Regards croisés sur la Syrie

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé BradolMédecin, diplômé de médecine tropicale, de médecine d’urgence et d’épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins Sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, en Somalie et en Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins Sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d’administration de MSF USA et de MSF International. En 2009, il codirige avec Claudine Vidal l’ouvrage Innovations médicales en situations humanitaires. Le travail de Médecins Sans Frontières (L’Harmattan). Aujourd’hui directeur de recherches au Crash (Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires), il a publié en 2017 avec Marc Le Pape Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de Médecins Sans Frontières (1982-1997) aux Éditions Manchester Univers
Laure Stephan
Laure StephanJournaliste indépendante basée à Beyrouth, collaboratrice régulière depuis 2010 du journal français Le Monde, pour lequel elle écrit sur le Liban, la Syrie et Bahreïn.
Matthieu Rey
Matthieu ReyChargé de recherche au CNRS à l’Iremam (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, Aix-en-Provence, France), il travaille sur la construction de l’État moderne au Moyen-Orient. Il s’apprête à publier une étude des parlements syro-irakiens des années 1950 et une histoire de la Syrie à l’époque contemporaine. Il participe au programme Wafaw (When Authoritarianism Fails In The Arab World), financé par le Conseil européen de la recherche (ERC), dont certains des résultats sont exposés dans cet entretien.

Entretien

En dehors des protagonistes du conflit syrien, trois catégories d’acteurs et d’observateurs ont noué une alliance plus ou moins tacite : les humanitaires, les chercheurs et les journalistes. Nous avons demandé à trois personnalités issues de leurs rangs et directement investies au fil de ces six années de guerre, de partager leurs enseignements et d’envisager l’avenir. Un entretien au long cours passionnant qui permet de mieux comprendre les contraintes des uns et des autres et leur indiscutable complémentarité.

Alternatives Humanitaires  – En vos qualités respectives de journaliste, d’humanitaire et de chercheur, vos conditions de travail ont-elles évolué – et comment– au fil des six années de ce conflit ?

Laure Stephan – La base de notre métier, c’est le reportage, l’enquête de terrain, l’interview en face à face… Or avec la Syrie, rien de tout cela. On le sait, c’est un conflit que la majorité des journalistes sont contraints de couvrir à distance, faute d’obtenir un visa de Damas (qui les délivre au compte-gouttes) ou de pouvoir se rendre en zone rebelle (c’est trop dangereux, notamment en raison du risque d’enlèvement). Raconter des choses que l’on entend, mais que l’on ne voit pas, est source de frustration. C’est aussi, personnellement, source d’interrogations sur la qualité de l’information qu’on peut produire.

Je ne suis pas une correspondante de guerre. Mais il me semble qu’il n’est pas facile d’avoir accès à toutes les facettes d’un conflit. Je pense à la Libye, où j’étais du côté de Benghazi durant l’été 2011 : ce que je pouvais voir, c’était la seule réalité de l’est du pays, avec ses protagonistes, ses habitants. Mais au moins, il y avait la possibilité de mesurer ce qui s’y déroulait, et de recueillir des témoignages directs. C’est important pour ensuite comprendre et analyser. Or en Syrie, on travaille avec des « filtres », en s’appuyant sur des informations qui nous sont fournies par d’autres, que l’on cherche à étayer. C’est loin d’être simple. Et d’autant moins que le conflit syrien se déroule dans un moment où les médias ont l’injonction d’aller vite. Alors qu’on a besoin de plus de temps pour accéder à des sources – et les recouper.

Une des autres difficultés a été, au moins au début, le manque de connaissances de base solides, car c’est un pays qui d’un point de vue journalistique était peu couvert, tant il était compliqué d’y travailler – quand on avait obtenu un visa. Certes, on savait beaucoup de choses, à travers certains livres de chercheurs, des romans ou des témoignages, sur le système sécuritaire ou les inégalités. Mais on en savait beaucoup moins sur l’organisation de la société ou les réseaux de pouvoir. Cela a pu conduire à des lectures un peu caricaturales, notamment sur une ligne de fracture confessionnelle. Si on a très bien décrit la dynamique du soulèvement et de sa répression par le régime, la dimension régionale du conflit et l’évolution de l’insurrection, on n’a pas su assez bien expliquer la dimension interne, c’est-à-dire les divisions des Syriens dans ce qui se passe – et pas seulement en termes de régime et d’opposition –, car ces blocs mêmes sont fragmentés.

