Le système d’accueil pour les demandeurs d’asile : les organisations de la société civile sont-elles toujours libres de mener leur mission ?

Giorgia Trasciani

Chercheuse post-doctorale à l’université d’Aix-Marseille, où elle travaille au sein du LEST (Laboratoire d’économie et de sociologie du travail) du CNRS. Giorgia est titulaire d’un doctorat en Économie et études internationales des universités d’Aix-Marseille, en France, et de Naples, L’Orientale, en Italie. Dans le cadre de ses recherches, elle s’intéresse à la gouvernance multi-niveaux de l’accueil des demandeurs d’asile en Europe et au rôle que jouent les organisations de l’économie sociale et solidaire, et en particulier les associations, les coopératives et les entreprises sociales, dans la mise au point de services d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile et des réfugiés.

Publié le 16 août 2022

L’impact d’une gestion en résonnance avec les logiques de marché se fait de plus en plus ressentir, y compris dans les dispositifs d’aide aux migrants. C’est ce que nous explique Giorgia Trasciani dans une approche comparée entre la France et l’Italie.

Au cours des deux dernières décennies, nous avons assisté à une augmentation spectaculaire du nombre d’organisations du troisième secteur[1]Le troisième secteur désigne l’ensemble des activités économiques qui, à l’intersection du secteur privé et du secteur public, se développent selon la logique propre de l’économie … Continue reading (OTS) s’impliquant dans l’assistance aux demandeurs d’asile et aux réfugiés. En termes de légitimité, les OTS ont été reconnues comme particulièrement à même de remplir l’espace laissé vacant par le secteur public, puisque ce sont des organisations animées par des valeurs et non par la seule recherche de rentabilité. En outre, ce que l’on appelle « crise migratoire » a exigé du troisième secteur un immense effort de terrain. D’un autre côté, les mécanismes de sélection d’« organismes de gestion » dans le cadre d’une mise en concurrence ont créé une dynamique perverse, donnant naissance à un véritable « business de l’assistance[2]Giulia Galera, « Verso l’inclusione sociale: dall’accoglienza all’autonomia », Welfare Oggi, n° 3, 2016, pp. 32–37. ». Par ailleurs, la rigidité des contrats a représenté une menace concrète en termes de dynamique d’éloignement de la mission initiale, dans un secteur caractérisé par la dichotomie bien ancrée « soin/contrôle[3]Lisa Borrelli et Giorgia Trasciani, « “I like to work with people” – Everyday stories and reflections from street-level workers in the migration regime on what motivates their tasks », … Continue reading ». On perçoit, en lien avec l’expansion de ce que l’on appelle parfois une « industrie de la migration[4]Ruben Andersson, Illegality, Inc.: Clandestine migration and the business of bordering Europe, University of California Press, 2014. », une confusion et des difficultés croissantes quant à l’attribution de la responsabilité et de la redevabilité, mais également des questions de fond au sujet de l’efficacité et des défaillances des approches managériales et de restructuration bureaucratique[5]Per Lægreid and Tom Christensen (eds.), Transcending New Public Management. The Transformation of Public Sector Reforms, Routledge, 2007..

Le système d’accueil

Lorsque les migrants arrivent en Europe, ils doivent créer un dossier comportant leurs informations personnelles afin de recevoir l’autorisation de s’installer dans un des pays du continent. Au cours de cette période, ils sont censés, bien que ce ne soit pas toujours le cas, être logés dans des hébergements temporaires. Ces dernières années, nous avons constaté une multiplication systématique des instruments d’accueil, y compris de structures d’urgence, visant à opérer une distinction entre les différents groupes cibles et les accueillir (demandeurs d’asile, « dubliné·e·s[6]Personne à laquelle s’applique la réglementation dite de Dublin. Selon les critères de cette réglementation européenne, le « dubliné » est dans l’obligation de déposer sa demande … Continue reading », jeunes hommes isolés, familles, etc.). Dans ces structures, les migrants sont également censés bénéficier d’un certain nombre de services élémentaires : être informés de leurs droits et opportunités, recevoir une assistance médicale et, parfois, un soutien psychologique. Ces structures sont financées par des fonds publics, mais principalement gérées par des OTS : associations en France ou coopératives sociales en Italie.

