L’auteur, Joël Glasman, est historien et professeur à l’université de Bayreuth (Allemagne). Ses propos ont été recueillis par Vincent Hiribarren, maître de conférences au King’s College de Londres, où il enseigne l’histoire de l’Afrique, l’histoire globale et environnementale.
Pourquoi avoir écrit un livre sur les statistiques humanitaires ?
Les statistiques sont aujourd’hui centrales dans la prise de décision humanitaire. On le voit bien sûr de manière évidente en ce moment avec la Covid-19, pour laquelle les chiffres et les graphiques sont omniprésents. Mais c’est le cas pour toutes les grandes crises humanitaires – taux de mortalité, taux de malnutrition, nombre de réfugiés… Toutes les grandes batailles humanitaires se règlent aujourd’hui aussi à coups de chiffres et de modèles mathématiques. Or la recherche historique ne s’est jusqu’à présent pas beaucoup intéressée à ces chiffres. On dispose de beaucoup de recherches sur les images de l’humanitaire, ses mots, ses catégories juridiques, ses façons de mobiliser des sentiments moraux – inspirés par exemple par les livres de Didier Fassin ou de Luc Boltanski –, mais bizarrement assez peu de travaux sur l’histoire des chiffres. Curieusement, les chiffres continuent d’avoir la réputation d’être rationnels, objectifs et froids. En réalité, ils sont investis d’une lourde charge morale : à quel moment l’ONU doit-elle intervenir ? Quelle organisation est légitime pour aller sur place ? Qui doit recevoir l’aide en premier ? Les chiffres de l’humanitaire engagent des affects, des prises de décisions ; ils ont des effets qui dépassent largement la sphère humanitaire.
On peut prendre l’exemple du fameux critère d’urgence, le « taux brut de mortalité ». L’Office de coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) considère qu’il y a une crise humanitaire dans une région lorsque le nombre de décès y dépasse un mort pour 10 000 habitants et par jour. Mais ce seuil est arbitraire. Le même chiffre ne signifie pas du tout la même chose selon le contexte. Dans certains pays pauvres, le taux de mortalité brut est déjà très élevé en temps « normal ». Dans les pays riches comme la France, même en période de crise, on n’atteint pas ce seuil. Certaines organisations ont alors proposé d’adopter un seuil adapté à chaque région du monde, en considérant qu’il fallait qu’une catastrophe fasse au moins 1,07 mort pour 10 000 habitants en Afrique subsaharienne pour que l’on parle de crise – tandis que 0,46 en Asie du Sud et 0,03 dans les pays riches suffirait. Mais selon cette nouvelle définition, une crise humanitaire nécessiterait de tuer 35 fois plus de victimes en Afrique qu’en Europe pour être reconnue comme telle. On voit qu’il n’y a pas de définition neutre de ce que serait une crise humanitaire. Définir statistiquement une crise ne résout pas la tension entre un universalisme abstrait et un relativisme inacceptable.
Toutes les organisations ont recours aux chiffres. En quoi les organisations humanitaires sont-elles spécifiques ?
Il y existe aujourd’hui deux grandes perspectives sur la statistique humanitaire. Pour les uns, la statistique est une preuve de sérieux, de transparence et d’efficacité. L’ONU en appelle même à une « révolution des données » (data revolution) et souhaite une aide humanitaire « fondée sur des preuves statistiques ». De nombreux auteurs abondent dans ce sens : pour eux, l’usage croissant de statistiques, d’outils technologiques, de technologies mobiles relève d’une spécialisation et d’une professionnalisation croissante.
Pour les auteurs critiques en revanche, l’usage des chiffres relève en réalité d’une gouvernementalité néolibérale. Pour une politiste comme Béatrice Hibou par exemple, la mise en chiffre permet d’exporter la logique du marché. Les techniques de l’entreprise comme la comptabilité, le management ou le benchmarking se diffusent partout dans le monde par le truchement des ONG qui les adoptent sous la pression des bailleurs de fonds.
Bien entendu, ces deux perspectives disent quelque chose de vrai sur l’humanitaire. Il y a indéniablement un processus de spécialisation à l’œuvre. Il y a bien sûr aussi, de façon d’ailleurs parfois assez caricaturale, une application des logiques néolibérales de mise en compétition généralisée des individus : une compétition à tous les niveaux, entre les différentes populations de victimes en concurrence pour les aides, entre les différentes ONG en concurrence pour les financements, et entre les différents bailleurs de fonds.