Jean-Hervé Bradol    Dès le début du conflit, les conditions d’intervention ont été marquées par le refus de l’État syrien d’autoriser la présence et l’action des organismes d’aide, en dehors d’un petit groupe d’ONG présentes et enregistrées avant 2011, et bien sûr des Nations unies et du CICR. MSF avait tenté, dès 2003, d’obtenir des autorisations pour travailler en Syrie, notamment auprès des réfugiés iraquiens, alors très nombreux dans le pays. En 2011, faute d’autorisation, on a négocié au cas par cas, en demandant de l’aide à la diplomatie sud-africaine par exemple pour discuter avec Damas ; on est allé voir l’opposition, là où elle contrôlait des parties de quartiers, de villes ou de territoires, pour faire des approvisionnements et des donations de médicaments ou de matériel médical. Ce que l’on constate alors avec effarement, c’est à quel point les collègues médecins syriens sont littéralement pourchassés par le régime : c’est une vraie chasse aux médecins et aux soignants ! Ainsi, à l’été 2012, quelques semaines donc après le début de l’insurrection armée dans la partie est d’Alep, alors que je fais le trajet pour arriver dans un quartier contrôlé par l’opposition – ce qui implique de traverser une zone gouvernementale –, je réalise que le simple fait d’être intercepté à un check-point avec des bandages ou des produits pour soigner des blessés met ces médecins en danger de mort : ils avaient en effet beaucoup de chances d’être arrêtés, torturés, et de ne jamais ressortir de prison vivants. Quelques mois plus tôt, au printemps, en visitant la partie orientale de la ville bombardée d’Alep, où un collègue chirurgien – Jacques Bérès – était parti opérer de sa propre initiative, on a vu qu’une partie de l’hôpital avait été détruite : dès le début du conflit, les centres de soin étaient bel et bien visés. De notre côté, nous aurions souhaité travailler dans Alep, parce qu’il y avait vraiment beaucoup de blessés qui arrivaient : 100, parfois 200 nouveaux blessés chaque jour. Mais le risque d’être bombardé était trop grand. On a alors décidé de soutenir les médecins syriens qui étaient là, en faisant des donations de matériel, même si, à vrai dire, au début de l’offensive, ils avaient moins besoin de ce matériel que de personnels. Ils s’étaient fait ouvrir les stocks médicaux d’Alep, une ville commerciale et industrielle où les grandes entreprises pharmaceutiques nationales étaient représentées, mais sur cette ligne de front, ils manquaient de plus en plus de personnel qualifié : ceux qui étaient là travaillaient jour et nuit pendant des semaines, s’épuisant, sans être payés au début du conflit, devant s’organiser eux-mêmes pour mettre à l’abri les membres de leur famille. Donc, ils demandaient surtout du renfort en personnel. On n’a pas pu répondre à cette demande et MSF a donc réussi à s’installer dans le nord de la province d’Idlib – un des points de passage pour aller à Alep en venant de Turquie – pour monter, dans des habitations privées, un petit hôpital de campagne destiné à la chirurgie.

Jusqu’en 2013, on a démultiplié des installations de ce type pour arriver à 5 équipes composées d’expatriés, installées dans de petits hôpitaux, tout en faisant de l’approvisionnement pour nos collègues syriens. On avait donc une vraie présence, on commençait à prendre nos marques, aussi bien politiquement que techniquement dans le paysage du nord de la Syrie. Et ce qui a mis un terme à cela, ce sont les enlèvements de la part de groupes d’opposition. Ces enlèvements ne venaient pas seulement du Front an-Nusrah ou de l’État islamique, mais également d’autres groupes liés à l’Armée syrienne libre (Asl). Dès lors, on a observé une dégradation progressive, ainsi que je l’ai décrit ailleurs[1]Jean-Hervé Bradol, « Comment les humanitaires travaillent face à Al-Qaïda et l’État islamique », Médiapart, 1er février 2015.. Des membres de notre personnel ont été enlevés en août 2013, comme un logisticien syrien circulant à bord d’un véhicule dans lequel avait également pris place une jeune Américaine d’une autre ONG basée en Turquie, Kayla Mueller[2]Kayla Mueller ne travaillait pas pour MSF, mais le fait qu’elle ait été dans un véhicule de l’ONG a ouvert une polémique, après l’annonce de son décès, quant aux conditions des … Continue reading. Enlevée également, elle est décédée en captivité entre les mains de l’État islamique en février 2015 sans que l’on ne sache jamais vraiment si c’était ce groupe qui l’avait enlevée à l’origine. Il était extrêmement difficile de savoir qui faisait quoi.