L’évolution du financement public

Les OTS fournissent depuis longtemps des services publics, mais la nature des relations entre le secteur et l’État a évolué en fonction des époques[7]Rob Macmillan, The third sector delivering public services: an evidence review, Third Sector Research Centre, Working Paper 20, July 2010.. Les États constituent toujours l’une des sources les plus importantes de financement des OTS, particulièrement en ce qui concerne les services sociaux. Mais dans la plupart des pays européens, il a été prouvé que les pratiques d’attribution des financements se sont transformées, en particulier du fait d’une utilisation renforcée de marchés publics plutôt que de subventions ainsi que de processus de sélection plus concurrentiels tels que des appels à projet ou des appels d’offres.

Les gouvernements ont imposé une logique de marché dans des domaines où elle était jusque-là absente afin de bénéficier des pressions concurrentielles exercées et ainsi rendre le service public plus efficace. Dans l’objectif de forcer les prestataires à entrer en concurrence les uns avec les autres pour fournir une meilleure qualité de service au prix le plus bas, le « quasi-marché » a été instauré[8]Sorin Dan and Rhys Andrews, “Market-type mechanisms and public service equity: A review of experiences in European public services”, Public Organization Review, vol. 16, n° 3, September 2016, … Continue reading. Ce passage au fonctionnement via les marchés publics a entraîné un changement d’attitude pour les OTS : pour espérer être sélectionnées, elles ont dû accorder une attention de plus en plus importante à l’adoption de structures et de principes organisationnels issus du secteur privé.

Comme l’indiquent Prouteau et Tchernonog[9]Lionel Prouteau et Viviane Tchernonog, « Évolutions et transformations des financements publics des associations », Revue française d’administration publique, vol. 163, n 3, 2017, … Continue reading, ces types de mécanismes privilégient les grandes organisations structurées qui disposent non seulement d’un service consacré à la levée de fonds, mais également des ressources humaines nécessaires pour la spécialisation professionnelle et la réduction des coûts.

Par ailleurs, il a été constaté que les organisations à but non lucratif évoluaient vers une logique d’entreprise, dans un processus de marchandisation. Celle-ci fait référence à la relation de plus en plus marchande entre les OTS et les parties prenantes, ou, depuis une perspective macro-économique, à la pénétration de relations marchandes dans le système d’aide sociale d’un pays[10]Angela M. Eikenberry and Jodie Drapal Kluver, “The marketization of the nonprofit sector: Civil society at risk?”, Public Administration Review, vol. 64, no. 3, March 2004, pp. 132–140.. Les OTS ont dû évoluer vers une logique d’entreprise pour pouvoir survivre.

Deux cas : l’Italie et la France

Au cours des dernières décennies, nous avons constaté une accélération des réformes visant à la privatisation et à la marchandisation ; celles-ci ont été introduites par l’intermédiaire d’approches fondées sur le principe de l’efficacité et de la réduction des coûts (en suivant la logique du New Public Management, ou « Nouveau management public »). L’évolution axée vers le marché du secteur de l’accueil migratoire et la logique d’entreprise des OTS qui y évoluent sont toutes deux manifestes, également en raison de la mise en œuvre rapide des réformes et de la quasi-absence de réaction de l’opinion publique.  Prenons le cas de la France et de l’Italie.

Dans ces deux pays, jusqu’au début des années 2000, les OTS étaient financées directement par des fonds publics. Le mécanisme était ascendant : les associations locales détectaient le problème sur le terrain, puis elles envoyaient des demandes de financement. Le système se fondait sur la co-construction des politiques sociales et l’interaction entre parties prenantes.

Aujourd’hui, via les appels à projet et appels d’offres, les autorités publiques définissent des exigences très spécifiques pour l’attribution des marchés (approche descendante), imposant des tâches quotidiennes propres aux organisations et ne finançant que les services énumérés. Les critères peuvent en être :

Tentative de bilan

Cette pression économique engendrée par des contrats à relativement court terme a réduit la marge de manœuvre du troisième secteur en France et en Italie, lequel a dû changer de visage pour répondre à la fois aux appels d’offres et aux appels à projets. Cela se révèle particulièrement problématique pour les OTS qui interviennent dans le secteur de la migration. Les politiques, qui visent le contrôle des flux migratoires, coïncident en effet rarement avec la mission originelle des organisations (assurer l’accès universel aux soins et à l’accompagnement). Le processus de co-production ne constitue pas le modus operandi dominant dans la plupart des cas, tandis que l’on observe plutôt une approche descendante.

