L’économie humanitaire : novlangue, pléonasme ou oxymore ?

Virginie Troit
Virginie TroitDocteur en science politique et relations internationales (Sciences Po Paris). Depuis 2013, Virginie Troit est la directrice générale de la Fondation Croix-Rouge française pour la recherche humanitaire et sociale, après avoir travaillé pendant huit ans au sein d’ONG locales et internationales (Médecins Sans Frontières, Handicap International). Virginie est membre du conseil d’administration de l’Association internationale des études humanitaires (IHSA), membre du conseil d’orientation de la revue Alternatives Humanitaires co-fondée par la Fondation Croix‑Rouge française pour la recherche humanitaire et sociale et membre du comité de pilotage du Red Cross and Red Crescent Research Consortium (RC3). Elle co-dirige la collection « Devenir humanitaire » aux éditions Karthala et contribue à la commission pédagogique du master Migrations (EHESS, Paris 1).
L’Économie humanitaire
Conflits, catastrophes naturelles et le marché mondial de l’aide
 Gilles Carbonnier (Publié en anglais)
Hurst & Oxford University Press | 2015

Le mot de l’éditeur

«Alors que le secteur humanitaire en plein essor se trouve confronté à des défis majeurs, l’économie humanitaire apparaît comme un nouveau domaine d’étude et de pratique qui englobe les sciences économiques et l’économie politique de la guerre, des catastrophes naturelles, du terrorisme et de l’humanitaire. Le livre de Carbonnier est le premier à présenter l’économie humanitaire à un large public, en définissant ses paramètres, en expliquant son utilité et en présentant les arguments qui sauront nous convaincre de son importance. Parmi les questions qu’il aborde, on peut citer entre autres: comment les émotions et l’altruisme sont-ils incorporés dans un cadre de choix rationnels ? En quoi l’économie de la guerre et du terrorisme renseigne-t-elle les négociations humanitaires avec les combattants et comment clarifie-t-elle le rôle de l’aide dans les conflits ? Que représentent les obligations-catastrophes et les titres indexés sur les risques pour les mesures d’intervention en cas de catastrophe ?

Un nombre grandissant d’acteurs se présentant sur le marché de l’humanitaire (notamment des entreprises privées), le portrait révélateur que dresse Carbonnier est particulièrement opportun, tout comme sa critique du pouvoir transformateur des crises.»

Le secteur humanitaire est-il une industrie, un marché ? Comment sa croissance se structure et avec quelle efficacité pour les bénéficiaires ? Dans quelles mesures l’analyse économique offre-t-elle une grille de lecture inédite sur les politiques d’aide internationale, les organisations et les individus impliqués dans le secteur ? Et comment, au bout du compte, l’étude des crises humanitaires peut-elle à son tour enrichir les réflexions économiques ? Alors que de nombreux ouvrages s’attachent à interroger le sens ou les modalités pratiques de l’humanitaire, Humanitarian economics complète les analyses contemporaines sur les crises et les nombreux défis auxquels le secteur de l’aide fait face dans une approche disciplinaire novatrice. L’économie humanitaire est ainsi proposée comme un nouveau champ d’études et de pratiques. Elle offre une approche et des instruments de compréhension tant théoriques qu’empiriques afin de penser les interventions autrement. L’auteur nous recommande dès lors de reconnaître que les parties d’un conflit ou les acteurs présents lors d’une crise agissent comme tout agent rationnel en cherchant, par exemple, à maximiser le ratio coût/bénéfices et en agissant de manière opportuniste, incluant même l’estime de soi et le besoin de reconnaissance, ou la haine et la volonté de vengeance, ou encore la notion de nécessité militaire, bref la relation à la vie humaine. Une démarche qui oblige les lecteurs à dénouer d’emblée la tension « épistémologique » entre une économie fondée sur la recherche du profit et une action humanitaire conduite par l’engagement altruiste.