Début septembre 2013, un chirurgien syrien de MSF, Mohammad Abyad, a été enlevé, battu et exécuté parce que certains lui faisaient le reproche d’afficher sur sa page Facebook ses opinions politiques hostiles aux islamistes. En janvier 2014, au moment où cela tournait mal au sein de l’opposition qui commençait à se déchirer, l’État islamique a capturé cinq de nos collègues dans le gouvernorat d’Idlib. Le groupe affirmait de plus en plus souvent que tous ces médecins étrangers étaient des espions, comme les journalistes, et qu’il fallait les traiter de la même manière, reconnaissant ainsi au passage qu’ils s’en prenaient aux journalistes étrangers. Dès lors, à partir du début de l’année 2014, nous avons renoncé à envoyer des expatriés, hormis dans les zones sous contrôle des communistes kurdes. Nous avons continué avec notre personnel syrien et d’autres équipes soignantes qu’on approvisionnait en matériel. Dans la géographie politique syrienne actuelle, il existe deux blocs dans lesquels MSF est absente, celui du régime et celui de l’État islamique, faute de pouvoir contrôler la destination finale de l’aide.

Matthieu Rey  –  Arrivé avant le conflit, en 2009, je disposais des conditions classiques de recherche, à savoir que j’avais une carte de résident et que j’étais là dans le cadre d’instituts de recherche. La première différenciation se pose dès le début, en 2011, entre les personnes qui étaient déjà présentes et celles qui arrivaient. Ces dernières étaient vues avec suspicion par le régime et donc soumises à différents contrôles : c’est d’abord un modèle de dissuasion discrète, l’attaque de personnes de faible protection par exemple, comme un journaliste algérien travaillant pour Le Monde, arrêté en avril 2011 avant d’être libéré quelques semaines plus tard. Le signal est clair : le régime peut s’en prendre à tout le monde et un étranger n’est pas protégé par son seul statut d’étranger. Le deuxième signal fort est encore envoyé aux journalistes à la rentrée 2011 : durant l’été de cette année, alors qu’ils avaient déclaré la Syrie en quelque sorte comme terre d’impossibilité journalistique, la plupart des pigistes découvrent qu’on peut prendre à la frontière libanaise un visa touristique sans contrôle particulier, c’est-à-dire sans prise d’empreinte ni photo à la frontière. Tout ceci prend fin en décembre 2011 : à l’époque, un ami journaliste me dit qu’« il va y avoir des problèmes » et, quelque temps plus tard, Gilles Jacquier meurt dans des conditions jusque-là non résolues[3]Gilles Jacquier, reporter pour le magazine télévisé Envoyé spécial, est tué par un tir de mortier en janvier 2012, à Homs. Il serait le premier journaliste occidental mort durant ce conflit .. Le signal se fait encore plus explicite : le régime fera le nécessaire pour traquer, au besoin grâce aux téléphones satellites, les journalistes parce qu’ils dénoncent ce qui se passe dans le pays. L’argumentation que l’on me tient alors est simple : « Puisque ces personnes sont entrées clandestinement sur notre territoire, elles ne sont pas sur notre territoire, donc si nous les tuons, nous ne les tuons pas. À vous de démontrer qu’elles existent réellement. »

