Symbole fort de la crise migratoire, la situation des camps de migrants dans le Nord de la France attire sur elle quantité de représentations erronées. Angélique Muller et Michaël Neuman opèrent ici un retour d’expérience sur l’action menée par Médecins Sans Frontières dans le cadre d’un projet d’assistance aux migrants dans la ville de Grande-Synthe. Des enseignements riches, au plus près du terrain et de « l’improbable coalition d’acteurs » qui, chaque jour, fait la démonstration d’une solidarité concrète.
De nombreuses communes du Nord de la France, à l’instar de Calais ou plus récemment de Grande-Synthe, accueillent depuis le milieu des années 1990 des populations migrantes en transit souhaitant rejoindre l’Angleterre. À la faveur des arrivées de migrants ayant transité par l’Afrique du Nord et la Turquie au cours de l’année 2015, leur nombre a explosé, passant de quelques centaines à Calais en mars 2015 à plus de 6 000 à la fin de l’année 2015, et de quelques dizaines à plus de 2 000 dans le camp de Basroch à Grande-Synthe. Cette inflation n’aurait dû surprendre personne, et certainement pas ceux qui suivent l’évolution du conflit syrien, pas davantage que les observateurs des flux migratoires. C’est pourtant un refus de voir, un déni de réalité de la part du gouvernement français qui engendra une augmentation de la précarité de ces personnes, condamnées à vivre dans des conditions déplorables.
Grande-Synthe et la problématique migratoire : une histoire ancienne
Grande-Synthe, dans le département du Nord, avec ses 22 000 habitants est comme beaucoup d’autres villes de la région un ancien foyer industriel en pleine et difficile reconversion. Pourtant, la municipalité fit traditionnellement exception dans le paysage politique régional en se montrant décidée à fournir des conditions d’accueil dignes et des aides diverses aux migrants (variant entre 50 et 80 au total jusqu’en juin 2015) qu’elle accueillait sur ses terres. Membre du Parti socialiste puis des Verts, maire de la ville depuis 2001, Damien Carême participa notamment à mettre sur pied le « Réseau des élus hospitaliers » de la région Nord-Pas-de-Calais destiné à favoriser l’accueil local des migrants dans la région.
Le sous-bois de Basroch, où les migrants cherchaient traditionnellement refuge depuis les années 2000, a connu une augmentation considérable de nouveaux arrivés à l’été 2015, culminant à la fin de l’année. Le site abrita alors jusqu’à plus de 2 500 personnes, dont une très grande majorité de Kurdes d’Irak, mais aussi des Syriens, des Afghans, des Iraniens, des Vietnamiens, et des membres de la communauté bidoune du Koweit[1]Littéralement « apatride ». Il s’agit d’un groupe de plusieurs centaines de milliers de personnes n’ayant jamais accédé à la citoyenneté koweitienne après l’indépendance du pays … Continue reading.
Médecins Sans Frontières a commencé à se déployer à Grande-Synthe en septembre 2015. En octobre, alertés par les différents témoignages sur le nombre croissant de migrants et leur mauvaise situation sanitaire, des associations et des volontaires britanniques (Aid Box Convoy, Hummingbird et Refugee Community Kitchen), belges (Solidarity for all), suisses et néerlandais (Rastplatz) rejoignirent les acteurs locaux ou nationaux travaillant sur la zone, notamment Médecins du Monde (MdM), Carrefour Solidarités, Emmaüs, AMIS, Salam et Terre d’errance. Le secours aux migrants dans le Nord de la France n’échappa ainsi pas au mouvement de solidarité exprimé ailleurs en Europe, articulé parfois à une opposition frontale aux politiques migratoires mises en œuvre par les États de l’Union européenne. La convergence des « anciens » et des « nouveaux » ne se fit pas toujours sans mal. Le manque de coordination, le sentiment de dépossession d’un certain nombre d’acteurs locaux, la frustration croissante de tous devant le manque de mobilisation des gouvernements français et britannique contribua à attiser les tensions entre les différents intervenants. Pour les équipes MSF, en particulier pour les volontaires habitués aux terrains éloignés, le défi était de taille : à Grande-Synthe, l’organisation, tout juste arrivée, connaissait mal les acteurs locaux, leurs interactions et actions anciennes. MSF éprouva des difficultés à frayer son chemin dans la myriade de parties prenantes engagées sur le terrain et à naviguer dans les méandres de l’administration française qui lui étaient inconnus. Habituée à recruter des réfugiés, elle ne pouvait s’y résoudre par crainte d’enfreindre la législation du travail ainsi que pour des raisons de sécurité liées à des recrutements possibles de passeurs. Ses relations avec les bénévoles, dont certains rétifs à l’organisation verticale du travail favorisée par MSF, étaient parfois tendues. En alternance avec MdM, MSF fournit des soins de santé primaire trois jours par semaine, apporta un soutien logistique aux associations de bénévoles et tenta d’améliorer les conditions sanitaires désastreuses qui ne cessaient de se dégrader.