Cependant, la critique du néolibéralisme, même si elle est nécessaire, ne doit pas faire oublier que les organisations humanitaires ont une certaine autonomie et donc une responsabilité dans ce développement. Dans mon ouvrage, j’étudie une troisième piste. Je pense que la « fièvre quantificatrice » de l’humanitaire contemporain n’est pas seulement le fruit de pressions extérieures. Elle est aussi le fruit de l’histoire propre de l’humanitaire, comme on le voit avec la notion de « besoin minimum ». Les organisations humanitaires ont pris elles-mêmes de nombreuses décisions pour donner un poids tout à fait excessif, parfois irrationnel, aux statistiques. Or les statistiques humanitaires sont souvent de qualité assez médiocre, non pas parce que ceux qui les produisent seraient incompétents, mais bien parce que le propre des catastrophes est justement d’être difficile à saisir statistiquement. Les modèles sont utiles, mais les crises entrent mal dans les modèles. Lorsqu’une crise débute, on ne sait pas encore ce qu’il faut mesurer, comment il faut le mesurer, avec quoi il faut comparer, etc. On tâtonne forcément. En plus, les organisations humanitaires agissent souvent dans des régions où les institutions chargées de produire des chiffres et des documents ont été détruites ou affaiblies. Une attitude prudentielle exigerait donc de s’appuyer sur des expertises variées. Mais l’injonction à produire du chiffre tend à mettre fin à la discussion, à accorder trop d’importance à la « preuve statistique » pour mettre fin au débat. On place aujourd’hui une confiance excessive dans les indicateurs humanitaires.
Que signifie la notion de « besoin minimum » ? Comment les organisations humanitaires quantifient-elles ces besoins en Afrique centrale ?
La notion de « besoins » est au centre du discours humanitaire. Tous les grands acteurs de l’aide, qui sont pourtant en compétition par ailleurs, s’accordent pour donner une importance centrale aux « besoins fondamentaux ». Cela renvoie aux principes communs que les organisations humanitaires ont signés entre elles. Au début du XXe siècle, aider les gens de façon « impartiale », cela voulait dire aider tout le monde sans faire de discriminations (de nationalité, de religion, etc.). Aujourd’hui (depuis les années 1960), la notion d’impartialité est très différente : cela signifie allouer les ressources « en fonction des besoins humanitaires » (« Aid priorities are calculated on the basis of need alone », nous dit le Code of Conduct des ONG). Pour être considérée comme juste, il faut que l’aide soit proportionnelle aux besoins. Mais cette nouvelle définition a en fait remplacé un principe moral par une règle mathématique. La doctrine humanitaire implique aujourd’hui quasiment par définition que les organisations humanitaires soient capables de définir, de mesurer et de comparer les besoins des populations. Elles définissent des seuils minimums, des standards et des listes de choses nécessaires pour survivre – par exemple 2 100 kilocalories et quinze litres d’eau par personne et par jour, 250 grammes de savon par mois, etc. Le problème est que ces standards universels sont forcément arbitraires. Les sociétés ont en réalité des visions très différentes de ce dont les personnes ont besoin. Mais les organisations humanitaires définissent les besoins des gens en fonction de leurs propres préoccupations – leurs ressources limitées, les rapports de force sur le terrain, leur nécessité d’avoir de bonnes relations avec leurs partenaires, etc.
On peut prendre l’exemple du Cameroun, qui est devenu assez récemment un pays qualifié de pays « en crise » humanitaire. Avec l’arrivée de réfugiés nigérians et centrafricains de 2014-2015 sont intervenues sur le terrain toute une série d’organisations internationales spécialisées dans l’aide d’urgence : des ONG comme Médecins Sans Frontières, Première Urgence, etc., mais aussi des agences de l’ONU – l’UNICEF, le Programme alimentaire mondial, le Haut-Commissariat aux réfugiés. Toutes ces organisations produisent des chiffres – le HCR sur le nombre de réfugiés, l’UNICEF sur la malnutrition des enfants, le PAM sur la sécurité alimentaire, etc. Mais comment décider finalement à qui il faut donner les ressources ? Faut-il privilégier les réfugiés défendus par le HCR, les déplacés comptés par l’IOM, ou les enfants malnutris comptabilisés par l’UNICEF ? Comment comparer les besoins des uns et des autres, et décider lesquels sont prioritaires ? C’est à OCHA en tant qu’office central de l’ONU de faire ce travail de coordination. Mais pour ne pas s’attirer les foudres des organisations humanitaires en concurrence les unes avec les autres, OCHA utilise des algorithmes qui construisent des moyennes arithmétiques par secteur sanitaire – bref, des notes de « vulnérabilité » assez arbitraires, qui n’ont pas d’autre ambition que de produire un consensus parmi les acteurs de l’aide. Le calcul des « besoins » est ainsi autant le résultat des rapports de forces entre organisations humanitaires que le reflet des demandes des populations.
Nos remerciements à Vincent Hiribarren pour nous avoir autorisés à reproduire cet entretien avec Joël Glasman, initialement publié sur le blog Africa4 (https://www.liberation.fr/dossier/blog-africa4/) qu’il animait avec Jean-Pierre Bat.