Cette période correspond au basculement du régime ou de certaines de ses factions sur un mode de guerre, c’est-à-dire l’emploi d’armements lourds contre la population civile. L’espace du politique se rétracte et l’humanitaire prend alors toute son ampleur du fait des dégâts humains occasionnés et de la migration massive de populations. Pour autant, jusqu’à la fin 2013, un certain nombre de chercheurs étrangers parviennent encore à se rendre clandestinement en Syrie, comme l’équipe française de Gilles Dorronsoro, car le régime a énormément rétréci ses zones de contrôle sur l’ensemble du territoire : pourvu qu’on dispose de relais dans les nouvelles autorités qui se forment, la circulation reste somme toute aisée. À cela s’ajoute le fait que les conditions économiques et financières de la recherche publique demeurent précaires et empêchent donc de disposer de certains relais. Depuis le début 2012, on observe également une montée en puissance de l’ensemble des agences de conseil, une donnée importante pour comprendre la fabrication de l’information sur la Syrie à cette époque : après avoir traité d’autres terrains compliqués, comme l’Afghanistan ou la République démocratique du Congo, le secteur privé de cette construction de la connaissance tente, en schématisant, de s’octroyer des parts de marché. On retrouve les groupes déjà présents qui poursuivent leurs activités, comme International Crisis Group, et d’autres nouveaux qui veulent se faire une place. La surprise ne vient pas de leur présence, mais de l’aura immense dont jouissent leurs rapports dans les instances politiques. Cela devient une sorte de référent sur lequel le politique va s’appuyer, lui octroyant une valeur parfois supérieure à celle que l’organe producteur du rapport lui donne lui-même ! Les humanitaires participent également de ce mouvement : n’oublions pas que, dès le printemps 2012, on s’interroge sur le fait de savoir s’il s’agit, ou non, d’une guerre civile. Le mouvement Croix-Rouge entérinant positivement ce fait en juin 2012, on a là un effet performatif de la qualification de la situation qui intéresse les ONG sur un versant plus opérationnel : comment fait-on pour être à l’intérieur du pays ou comment agir auprès des réfugiés ? Ce bouillonnement qui mêle chercheurs de type académique classiques et journalistes dure jusqu’en 2013, quand le régime fait comprendre à tout le monde que le renouvellement des papiers sera extrêmement compliqué, signifiant par là qu’il est dans une situation d’extrême difficulté et qu’il veut reprendre la main sur l’accès à son territoire. Un véritable tri s’opère parmi les journalistes et chercheurs, aboutissant à des départs massifs, jusqu’à l’apparition de deux phénomènes fin 2013-début 2014. D’abord on bascule sur un conflit faisant intervenir acteurs intérieurs et acteurs extérieurs, lesquels collaborent au nom de motifs supra-idéologiques : du côté du régime, la défense de la souveraineté syrienne permet au Hezbollah de prendre position à Homs et d’agir directement ; du côté de l’opposition, c’est la montée en puissance des logiques de front au sud, au nord, etc. La violence monte d’un cran, ce qui fait qu’envisager un travail de recherche sur le terrain devient très dangereux. Ensuite, de nouveaux acteurs apparaissent sur le terrain avec l’instauration progressive de logiques d’économie de guerre tournant autour de l’organisation d’un marché du kidnapping. Notamment avec l’arrivée de l’État islamique, on a là un bailleur de fonds qui va irriguer le marché, faire qu’une personne enlevée par un groupe, puis revendue 20 000 $ par exemple à un autre, vaudra plusieurs millions à l’arrivée : l’Occidental devient source de rétribution financière. Dès lors, fin 2013-début 2014, journalistes, chercheurs et ONG quittent le pays. Depuis et jusqu’à aujourd’hui, cette logique perdure qui fait que la construction de l’information se fait à distance, via les réseaux sociaux et autres moyens de diffusion, avec toutes les manipulations, approximations et vérifications que cela implique.

A.H.    Dans ce conflit hyper fermé, contrôlé mais faisant intervenir beaucoup de protagonistes, quels sont justement les types de sources dont vous disposez et comment vérifiez-vous les informations qui vous sont données ?