Les douches installées par la mairie étaient prises en main par des groupes de passeurs qui les rendaient payantes et, jusqu’en janvier 2016, un seul point d’eau était disponible. Les conditions climatiques se détériorèrent rapidement, laissant entrapercevoir un hiver dans la boue et l’eau. Les migrants, principalement des hommes jeunes mais également un nombre grandissant de famille, s’abritaient pour la plupart dans de petites tentes de camping.
Le maire de Grande-Synthe, Carême, ne reçut aucune réponse du gouvernement à ses appels incessants pour l’aider à reloger ces migrants. Cette absence de réponse en disait long sur le manque d’intérêt du gouvernement pour ces « indésirables », et son refus d’admettre la difficulté de la municipalité à faire face et de tenter de trouver une solution à la situation des personnes migrantes. En novembre, devant l’absence de réaction de l’État, le maire se tourna donc vers MSF et demanda de l’aide afin de construire un nouveau camp sur un site voisin, destiné à accueillir dans de meilleures conditions les 2 500 personnes résidant alors dans le bois. Carême et MSF planifièrent alors une conférence de presse afin d’annoncer leur projet d’établir un nouveau camp, mais la veille de sa tenue, le maire accepta une invitation à venir discuter de la situation avec le ministre de l’Intérieur. Celui-ci lui donna un accord de principe, qui n’était pas une mince rupture : l’État avait toujours refusé d’envisager des structures d’hébergement pérennes à destination des réfugiés.
Du bourbier au « camp humanitaire »
L’accord de principe de l’État sonna le départ d’une course contre la montre parsemée d’embûches liées aux obligations administratives et sécuritaires françaises, paradoxe de la situation d’urgence se déroulant sur cette jungle innommable. Nous étions déjà début janvier. Pour beaucoup, le Basroch, c’était la « jungle de Calais, en pire ». Leurs tentes inondées, les gens dormaient dans la boue dans un camp devenu une véritable décharge à ciel ouvert. Les maladies liées au froid (infections respiratoires) et au manque d’hygiène (gale, infections dermatologiques) étaient difficilement traitées. Les gens survivaient dans des conditions inhumaines, animés par leur seule lueur d’espoir – passer de l’autre côté de la Manche. Les nouvelles arrivées étaient bien supérieures aux départs réussis vers l’Angleterre pour les rares qui y parvenaient, les autres étant dirigés vers des structures d’accueil provisoire réparties sur le territoire français.
Grâce au grand élan humain d’entraide de nombreuses associations et de bénévoles venus de tous horizons, aucun décès ne fut à déplorer. Au total, plus d’une quarantaine d’associations intervinrent sur le camp du Basroch. La coordination était à peu près inexistante, à l’exception du secteur médical, organisé par l’Agence régionale de santé (ministère de la Santé). Pour le reste, les aides de base (nourriture, couvertures, tentes, chauffages, bois, école) étaient largement mises en œuvre par les volontaires. Le manque d’organisation, les distributions non planifiées et l’emprise des réseaux de passeurs ont abouti à de vraies difficultés. Pour beaucoup de personnes à MSF, le gâchis était d’autant moins accepté que le site était situé à moins d’une trentaine de mètres d’un lotissement simple et coquet et que la population locale de la ville comptait 30 % de personnes vivant sous le seuil de pauvreté.
