Le récent tremblement de terre, ou plutôt la succession de séismes, au Népal le confirme : l’action humanitaire est de plus en plus soumise à la critique. L’accusation de « cirque humanitaire », alors volontiers proférée dans les médias – qu’elle soit fondée ou exagérée et donc elle-même sujette à discussion –, doit interpeller la communauté de l’aide. Le moment fondateur de cette critique est sans doute le tsunami de 2004 en Asie du Sud-Est, à la mesure du traumatisme provoqué par cette crise majeure. Entre ces deux événements, le séisme en Haïti de 2010 n’a pas échappé à cette « mise en question » que Jean-François Mattei formule ici en termes d’éthique. Une éthique de l’action qui a vocation à s’appliquer pour d’autres catastrophes qui, malheureusement, surviendront. En somme, par ce retour sur une crise paroxystique, l’actuel président du Fonds Croix-Rouge française invite à une « mise en prospective » à la hauteur des enjeux actuels et à venir de l’action humanitaire.
Le tremblement de terre survenu le 12 janvier 2010 en Haïti est singulier à plus d’un titre. D’une magnitude de 7,3 avec un épicentre proche de Port-au-Prince, il s’est avéré d’une extrême gravité : plus de 200 000 morts, autant de blessés, une grande partie de la capitale effondrée et 1,5 million de personnes privées d’habitation. Mais surtout, il a frappé un pays d’une très grande vulnérabilité au plan économique et politique : nombre d’organisations humanitaires se trouvaient à pied d’œuvre depuis des années pour venir en aide à des populations vulnérables dans un des pays les plus pauvres du monde souffrant d’une instabilité politique n’ayant pas permis d’installer durablement une véritable démocratie après des décennies de dictature. En outre, la catastrophe est survenue au moment où s’amorçait une campagne électorale présidentielle. Or toute période de transition politique s’avère peu compatible avec des décisions fortes.
Haïti : symbole d’un humanitaire à la croisée des chemins
Dès la phase d’urgence, la question de l’étape suivante a préoccupé les esprits. Désigné par la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) avec trois autres personnes pour suivre l’évolution des opérations, je me suis rendu régulièrement en Haïti pendant quatre ans. Il s’agissait de procéder à des évaluations sur le terrain, mais aussi de rencontrer les décideurs internationaux et les responsables politiques pour apprécier le passage des promesses à des actes concrets.
Malgré des conditions difficiles peu propices à des actions rapides, les programmes de production d’eau potable, de distribution alimentaire, l’organisation de la vie dans les camps, mais aussi de centres de soins et les projets de réhabilitation de logements endommagés se déroulaient selon un rythme satisfaisant si l’on tient compte de l’absence totale de plan directeur politique. Entre autres, il n’existait pas de cadastre, pas de plan d’occupation des sols, pas de zones d’aménagement concerté. Pourtant, malgré des efforts considérables et des réalisations concrètes appréciées des Haïtiens, nous avions connaissance de propos critiques et parfois même blessants tenus par certaines personnalités du pays sur l’action humanitaire. Comme d’autres[1]Revue Humanitaire, Dossier « Haïti : sortir de la dépendance humanitaire ? », n° 27, décembre 2010., j’ai rapidement pu constater que s’installait un grave malentendu entre les Haïtiens et les organisations humanitaires.
Cette constatation a retenu mon attention, car depuis quelque temps, je m’interrogeais sur les conditions de nos interventions, en Afrique comme en Asie, sur leur légitimité, la compréhension qu’en avaient les « bénéficiaires » et la façon dont ces actions étaient perçues. Je sentais monter un désir d’émancipation de plus en plus marqué. Certes, les Haïtiens que nous aidions nous réservaient toujours un bon accueil sur le terrain. Pourtant, quelque chose que j’avais du mal à discerner se passait. J’ai donc rencontré un certain nombre de personnalités afin de les interroger sur Haïti et ses habitants et sur la façon dont elles ressentaient l’action humanitaire mise en œuvre après le séisme[2]Rosny Desroches, universitaire, ancien ministre de l’Éducation ; Gary Victor, écrivain et scénariste ; Lyonel Trouillot, écrivain ; Michèle Pierre-Louis, ancien Premier ministre du … Continue reading. Elles m’ont, toutes, sans exception, conforté dans l’idée que l’humanitaire était bien à la croisée des chemins et que l’éthique devrait y jouer un rôle capital[3]Jean-François Mattei, L’Humanitaire à l’épreuve de l’éthique, éd. Les liens qui libèrent, Paris, 2014..