L.S.  – C’est l’une des questions qui est la plus souvent posée par les lecteurs ou auditeurs aux journalistes qui couvrent la Syrie ! Beyrouth n’est pas un mauvais observatoire, même si cela ne pourra jamais équivaloir à être sur place. Parmi les sources que je considère les plus précieuses, il y a les Syriens qui sont de passage au Liban – leur parole est plus libre à Beyrouth – et ceux qui y travaillent, sur l’après. Dans ces rencontres, un lien se tisse au fil du temps, et donc une confiance aussi. J’ajoute aussi, dans cette catégorie, les « observateurs » que l’on peut voir à Beyrouth : diplomates qui font la navette, journalistes qui ont la possibilité de se rendre à Damas…

En ce qui concerne encore l’observatoire que représente Beyrouth, il faut aussi rappeler qu’on a eu ou qu’on a encore la possibilité de rencontrer des protagonistes du conflit syrien : côté rebelle, c’était vrai jusqu’en 2014, à travers les réseaux de soutien aux insurgés qui existaient dans le nord et l’est du Liban, et les combattants eux-mêmes qui pouvaient passer par ces régions, pour être soignés, s’approvisionner en armes, voir leur famille… Côté forces pro-régime, on peut être en lien avec des personnes proches du Hezbollah, à défaut de pouvoir en interviewer les décideurs ; on est en tous cas en quelque sorte dans les coulisses de l’implication militaire du parti en Syrie.

Et puis j’en viens aux sources à distance, que l’on contacte par téléphone : il est facile d’être en contact avec des activistes de l’opposition sur place. En revanche, il est plus compliqué de parler avec des sources pro-régime mais il faut le faire, car c’est un conflit, justement, que l’on raconte, et pas seulement une dynamique de répression/rébellion. Enfin, on peut être en contact avec des familles encore sur place de réfugiés présents au Liban : pour collecter des témoignages, pour mieux comprendre le contexte… À chaque fois, il faut séparer ce qui tient de l’idéologie ou de l’opinion, et ce qui relève de l’information.

Vérifier, c’est identifier d’abord – en se rappelant qu’on parle rarement avec des acteurs neutres – et recouper, questionner ce qui est dit. Mais on ne va pas se mentir, c’est très compliqué. Il faut être prudents, on ne l’a pas toujours fait, et le temps est notre meilleur allié pour établir des relations de confiance.

M.R.  – C’est là aussi une question classique pour n’importe quel analyste de terrain, mais je vais y répondre avec ma casquette d’historien. Ce que je remarque avec d’autres, s’agissant de la Syrie, c’est qu’on n’a pas un problème de source, mais un problème de surplus de sources. À titre d’illustration, on en est à plus d’un million de vidéos sur YouTube, et leur seul traitement représenterait déjà quatre ou cinq thèses ! On peut donc facilement connaître ce qui se passe dans tel ou tel endroit, mais on est dans l’impossibilité de critiquer, de juxtaposer et de construire un récit correct d’une situation fragmentée. Cela relève d’une stratégie du régime de maîtrise du temps et de l’espace qui joue sur le déplacement de l’information : quand on fragmente l’information au niveau des quartiers ou des villages, le temps passé à collationner revient à faire un puzzle de 5 000 pièces, ce qui prend tout de même plus de temps que lorsqu’on en a trois. Pour autant, on dispose d’outils méthodologiques et de critères d’analyse pour savoir comment une vidéo a été réalisée par exemple : qui est son producteur, en quel lieu précis elle a été tournée, selon quelles techniques employées, etc. ? Et l’on voit qu’entre 2011 – où témoignaient des personnes à visage découvert, prenant énormément de risques, mais ne dégageant que peu d’information contextuelle – et aujourd’hui, la situation a changé : on a désormais affaire à de véritables professionnels de l’information qui fournissent une datation relativement précise, indiquent des lieux symboliques d’une ville et offrent des plans qui permettent de mesurer l’importance d’un événement, type manifestation. Ce qui est beaucoup plus problématique, ce sont les Tweet, notamment ceux de l’État islamique, qui arrivent en masse chaque jour et qui en deviennent impossibles à traiter.