Pourquoi maintenant ? On devrait plutôt se demander « pourquoi si tard ? », alors que la santé mondiale, les marchés du médicament et les enjeux autour du sida ont révélé dans les années 1990 les coulisses dérangeantes des conflits d’intérêts et des rapports de forces pourtant au centre des analyses de l’économie politique. Plusieurs facteurs nous invitent à considérer l’économie humanitaire comme champ d’études utile pour envisager l’avenir.

Dans une approche historique, cette réflexion menée depuis plus de vingt-cinq ans par l’auteur prend son origine sur la question du « marché » de la prise d’otages qui se perpétue en dépit de conventions internationales de plus en plus élaborées. Les abus du droit international humanitaire (DIH) ayant fait l’objet de nombreuses analyses de la part de juristes, d’historiens, de politistes et d’éthiciens, il faut attendre la fin de la Guerre froide pour que les économistes commencent à s’intéresser à certains enjeux de l’humanitaire, notamment la question du comportement des combattants, du traitement des prisonniers, y compris la question des rançons. Progressivement, l’économie fait entrer les notions de coûts, de profits, de valeurs, de marchés et éclaire les comportements et décisions en matière d’interactions entre acteurs, de politiques d’aide internationale ou de gestion des risques et des opportunités. L’économie comportementale permet d’inclure l’évolution des normes sociales et des modèles de pensée comme variables essentielles dans la prise de décision de la part de groupes armés, par exemple dans le contexte de négociations humanitaires.

D’un point de vue méthodologique, Carbonnier soulève les possibilités ouvertes par les nouvelles technologies et les méthodes de gestion des agences humanitaires qui se traduisent par une collecte de données quantitatives sans précédent pour les analyses économiques. Ces opportunités sont, par ailleurs, autant de défis éthiques que l’auteur nous invite à étudier pour imposer une déontologie dans une discipline où elle n’est pas systématique, contrairement au milieu biomédical très présent dans le secteur humanitaire.

Enfin, les mutations de l’humanitaire sont autant d’arguments pour se saisir de l’économie et de son potentiel critique. En croissance depuis trente ans, avec un budget d’assistance de quelque 28 milliards de dollars en 2015 et des centaines de milliers d’employés, l’humanitaire compte. Au-delà du dispositif traditionnel de l’aide, le secteur privé de plus en plus impliqué ne peut plus être ignoré. Comment s’articulent offre et demande ? En quels termes les outils économiques analysent-ils le marché et l’efficacité de l’aide, ses échecs, ses incohérences ? Pour avancer, Carbonnier identifie quatre contextes pour ancrer ses analyses et dépasser l’opposition urgence-développement : l’économie de la guerre, l’économie du terrorisme, l’économie des catastrophes et l’économie de la survie.

Gilles Carbonnier présente un de ces profils académiques audacieux qui oscille entre pratiques, recherche et enseignements avec un fil rouge : celui de l’expérience de terrain. Suite à une thèse sur la conditionnalité de l’aide dans les pays affectés par des conflits, il rejoint le CICR dans différents pays affectés par des conflits comme l’Irak, la République démocratique du Congo ou le Sri Lanka. Maître de conférences à Sciences Po Paris, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (Genève) ou administrateur de MSF-Suisse, sa connaissance des ONGI et ses activités académiques l’incitent à explorer davantage un champ encore largement ignoré du secteur. Mépris des économistes vis-à-vis de l’humanitaire qui est resté l’apanage d’autres sciences sociales ou indifférence des humanitaires pour une discipline dont la culture leur semble éloignée voire opposée ? L’ouvrage de Carbonnier réconcilie économie, économie politique et émotions. Il plaide pour un renforcement des collaborations académiques multidisciplinaires et des interactions sur le terrain pour mieux comprendre et prévenir les mécanismes de crises. Une proposition qui trouvera très certainement un écho favorable, alors que la sociologie du secteur se modifie et établit de plus en plus de lien avec le monde de la gestion et de l’entreprise. On regrette que l’ouvrage ne soit pas traduit en français, mais nous espérons que cela ne soit qu’une question de temps.

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