Pendant que les équipes de MSF et d’autres paraient à l’urgence dans le camp de Basroch, la construction du nouveau camp débuta à quelques kilomètres de là sur le site dit de « La Linière ». Bientôt, un village entier destiné à abriter 2 500 personnes prit forme. Tout en longueur, enchâssé entre une voie ferrée et une autoroute, le site était lui-même loin d’être idéal. MSF n’était pas particulièrement expérimenté dans la mise en place de camps de réfugiés, moins encore en France. Tentes ou cabanons en bois ? Fallait-il installer des chauffages ? Quelle place accorder aux espaces communs ? Fallait-il réfléchir au camp comme à un village embryonnaire ? Comment travailler sur ses liens avec la ville proche de Grande-Synthe ? Comment intégrer la réflexion architecturale alors qu’il fallait travailler dans l’urgence ? Les hésitations – tout comme les revirements – furent nombreux.
Une fois les travaux lancés, la priorité résida dans l’information aux migrants sur le déménagement à venir. Pendant ce temps-là, Carême, le maire de Grande-Synthe, répétait que l’ancien site serait entièrement démantelé. MSF, gêné, ne se prononça jamais clairement sur cette question, préférant affirmer que les mouvements devaient être volontaires. L’organisation du déménagement illustra parfois l’incompréhension entre deux modes, ou deux mondes « d’aidants » : il importait avant tout à MSF de convaincre les migrants de bouger vers le nouveau camp ; pour d’autres, les relocaliser vers le nouveau camp était leur faire courir le risque de diminuer leur chance de rejoindre l’Angleterre. Car tous les jours, des passages étaient tentés et plusieurs personnes parvenaient outre-Manche. Dans le même temps, la mise en place, sous les auspices du gouvernement, du Centre d’accueil provisoire (CAP) à la lisière du camp de Calais, destiné à accueillir une partie de sa population avec enregistrement palmaire et conditions austères, soulignait le contraste avec l’expérience grand-synthoise. Quant à l’avis des habitants du quartier du Basroch sur ces décisions qui les concernaient au premier chef ? Force est de constater que leur implication fut limitée. Toutefois, le maire de la ville prit soin de communiquer avec ses administrés, mêlant fermeté (contre les passeurs notamment) et humanisme (pour les réfugiés), afin de tempérer les tensions d’un voisinage tendu et inquiet, mais néanmoins touché par les conditions de vie des réfugiés.
Au terme de sept semaines de travaux et de réunions, le camp de La Linière fut prêt à l’accueil de la population du Basroch. Le déménagement lui-même intervint le 7 mars et s’étala sur trois jours, encadré par une centaine de bénévoles de toutes associations et 25 employés MSF. Environ 900 personnes bougèrent le premier jour – dans des bus affrétés par la mairie. Le bois du Basroch était vide le quatrième jour. Aucune intervention policière n’avait été requise. En tout, plus de 1 300 personnes furent accueillies sur le nouveau site – la population ayant déjà diminué suite au recours à des hébergements d’urgence et aux départs en CAP ou en Angleterre –, dans des cabanons en bois, avec un accès assuré aux services de base (toilettes, douches, repas, etc.). Un prestataire associatif, Utopia 56, fut désigné par la mairie pour organiser la gestion du lieu. Suprême ironie, quelques jours après le déménagement, le maire de Grande-Synthe reçut une injonction de l’État à mettre le camp « aux normes », estimant que la sécurité de ses résidents était en danger. Dans l’intervalle, l’État avait entrepris le démantèlement de la partie sud de la jungle, la plus animée, condamnant ses habitants à rejoindre le CAP, à se rapatrier en zone nord ou à quitter Calais.