L’éthique est encore peu connue dans le monde humanitaire. Jugée trop éloignée des réalités du terrain, elle est souvent confondue avec la morale et la déontologie, sinon avec la philosophie et relève donc du domaine des « académiques ». Pourtant l’éthique a sa propre histoire. Après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale, l’émergence d’une nouvelle conscience éthique a marqué la volonté d’un changement radical des comportements, inspiré par le souci de respecter, en toutes circonstances, l’égale dignité de chaque être humain. Immédiatement mise à l’épreuve de la révolution médicale et scientifique survenue dans la deuxième moitié du XXe siècle, son efficacité pratique a été largement démontrée. En s’imposant concrètement, elle a construit son identité et affirmé la spécificité de son champ de réflexion autour de quatre principes fondateurs : autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, justice[4]Tom Beauchamp et James Childress, Principles of Biomedical Ethics, New-York/Oxford, Oxford University Press, 2001 (5e édition).. Elle s’impose, désormais, dans de nombreux domaines d’activités confrontés au changement.
Il m’a semblé important d’analyser les différents aspects de l’action humanitaire en Haïti, après le tremblement de terre de 2010 et à travers le prisme de l’éthique, pour tenter de comprendre les raisons du malentendu haïtien et proposer une nouvelle approche dans la relation avec les populations locales.
Entre critiques et réalités
Deux groupes de critiques se dégagent, chaque fois étayés par des exemples précis. D’abord, les organisations humanitaires auraient décidé et agi par elles-mêmes sans associer les Haïtiens et en méconnaissant leur volonté d’autonomie.
Tous mes interlocuteurs ont souligné la défaillance de l’État haïtien en la regrettant profondément. Or l’importance de la catastrophe était telle que les Haïtiens étaient animés du désir pressant de refonder leur pays, de tourner la page pour repartir à zéro. Et l’État n’a pas su répondre à cet enthousiasme. Il n’a pas su mobiliser les énergies et motiver la volonté des Haïtiens. Il avait le devoir de planifier, tout comme il aurait dû organiser une coopération entre organisations internationales et haïtiennes, ce qu’il n’a pas fait. La population a donc compris qu’il n’y avait plus que les organisations humanitaires internationales qui comptaient et agissaient, donnant un sentiment d’invasion. D’une certaine façon, Haïti était devenu la «République des ONG», créant un malaise alimenté par les « intellectuels ». Refusant d’être des victimes passives, les Haïtiens voulaient être partie prenante à la reconstruction de leur pays et pas seulement spectateurs de la cacophonie d’une déferlante humanitaire internationale.
De fait, devant l’absence de décisions politiques, les organisations humanitaires internationales se sont trouvées livrées à elles-mêmes et il leur est arrivé parfois de ne pas faire les choix les plus judicieux. Certes, le tissu associatif haïtien ne pouvait pas se substituer à l’État ni prendre le relais car il n’avait pas les capacités de mobiliser les fonds par lui-même et ne possédait pas non plus les compétences voulues. Les organisations humanitaires ont donc géré elles-mêmes, et les organisations locales s’en sont trouvées affaiblies quand elles auraient pu espérer progresser et sortir renforcées de l’épreuve. Le regret est très fort que les organisations internationales n’aient pas partagé et davantage écouté les Haïtiens dans des partenariats respectueux : « Sans doute était-ce difficile, car il fallait agir vite, mais ils auraient dû le faire… », résume un de mes interlocuteurs.
Les arguments exposés reposent sur une conviction réfléchie. Ils soulignent qu’il faut toujours se méfier quand la logique compassionnelle remplace la logique structurante car, au bout du compte, l’aide humanitaire peut créer les besoins de sa permanence. Engagée comme elle l’était, l’assistance prolongée apparaissait démotivante, donnant le sentiment d’exclure les Haïtiens alors qu’Haïti n’est plus une colonie depuis le début du XXe siècle ! La revendication d’autonomie est forte, rappelant que les Haïtiens sont des citoyens, donc des personnes libres et responsables. De fait, le regret, constamment exprimé par les Haïtiens, est d’avoir été tenus à l’écart dans la définition des opérations et les choix stratégiques. On a, certes, utilisé leurs bras et leur force, mais on a oublié qu’ils connaissaient le pays et pouvaient aussi avoir quelques idées sur la meilleure façon d’agir.