En outre, la concurrence entre les organisations recouvre plusieurs aspects. Elle existe entre les organisations (associations ou coopératives) afin de remporter les marchés publics, maintenir les services déjà mis en place et survivre. Mais on constate également une concurrence entre les différentes structures d’accueil. Dans le même temps, le mécanisme de concurrence rend difficile la collaboration et la constitution de réseaux de résistance contre les nouvelles politiques migratoires. La création de grandes structures, comme le CARA (centri di accoglienza richiedenti asilo, centres d’accueil des demandeurs d’asile) en Italie ou le PRAHDA (programme d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile) en France, génère des effets pervers. Si l’on observe une baisse de leur nombre, on constate une augmentation de la taille des structures capables de créer des économies d’échelle. Et si, par le jeu des appels d’offres et des marchés publics, les prix établis par les autorités publiques continuent de diminuer, il en va de même du nombre de services proposés dans les structures.

Soumises à une pression institutionnelle forte, les organisations sont encouragées à adopter des attitudes d’entreprise (priorité accordée à l’efficacité, à l’efficience et à l’économie) pour survivre. La transformation progressive des centres d’accueil devient de plus en plus manifeste. Chaque cahier des charges est de plus en plus détaillé, laissant très peu de marge de manœuvre à l’organisation sélectionnée pour la gestion des centres. Les travailleurs sociaux sont de moins en moins libres d’accompagner et de soutenir les personnes dans le processus d’intégration, et sont tenus d’assurer plus de démarches administratives et de tâches liées à la bureaucratie et au contrôle. L’orientation du secteur vers la logique de marché a également pour conséquence un changement organisationnel et un renforcement du contrôle sur les structures et leurs objectifs.

Cette évolution induit elle-même le passage de structures d’accueil et d’intégration vers des structures de contrôle, de sélection et d’expulsion. Certains acteurs tentent de résister, mais ils rencontrent d’immenses difficultés à inverser cette tendance au nom de laquelle les mécanismes du marché ont sapé une politique d’accueil digne de ce nom.

Traduit de l’anglais par Anna Brun

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References

References
1 Le troisième secteur désigne l’ensemble des activités économiques qui, à l’intersection du secteur privé et du secteur public, se développent selon la logique propre de l’économie sociale (régime associatif, coopératif et mutualiste). Dans ce cas précis, à Naples, il s’agit principalement d’associations et de coopératives sociales œuvrant dans le domaine de l’accueil des immigrés, en France d’associations [note de l’auteure].
2 Giulia Galera, « Verso l’inclusione sociale: dall’accoglienza all’autonomia », Welfare Oggi, n° 3, 2016, pp. 32–37.
3 Lisa Borrelli et Giorgia Trasciani, « “I like to work with people” – Everyday stories and reflections from street-level workers in the migration regime on what motivates their tasks », Politiche Sociali, n° 3, 2019, pp. 407-426.
4 Ruben Andersson, Illegality, Inc.: Clandestine migration and the business of bordering Europe, University of California Press, 2014.
5 Per Lægreid and Tom Christensen (eds.), Transcending New Public Management. The Transformation of Public Sector Reforms, Routledge, 2007.
6 Personne à laquelle s’applique la réglementation dite de Dublin. Selon les critères de cette réglementation européenne, le « dubliné » est dans l’obligation de déposer sa demande d’asile dans le premier pays où il a été contrôlé.
7 Rob Macmillan, The third sector delivering public services: an evidence review, Third Sector Research Centre, Working Paper 20, July 2010.
8 Sorin Dan and Rhys Andrews, “Market-type mechanisms and public service equity: A review of experiences in European public services”, Public Organization Review, vol. 16, n° 3, September 2016, pp. 301–317.
9 Lionel Prouteau et Viviane Tchernonog, « Évolutions et transformations des financements publics des associations », Revue française d’administration publique, vol. 163, n 3, 2017, p. 531-542.
10 Angela M. Eikenberry and Jodie Drapal Kluver, “The marketization of the nonprofit sector: Civil society at risk?”, Public Administration Review, vol. 64, no. 3, March 2004, pp. 132–140.
11 Laurent Vachey et al., L’hébergement et la prise en charge financière des demandeurs d’asile, rapport public de l’Inspection générale des affaires sociales, l’inspection générale de l’administration et l’inspection générale des finances, avril 2013.

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