Personnellement, pour construire des récits de vie sur une certaine durée, j’ai choisi une approche par échelle, à savoir que je me focalise principalement sur des acteurs pertinents comme ceux appartenant à des lieux et l’idée est de couvrir le maximum de lieux pour avoir autant de points de vue fragmentés sur ce puzzle, de manière à refléter la réalité décomposée. Par exemple, à travers différentes campagnes d’entretien dans des camps de réfugiés, j’ai pu reconstruire un récit relativement correct de 2011 jusqu’à 2014. Cela prend du temps, évidemment, mais c’est très efficace parce que s’il y a bien une chose sur laquelle n’importe qui aurait du mal à construire un récit fantasmagorique, c’est bien quand on lui fait réciter toute sa vie dans le détail quasi quotidien. C’est le type de technique que l’on utilise dans « l’histoire par le bas » et « l’histoire orale » qui permettent de montrer le sens que donne l’acteur à son récit et de déconstruire un éventuel discours de propagande.

Il faut savoir aussi que, du point de vue des sources, toute une production documentaire est née de l’événement que forme la guerre en Syrie : dès mai 2011, on a vu apparaître dans les structures de l’opposition des bureaux d’archivage, une démarche assez fascinante si l’on considère qu’on n’a pas d’État d’opposition. On trouve là des rapports de qualité fondés sur une pléiade d’entretiens de terrain variés, parfaitement traçables et identifiables, qui nous permettent de connaître tel ou tel aspect de la répression, aussi bien que de l’alimentation. Ces acteurs ont compris que l’un des enjeux du conflit est sa mise en récit dans la mesure où la négation de ce qui s’est passé permettrait aussi à ce conflit de perdurer.

J.-H.B.  –  Twitter est une source importante pour nous qui a, je trouve, transformé les conditions de travail, y compris sur le terrain. En Syrie, cela nous a permis de repérer les leaders d’opinion, journalistes ou encore des chercheurs qui nous donnaient des informations précieuses pour connaître la nature et la dynamique des groupes auxquels nous avions affaire.

A.H.  – De vos places respectives, avez-vous des liens privilégiés ou au contraire distants avec les humanitaires, les chercheurs, les journalistes ?

L.S.  – Oui, je rencontre ou je parle souvent avec des humanitaires qui travaillent sur le terrain ou suivent des projets en Syrie. Ils constituent une autre source importante, tant sur des situations humanitaires, que sur le contexte. Je pense que c’est aussi une façon, pour les uns et les autres, de confronter nos analyses ou nos informations. Avec le risque, parfois, d’entretenir des lectures du conflit qui peuvent être erronées, dans notre petit milieu.

Du côté des chercheurs, je suis beaucoup ce qui est produit sur la Syrie, notamment sur l’aspect militaire du conflit, et j’interviewe ou rencontre régulièrement certains d’entre eux à Beyrouth. Ils évoquent les mêmes difficultés à travailler à distance d’ailleurs, malgré toute la bonne volonté.

Je suis en revanche sceptique sur les « experts » qui ont fleuri avec le conflit syrien – et que, nous, journalistes convoquons facilement, parce que justement, nous ne sommes pas sur le terrain et que nous avons besoin de réponses rapides, qu’ils sont prêts à donner : ils imposent souvent des points de vue très idéologiques, sans que l’on sache par ailleurs exactement quel est le socle de leur travail.