Enseignements
Opération logistique réussie, subversive au moins pour un temps, le déménagement du camp du Basroch vers « La Linière » aura permis – et n’aura été possible que grâce à – la constitution d’une coalition improbable d’élus, de fonctionnaires municipaux, de militants politiques et de travailleurs humanitaires de tous ordres. En cela, il est une illustration que la construction d’un espace d’accueil digne, ouvert, répondant aux besoins nécessaires des réfugiés, incluant des espaces communautaires chaleureux, est réalisable sans un coût financier démesuré. Qui sait ? Il pourrait même présager de ce que pourraient être de futures collaborations destinées à favoriser l’intégration locale de migrants, même en transit, dans d’autres communes de France ou d’Europe. C’est ce qu’a semblé indiquer la proposition de la maire de Paris, Anne Hidalgo, émise en juin 2016, de s’inspirer de l’expérience grand-synthoise.
L’exemple de la ville voisine de Téteghem, confrontée elle aussi à la présence de migrants en transit sur son territoire depuis des années, témoigne certes de la difficulté pour les élus de résister aux pressions. À la demande du maire et suite à une décision de justice, le camp de la ville, comptant entre 200 et 250 migrants soutenus par des bénévoles et des associatifs, fut démantelé en novembre 2015. La décision était intervenue à la suite de tensions et de soupçons de trafics liés à l’immigration clandestine. Pourtant, peu de temps après l’aménagement réussi du camp de La Linière, le maire de la ville, un élu du parti Les Républicains, fit part de regrets quant au démantèlement du camp qu’il avait abrité sur sa commune, et salua le courage et la persévérance de son voisin.
Ainsi, le pari du camp de La Linière est également un indicateur de la force de la parole publique et de la capacité de dépasser les préventions concernant les réactions de l’opinion. Malgré des difficultés à préjuger de l’opinion des habitants de la ville quant à la présence durable de migrants en transit sur leur ville, plus encore lorsque la population du Basroch augmenta, nous pouvons témoigner de l’incompréhension et du ressentiment de certains habitants. Pour autant, peu, voire pas de violences, envers les migrants ont été signalées, pas plus que la constitution de milices telles qu’on a pu en voir apparaître à Calais. Il nous semble que cette situation trouve en partie son origine dans la qualité de la parole publique, dans une présence policière calibrée et une relation apaisée entre l’autorité et les migrants.
En définitive, rien n’est résolu à Grande-Synthe si ce n’est le fait que mille personnes ont passé la fin de l’hiver au chaud et pas dans la boue et qu’une certaine forme de vie sociale et collective s’y développe, toujours stimulée par l’intervention de nombreux partenaires associatifs. Mais les yeux de ses résidents sont toujours tournés vers l’Angleterre. En outre, les tensions sont toujours nombreuses, entre migrants, entre passeurs et migrants, ou même parfois avec les organisations de secours. Quant aux perspectives pour chacun, elles sont bien limitées. Dans un contexte où les États européens continuent d’ignorer les conséquences de leurs actions, poursuivant l’érection de barrières comme unique horizon de leur politique d’accueil, le camp de Grande-Synthe ne saurait représenter qu’un pis-aller bien insuffisant.
Cet article, inédit en français, est une version remaniée et enrichie de l’article « Temporary palliatives to an ongoing humanitarian need : MSF’s intervention in Dunkirk » d’Angélique Muller et Michaël Neuman, publié dans le magazine Humanitarian Exchange, n° 67, septembre 2016, p. 36-38. Il est accessible au format pdf, avec l’ensemble du dossier spécial Refugees and vulnerable migrants in Europe (http://odihpn.org/wp-content/uploads/2016/09/HE-67-FINAL.pdf) et en ligne (http://odihpn.org/magazine/temporary-palliatives-ongoing-humanitarian-need-msfs-intervention-dunkirk/).
La rédaction remercie l’équipe d’ODI/HPN.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-118-3