Quand René Depestre, poète et écrivain haïtien, prix Renaudot en 1988, s’exprime, il avance que « l’humanitarisme du siècle dernier » est terminé. Pour lui, le premier pays à avoir gagné son indépendance dans la souffrance en 1804 n’en a pas totalement fini avec son passé colonial et son présent néocolonial. Le séisme devait être l’occasion d’un nouveau départ. Les Haïtiens n’avaient pas à attendre que les organisations humanitaires, les Nations unies, le G20, le FMI pensent et agissent à leur place[5]« Réinventer Haïti », Le Nouvel Observateur, 18 février 2010.. La conclusion de chacun de mes entretiens était toujours la même : « Il faudra que les humanitaires restent longtemps en Haïti, mais sur la base d’une émancipation progressive des organisations humanitaires locales. » On touche du doigt deux idées qui s’imposent aujourd’hui dans le débat humanitaire, la notion de transition et la volonté de souveraineté nationale. Ces deux idées sont liées et rejoignent le besoin d’éthique de plus en plus souvent exprimé. Les victimes désirent choisir ce qu’elles considèrent comme un bien pour elles alors qu’elles ne sont pas toujours sollicitées. Le respect des principes éthiques d’autonomie et de bienfaisance s’imposent, à l’évidence.
L’autre série de critiques pourrait se résumer ainsi : par défaut de coopération avec les Haïtiens, l’action humanitaire n’a pu éviter de faire du mal en voulant faire du bien. Premier exemple : l’embauche massive de cadres haïtiens par les organisations humanitaires à des salaires beaucoup plus élevés que ceux de la fonction publique haïtienne a certes contribué à donner du travail à beaucoup d’Haïtiens, permettant ainsi à des familles entières de vivre. Mais elle a aussi été accusée d’avoir vidé de sa substance la fonction publique haïtienne et même empêché le recrutement de plusieurs promotions de fonctionnaires haïtiens en les détournant au sortir de leur formation. Ce reproche est revenu comme un leitmotiv : « Votre aide du moment a détourné les ressources humaines compétentes dont l’État avait besoin pour se redresser ! » De fait, on a pensé le court-terme et pas l’avenir plus lointain.
Deuxième exemple : la location en nombre de villas et d’appartements de qualité par les humanitaires dans une ville en grande partie détruite a contribué à faire flamber le prix des loyers au point de rendre l’accès au logement beaucoup plus difficile pour les Haïtiens eux-mêmes. On peut comprendre que de telles situations soient décourageantes pour les Haïtiens voulant se reloger et contribuent à l’exaspération vis-à-vis des humanitaires.
Troisième exemple : le maintien de l’activité gratuite des consultations dans les centres de santé humanitaires au-delà de la période d’urgence s’est traduit, dans les faits, par une concurrence déloyale vis-à-vis des médecins et professions paramédicales installées en secteur libéral. Il est dommage que le manque de coordination avec les Haïtiens n’ait pas permis d’éviter cet épisode fâcheux. En fait, avait-on même pensé au problème, obnubilés que nous étions par l’immense besoin de soins ?
Quatrième exemple : l’efficacité de la chaîne de production d’eau potable par les humanitaires a failli provoquer la disparition des revendeurs de poches d’eau potable installés à tous les carrefours. De même, les nombreuses officines vendant de l’eau rendue potable par différents procédés ont trouvé là une concurrence malvenue : le responsable d’une échoppe affichant sur sa façade « Eau miracle : eau potable de première qualité traitée par osmose inverse » me l’a expliqué entre révolte et désolation. Le but des humanitaires était d’améliorer la distribution de l’eau et non de mettre à mal une activité génératrice de revenus pour des gens en manque de ressources. Ils n’ont pas tenu compte de l’effet destructeur de la gratuité des biens et des services quand toute une économie demande à revivre. Prendre les décisions avec les Haïtiens aurait permis des solutions respectueuses de leurs activités.
Le cinquième exemple concerne l’adoption en urgence d’enfants haïtiens considérés, souvent à tort, comme privés de toute famille et qui a pu donner lieu à des excès et à des trafics[6]Hervé Boéchat, « La gestion des adoptions internationales », Humanitaire, n° 27, décembre 2010, p. 56-61.. Entre les attentes des candidats à l’adoption en France et les images d’enfants éplorés, prétendus seuls au monde au milieu des ruines, la tentation était grande d’aller vite. Il s’est avéré difficile de s’opposer à des scandales véritables. Les professionnels en contact avec les enfants à leur arrivée en France ont témoigné que ces derniers ont souvent été « embarqués » dans la précipitation et qu’au nom d’un statut « d’orphelins présumés », de nombreux déracinements ont été provoqués. Or les adoptions ne peuvent pas se faire dans le temps de l’urgence car les risques d’abus et de trafics sont alors multipliés, toujours au détriment des enfants. Le risque de « malfaisance » est alors grand. À l’opposé, il faut souligner combien les services de protection de l’enfance aux Antilles françaises, associés à la Croix-Rouge française, ont cherché à organiser un « sas d’accueil » afin de tenter de démêler le vrai du faux pour préciser la situation de chacun et agir au mieux dans l’intérêt de l’enfant.