J.-H.B.  – Je pense que, en Syrie, les humanitaires n’ont pas assez « défendu » les journalistes qui étaient attaqués verbalement, éthiquement par les différents protagonistes du conflit au motif qu’il fallait éviter d’être assimilés à eux pour garantir la sécurité des équipes humanitaires. Dans ces circonstances, le travail de sape des intervenants extérieurs qui ne font que leur travail – d’enquête et de témoignage pour les journalistes en l’occurrence – commence bien souvent par ces derniers. En Syrie, c’était manifeste, mais c’était un peu naïf de penser que, en nous taisant, cette entreprise de crédibilisation n’allait pas finir par nous concerner. Plus généralement, cela renvoie – et je le regrette – au développement qu’ont connu en parallèle les humanitaires et les journalistes depuis les années 1970 ou 1980 où ils étaient au contraire très liés. La « professionnalisation » des uns et des autres, l’industrialisation en quelque sorte de leurs métiers, les contraintes financières et donc de temps dans la presse, la volonté de contrôle de leur propre information par les ONG, tout cela nous a séparés les uns des autres. Je me souviens, ne serait-ce qu’en Somalie en 1991, que les quelques journalistes qui venaient là habitaient dans la maison MSF : cela créait une proximité, des préoccupations communes. Aujourd’hui, s’il arrive que des journalistes soient hébergés chez nous, comme dans d’autres ONG, c’est parce que c’est organisé par nos services de communication et non pas comme une mesure spontanée à la suite d’une rencontre : il y a une division qui s’est instaurée, nourrie de la paranoïa des humanitaires sur les journalistes et les médias au prétexte qu’ils « déforment tout », que c’est « potentiellement dangereux de parler aux journalistes »… Mais c’est ne pas connaître l’histoire de MSF que d’affirmer cela : cette ONG a été construite par des médecins, certes, mais aussi par des journalistes ! C’est à mon sens une des leçons de ce conflit syrien : se distancier des journalistes, au prétexte de notre sécurité, quand ils ont commencé à avoir des problèmes avec différents groupes qui les ciblaient était une erreur.

Le lien avec les chercheurs n’est pas moins ancien, même s’il est considéré comme moins « embarrassant » que celui avec les journalistes. Tous les grands chercheurs sur la Syrie, on les a vus à un moment ou à un autre, que ce soit au Crash ou surtout au niveau de mes collègues opérationnels qui apprennent beaucoup des chercheurs pour mieux travailler sur le terrain. En retour, ces derniers bénéficient d’une matière pour enquêter, comprendre ce qui s’y passe. Les chercheurs sont sans nul doute reconnus, crédités d’une aura, d’un savoir qui les place assez souvent « au-dessus » des journalistes dans l’estime de nos ONG. Je me bats contre cette idée, d’abord parce que ce sont des métiers différents, ensuite parce que beaucoup de journalistes ont un vrai savoir. Tout dépend du sérieux avec lequel les uns et les autres font leur métier. À nous, ensuite, d’identifier le sens de leurs analyses et de leur parole, en particulier sur un conflit aussi complexe que la Syrie. Bien sûr, certains journalistes ou chercheurs auront un propos orienté vers le régime ou vers un des groupes de l’opposition, mais par la nature même de l’organisation qu’est MSF, tous les points de vue nous intéressent, les pro-Bachar comme les autres, car on a envie et besoin de comprendre ce qui se passe de chaque côté.

M.R.  – Pour moi, en Syrie comme ailleurs, s’il est intéressant et parfois fascinant de discuter avec les humanitaires et les journalistes – mais je pourrais aussi inclure les militaires – c’est parce qu’on a des points de vue totalement différenciés. D’ailleurs je travaille de plus en plus à savoir comment, partant de positions et de questions différentes, nous avons des points de rencontre sur des terrains et comment cela nous permet d’éclairer ces derniers. Un humanitaire aura des questions techniques que nous ne nous posons pas – comment acheminer tel matériel à tel endroit ? –, mais qui nous amènent à nous poser d’autres questions : est-ce que la population se pense en termes d’individus, de familles ou de bénéficiaires, par exemple ? Ce que je trouve totalement fascinant, c’est que les humanitaires ont un peu la même logique : un terrain doit être mesuré à l’aune d’un certain nombre de critères et la qualification « il y a une guerre » ne résout ni n’absorbe toute la réalité. Dans le cas de la Syrie, où il y a une guerre indiscutablement, cela n’empêche pas d’intervenir dans certaines parties du pays. C’est une malléabilité qui rompt avec la réalité du monde académique qui vit de plus en plus dans la judiciarisation des conditions de pratiques, à savoir que parce que les États se sentent responsables des chercheurs – ceux qui relèvent des financements publics en tout cas – on leur interdit simplement les déplacements dans des contextes comme la Syrie. Cela remonte au traumatisme de la mort de Michel Seurat au Liban[4]Michel Seurat, sociologue et chercheur au CNRS, a été enlevé le 22 mai 1985 par le Hezbollah à Beyrouth au Liban, avec Jean-Paul Kauffmann. Il meurt en captivité. qui fait que l’on s’interdit, au niveau de l’État, de perdre quelqu’un. En Syrie, l’ordre de rapatriement est donné le 7 juillet 2011 parce qu’on a vu des manifestations contre l’ambassade de France.

