À 25 ans, après des études d’art et de photographie à l’Université Paris 8, Sandra Calligaro s’envole pour Kaboul réaliser un rêve d’adolescente: devenir correspondante de guerre. Partie pour un mois, elle y restera près de dix ans. De cette grande aventure, elle ne rapporte finalement que très peu de photographies de combats. Au contraire, touchée par le pays, elle s’intéresse davantage au quotidien, à la vie fragilisée par le conflit, avec un regard lucide, mais toujours empreint de pudeur et de tendresse.
Sandra a toujours été inspirée par le travail d’artistes ou de cinéastes, plutôt que par celui de grands reporters. C’est d’ailleurs une phrase de Nan Goldin, une photographe américaine qui s’est fait connaître dans les années 1980 en faisant la chronique de son quotidien, qui guide sa manière de voir : «Pour moi, la photographie est le contraire du détachement. C’est une manière de toucher quelqu’un –c’est une caresse.»
Aujourd’hui réinstallée à Paris, Sandra continue de se rendre très régulièrement en Afghanistan. Certainement parce qu’elle y est devenue pleinement photographe, elle reste très attachée à ce pays, à son histoire. Ses différents reportages l’ont conduite dans différentes parties du monde, mais l’Afghanistan reste sa principale zone de travail et surtout, le cœur de son engagement.
Publiée régulièrement dans la presse française et étrangère, Sandra collabore aussi avec de nombreuses ONG. En 2012, pour Médecins du Monde, elle suit le parcours des migrants dans le Nord de la France, ce qui donne naissance au webdocumentaire Le Revers de la Médaille. Puis, en 2016, elle documente les déplacés internes en Afghanistan, pour Action contre la Faim. Le résultat de son travail, intitulé Waiting for Hope, est exposé à Kaboul, Paris et Copenhague. Il est également publié dans la revue Alternatives Humanitaires, en 2017. Depuis quelques années, Sandra travaille également comme cheffe-opératrice pour la télévision et le cinéma. Elle a notamment participé au tournage du dernier film de Yann Arthus-Bertrand, Woman. En 2022, elle a co-signé le documentaire Les rêves brisés des Afghanes, diffusé dans l’émission Envoyé spécial, et primé au Festival international du grand reportage d’actualité.
Par ailleurs, Sandra développe un travail documentaire plus personnel, qui est présenté lors de festivals (Les Femmes s’exposent, Visa pour l’Image, Circulations, Nuit de la Photographie à Arles…). À Kaboul, au tournant des années 2010, l’un des grands axes de son travail s’est notamment porté sur l’émergence de la classe moyenne, favorisée par une forte présence internationale qui bouscule alors les codes culturels du pays, et que le retour au pouvoir des talibans met aujourd’hui en péril. Le projet Afghan Dream présentait le quotidien de jeunes Kaboulis d’une manière ordinaire, dans des situations auxquelles chacun pouvait s’identifier. Les photographies étaient volontairement à contre-courant de la majeure partie des images diffusées dans la presse, principalement focalisées sur le sensationnel du conflit. Le projet, qui avait bénéficié d’une bourse du Centre national des arts plastiques pour la photographie documentaire contemporaine, a été récompensé par la Bourse du talent. Un livre éponyme a été publié en 2016 aux éditions Pendant ce temps.
Le 15 août 2021. C’est désormais une date de plus gravée dans l’histoire mouvementée de l’Afghanistan. Mais celle-ci me touche intimement. Ce jour-là, c’était l’après-midi à Kaboul, et sans un coup de feu ou presque, les talibans reprennent le pouvoir en Afghanistan, à la faveur du retrait des troupes américaines. Vingt ans après en avoir été écartés.
Familière de ce pays qui m’accueille depuis quinze ans et dans lequel j’ai vécu, je suis sidérée. Même si, ces dernières années, les signaux d’alarme s’intensifiaient. Même si le pays s’enlisait dans une insurrection croissante. Même si les « étudiants en religion » – c’est le sens du mot « taliban » – gagnaient toujours plus de districts ruraux. Il y a peut-être une part de déni à l’origine de ma réaction : comment, avec les 200 milliards de dollars engloutis dans le pays, l’État afghan peut-il s’effondrer ? Mais le retour soudain des religieux à Kaboul me semble impensable, de l’ordre de la science-fiction. Ils sont pourtant là, les hommes en noirs, les drapeaux blancs. Entrés dans la capitale afghane sans la moindre résistance, passés maîtres du pays en une demi-journée.
