du gouvernement à l’étranger ? De la même manière, comme peut-on espérer maintenir un minimum de services de santé sans payer le personnel médical ?
En conséquence, la population afghane se trouve aujourd’hui confrontée à une situation paradoxale dont elle est la seule victime. Plus d’argent, ni de travail : après quarante années de guerre ininterrompue, les citoyennes et les citoyens afghans vont-ils se révolter et chasser des talibans disposant désormais de tout l’arsenal militaire de l’armée afghane, qui avait été équipée par les Américains ? Les dirigeants occidentaux miseraient-ils délibérément sur une résurgence de la guerre civile et sur la capacité de la population afghane à faire ce à quoi l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord) n’est pas parvenue : se débarrasser du problème taliban ?
Au mois d’août, les dirigeants occidentaux s’émouvaient du sort des femmes afghanes laissées aux mains du nouveau régime taliban et ont évacué, pendant quinze jours et devant les caméras du monde entier, quelques milliers d’Afghanes et d’Afghans considérés par leurs services comme étant à risque. Ils ont ensuite refermé brusquement tout canal d’émigration légale, laissant derrière eux des centaines de milliers de personnes terriblement fragilisées tout en fustigeant l’immigration irrégulière. Désormais, ces mêmes politiciens semblent orchestrer, précipiter et maintenir le chaos en Afghanistan sous le poids d’un blocus économique et financier en espérant aboutir à l’effondrement du régime – tout en, sachant, paradoxalement, qu’ils vont jeter des millions d’Afghanes et d’Afghans sur les routes de l’exil et faciliter la résurgence de groupes terroristes comme Daech ou al-Qaida. Ils savent aussi qu’ils vont tuer des milliers de civils dans les semaines et les mois qui viennent en les exposant à la faim et au froid.
Il faut aider massivement la population afghane. Mettre en avant nos principes de défense des droits humains avant sa survie est tout à fait insupportable : ne cautionnons pas ce crime. N’étranglons pas l’Afghanistan en lui déniant l’accès à ses propres comptes bancaires. Lui refuser, c’est précipiter le pays vers plus de pauvreté et de famine. Demandons une solution collective qui permette le déblocage de ces sommes appartenant aux Afghanes et aux Afghans et la reprise immédiate des programmes d’aide au développement dont cette population a tant besoin, avant qu’il ne soit trop tard. Avant que la souffrance du peuple afghan ne vienne nous hanter.