Enfin, l’épisode de l’épidémie de choléra (semble-t-il provoquée par des forces des Nations unies) aura indubitablement causé un mal considérable. Dans le peuple haïtien, le ressentiment est énorme. Des milliers de personnes sont mortes alors qu’il n’y avait plus eu de choléra en Haïti depuis près d’un siècle. L’amalgame s’est fait dans les esprits entre tous ces « étrangers ». Néanmoins, les conditions de la malfaisance diffèrent sensiblement de tous les autres exemples déjà cités. On peut seulement souligner que la moindre des stratégies serait, désormais, de viser l’éradication du choléra pour assurer le retour à l’état sanitaire antérieur. Cette ambition ne semble pas hors de portée si l’on décide d’en faire une réelle priorité et si les moyens nécessaires sont accordés et mis en œuvre. Si tel n’était pas le cas, on pourrait alors vraiment parler d’une malfaisance absolue.
Et l’éthique dans tout ça ?
L’approche éthique a pour but essentiel de placer les victimes au cœur des actions qui les concernent. L’analyse des erreurs montre qu’elles auraient pu être évitées à partir de raisonnements simples fondés sur les principes éthiques, principalement ceux d’autonomie et de non-malfaisance.
Le principe d’autonomie, qui aurait dû être reconnu aux Haïtiens, n’a manifestement pas été un souci premier pour les organisations humanitaires pas plus que pour les bailleurs, ni d’ailleurs pour personne. Il est vrai que la situation s’avérait délicate. Comment, dans un pays pantelant, vouloir respecter l’autonomie d’un État déliquescent ? Comment éviter d’ensevelir dans ses décombres la fierté du peuple haïtien et s’affranchir du ressentiment anticolonial ? Bruno Frappat l’a très bien écrit : « Ne faisons pas seulement aux Haïtiens l’aumône de nos regards navrés ou le don de notre argent, faisons-leur la grâce de reconnaître et d’admirer leur dignité[7]« Haïti, leçon de vie », La Croix, 23 janvier 2010.. » Compassion, oui ; solidarité, oui ; mais pas ce mépris à peine voilé et empreint d’une sympathie condescendante qui tend à présenter les Haïtiens comme voués à la misère par leur faute. Rony Brauman le dit très bien également, « les Haïtiens savent le regard que nous portons sur eux. Et ce regard seul – qui est souvent jugement – peut avoir des effets sur place[8]« Débats », Le Monde, 21 janvier 2010.». La rencontre des visages décrite par Levinas[9]Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Le Livre de Poche, 1984. prend ici tout son sens. D’ailleurs, il y a en Haïti un dynamisme et une créativité remarquables qui peuvent permettre d’inventer les solutions les plus adaptées[10]Michèle Oriol, Henri Rouillé d’Orfeuil, Agnès Chamayou (dir.), Innovations locales et développement durable en Haïti, éditions de l’université d’État d’Haïti, 2014 pour peu qu’on veuille bien les saisir.
Le principe de non-malfaisance n’a pas non plus toujours été respecté avec la vigilance voulue. La réactivité des humanitaires est telle que les erreurs ont pu être rapidement rectifiées dans nombre de cas, mais combien il eut été préférable de ne pas les commettre et d’anticiper. Les situations que nous avons évoquées sont significatives. Il y en a d’autres. Il aurait ainsi fallu s’interroger sur la relocalisation des personnes vivant dans des camps. Elle pose un problème éthique majeur. N’est-on pas dans la complicité de malfaisance ? La plupart des 200 000 personnes vivant dans les bidonvilles avant le séisme n’ont reçu aucune solution durable. C’est pour cela que des villages de bois et de tôles ont surgi ici ou là, par exemple sur la route de la Piste, une ancienne piste d’atterrissage près de l’aéroport. Souvent même, à la suite d’expulsions forcées des zones urbaines, des groupes se sont dirigés vers un lieu dénommé « terre promise » composé de zones appelées « Canaan » ou « Jérusalem » (cela ne s’invente pas !). En fait, cette terre promise destinée à l’organisation d’hébergements informels est constituée de flancs de hauteurs dont la pente les rend, a priori, inaccessibles. Mais la nécessité fait sa loi et le processus est bien rodé. Par étapes, dans des alvéoles creusées au mépris de toute précaution, apparaissent des murs de parpaings rapidement coiffés d’un toit de tôle ondulée. Pour autant, il n’y a aucun accès, aucune distribution d’eau, aucune évacuation des déchets, aucun assainissement ! Avec en outre tous les risques liés aux ruissellements, aux inondations et aux glissements de terrain, surtout à proximité des ravines. L’enjeu éthique est de taille et l’attitude adoptée lourde de conséquences. Le comportement le plus approprié semble être de ne pas accepter ce type de solution déshumanisante et de le faire savoir. Mais pour autant, il n’est pas question d’abandonner les personnes vulnérables, notamment les femmes et les enfants, dans une telle détresse. L’aide doit alors s’accompagner d’un plaidoyer puissant qui trouve tout son sens pour exprimer qu’on ne peut en rester là ! On éprouve le douloureux sentiment d’être sur le fil du rasoir rappelant qu’il n’y a pas de choix éthique sans une forte tension morale.