Quand ils investissent le palais présidentiel déserté, la panique envahit toutes les villes du pays. La classe moyenne et l’intelligentsia, qui ont émergé en grande partie grâce aux capitaux étrangers, sont terrifiées par ce brusque changement de régime. Quel sort leur réserve l’avenir, alors qu’elles sont perçues comme des hérétiques par les talibans ? Des scènes apocalyptiques ont lieu autour de l’aéroport, où le contingent américain finit d’évacuer ses troupes, les ambassades et les organisations non gouvernementales, leurs ressortissants et employés. Les images de la foule tentant, dans des élans désespérés, de monter dans des avions en mouvement sur le tarmac, pour fuir, bouleversent le monde entier. Le 30 août, le dernier avion décolle. Puis, le silence et le calme s’abattent sur la ville : Kaboul revêt sa chape de plomb.
Durant les trois mois qui suivent, de septembre à décembre 2021, je parcours le pays, au gré de mes reportages. J’ai l’impression d’avoir tout à y redécouvrir. Les rêves envolés des urbains cosmopolites viennent s’entrechoquer, à l’autre bout du spectre, avec la fin de la clandestinité de ceux qui ont fait le djihad. Dans les provinces afghanes, le retour des turbans noirs sonne l’arrêt des combats. Du jour au lendemain, les villageois peuvent de nouveau emprunter leurs routes, se rendre à l’hôpital sans risquer une embuscade en chemin. Je peux me rendre dans des zones reculées qui m’étaient inaccessibles depuis plus d’une décennie. Le temps semble s’y être figé, et la guerre y a laissé des traces.
Les premiers mois du nouveau régime s’apparentent à une lune de miel : une relative liberté règne. Le temps, qui semble comme suspendu, invite presque à l’espoir. À Kaboul, les visages des combattants sont victorieux, mais également surpris, comme sidérés eux aussi : ils n’ont jamais vu la ville, les femmes, les vitrines des magasins. Malgré la violence qu’ils charrient, ils semblent ahuris devant la vie qui se remet à tourbillonner dans la capitale. Les femmes réinvestissent les rues, sans devoir être obligatoirement accompagnées d’un mahram, un chaperon masculin – contrairement à ce qui s’observait lors du premier régime taliban de 1996 à 2001. Certaines, comme les institutrices et les sage-femmes, sont autorisées à aller travailler. Qui sait, peut-être les talibans ont-ils vraiment changé.
Au moins, il n’y a plus de guerre en Afghanistan. Pour autant, la période est loin d’être paisible. Les insurgés héritent d’un État qui n’est pas autonome, financé en majeure partie par des fonds étrangers bloqués, le régime n’étant pour l’heure reconnu par aucun pays ni aucune instance internationale. Le pays s’enfonce dans la crise : les salaires des fonctionnaires sont payés de manière irrégulière, le cours de l’afghani est en chute libre. Au creux de l’hiver, à l’aube d’une nouvelle année, une famine est néanmoins enrayée grâce à l’aide internationale d’urgence qui parvient à être acheminée.
Mais, au fur et à mesure que les mois passent, la nouvelle dictature se met en place. Sans surprise, les restrictions s’abattent sur les médias, la musique, l’éducation des jeunes filles, les vêtements et le travail des femmes. Les contours de la charia – la loi islamique – se dessinent, et les femmes sont de nouveau, peu à peu, effacées de la sphère publique : leurs espoirs se dissolvent, faisant place à une vaste dépression qui gagne leurs esprits.
Les promesses de paix et de sécurité – principal credo de la revendication talibane – sont également mises à mal : l’organisation État islamique, toujours active dans le pays, est le nouvel ennemi du régime et continue de signer des attaques. Les rumeurs disent également que des combattants talibans commencent à déserter les rangs, dans le centre-nord du pays, là où la résistance panjshiri n’a pas encore tout à fait abdiqué. Je me demande comment ce pays, tellement meurtri, tellement divisé, saura un jour s’apaiser.
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