Tous ces exemples suffisent pour expliquer le sentiment qu’éprouvent souvent les acteurs de l’humanitaire de buter sur des obstacles intriqués les uns dans les autres, rendant le parcours impossible. Heureusement, des intuitions ont parfois permis de trouver des solutions conformes à ce que l’éthique peut souhaiter. C’est ainsi que des équipes, celles de la Croix-Rouge française mais d’autres aussi, ont établi des programmes intégrés de réhabilitation et de reconstruction dans certains quartiers en lien avec les habitants regroupés et organisés en comité. Cela a permis de développer des activités de cash for work pour que chacun puisse participer et gagner de quoi faire vivre sa famille. C’est ainsi que des quartiers ont pu être déblayés de leurs gravats, des abris provisoires dressés et des logements réhabilités. Il me semble que ces programmes représentent l’exemple même d’une attitude profondément éthique. Les habitants sont consultés et informés des projets que les humanitaires souhaitent proposer, puis ils interrogent et discutent entre eux. Enfin, ils font part de leur consentement, demandent à être associés et à participer. Après quoi, le projet devient le leur. Je crois que ce type de programme de réhabilitation de quartiers est l’exemple à opposer aux situations mal engagées parce que non éthiques. L’autonomie est respectée, de même que la bienfaisance puisqu’ils ont pu choisir ce qu’ils considéraient comme le mieux pour eux. La non-malfaisance est aussi prise en considération car ils ont pu refuser ce qui ne leur convenait pas. Enfin, la justice est gage de sérénité car chaque habitant du quartier se voit attribuer par le comité lui-même une part équitable de jours de travail afin que le droit de tous à gagner un peu d’argent soit, lui aussi, respecté.
L’éthique, un guide pour l’action à venir
En 2013, le réalisateur Raoul Peck dressait dans un documentaire à charge un réquisitoire très partial et donc assez injuste sur la gestion calamiteuse de l’après-catastrophe par la communauté internationale[11]Assistance mortelle, film de Raoul Peck. http://www.arte.tv/guide/fr/043970-000/assistancemortelle. J’en suis le témoin, l’aide s’est avérée essentielle et très efficace jusqu’à ce qu’elle atteigne ses limites imposées par l’impuissance de l’État. Pourtant, et c’est le centre de ma réflexion, je me rends compte que les méthodes de l’intervention humanitaire doivent être repensées. Les temps ont changé. Même au sein de la FICR où les relations sont naturelles entre les sociétés nationales, les modalités de coopération n’ont probablement pas été les meilleures qui soient au regard de l’avenir. Les questions sont nombreuses : comment réussir une véritable résilience quand on est totalement dépendant de l’aide extérieure ? Comment prendre en main tout ce qui est fait aujourd’hui par les « Occidentaux » ? Comment s’approprier l’action quand tout vient de l’aide internationale ? Comment sortir de cet état de dépendance pour atteindre l’autonomie ? Il faut trouver les réponses si l’on veut construire l’action humanitaire de demain.
La démarche éthique est, j’en suis convaincu, une de ces réponses. C’est la raison pour laquelle je propose de faire appel au questionnement éthique comme fil d’Ariane pour accompagner l’action humanitaire dans la mutation qu’elle traverse. À mon sens, c’est une nécessité si l’on veut construire un guide pour l’action qui dessine la nouvelle unité du monde humanitaire. C’est l’éthique qui fera entrer l’humanitaire dans la modernité, tout simplement parce qu’il est grand temps de placer la victime, ou le bénéficiaire, au centre de toutes les actions qui s’engagent pour lui et de respecter sa pleine autonomie.