Les humanitaires diffèrent en cela qu’ils estiment devoir assumer le coût humain de leur engagement, en prenant le maximum de précautions évidemment, et sans doute moins facilement qu’avant. Mais s’ils estiment pouvoir intervenir dans des zones dangereuses, comme ce fut le cas en Syrie à Atmeh ou Raqqa, ils le feront. Leur réflexion les amène à penser en termes de risques réels et à poser la question « partir ou rester » quand la situation devient vraiment difficile, par exemple quand le risque de kidnapping devient trop important, comme ce fut le cas en Syrie.

C’est encore différent pour les journalistes qui sont guidés par l’immédiateté de l’information, une tyrannie de plus en plus importante. Et sur la crise syrienne, on a un double paradoxe : d’abord, la complexité du terrain fait qu’on a envoyé beaucoup de journalistes peu aguerris, contraints de se contenter d’informations qu’ils avaient du mal à contextualiser. Ensuite, construire un reportage impliquait souvent de passer par le régime au risque de diffuser une information sans rapport avec la réalité complexe.

A.H.  – Matthieu Rey, vous parliez du surplus d’information provenant des internautes syriens communiquant via Facebook, Twitter ou d’autres médias. On est presque surpris justement que, vu la situation de guerre très violente, de tels moyens de communication puissent subsister. Comment de tels outils techniques ont-ils pu entrer dans le pays et continuer de fonctionner ? Est-ce que ce sont des humanitaires, des chercheurs ou des journalistes qui ont amené ce matériel ou bien des réseaux intérieurs qui les ont fournis ?

M.R.  – Deux dynamiques se sont rejointes très rapidement. D’abord, il vaut savoir que c’est Bachar el-Assad lui-même qui, bien avant la guerre, a permis à cette technologie de l’information de se construire. Il a bâti sa carrière pour apparaître comme celui qui, à la suite de son frère, Basel, allait développer l’informatique en Syrie. Tout son staff de gouvernement viendra d’ailleurs de la Société Informatique Syrienne dont il sera le PDG. C’est donc celui qu’on appelle « le docteur aux yeux bleus » qui va promouvoir le développement de l’Internet et de la téléphonie mobile. Si on reprend le plan 2006 du développement de la Syrie, qui annonce six points de croissance – qu’il tiendra d’ailleurs –, deux points de cette croissance viennent des télécommunications. Quand la révolution de 2011 éclate, les Syriens sont donc équipés, même si ce ne sont pas des technologies dernier cri. Au moment où se déclenche la révolution, le problème est moins d’y avoir accès que de le protéger, ce que n’arrivera pas facilement à faire le régime. À vrai dire, ce dernier et l’opposition partagent alors une certaine naïveté sur l’informatique : on sait ainsi que, entre 2011 et 2013, Bachar el-Assad tweete aux horaires syriens, autrement dit pendant la nuit aux États-Unis, ce qui l’empêche d’avoir un impact réel sur les médias. Ce n’est qu’en 2013 qu’il va se mettre à tweeter aux horaires internationaux, à 20 heures des États-Unis pour avoir accès aux journaux télévisés. Mais dès 2011, aidés par les cyber-activistes Anonymous, les internautes syriens peuvent accéder à Internet. De juin à décembre 2011, la première réponse du régime sera non pas technique, mais répressive à l’encontre des activistes syriens, ce qui ne changera pas la donne. Au contraire, cela va renforcer la professionnalisation des acteurs de terrain et activistes syriens, même si cela se fait au prix fort : en quelques mois, les campagnes de répression déciment de façon systématique tous les jeunes un peu naïfs qui, se précipitant sur Facebook ou d’autres réseaux, annonçaient la révolution sur le modèle égyptien et tunisien, c’est-à-dire en se donnant rendez-vous dans Damas ou ailleurs. Malheureusement, bien souvent, ils ne se retrouvent pas, finissent dans les cachots de Bachar el-Assad où des centaines de milliers de personnes – j’avancerais le chiffre d’un million au cours de l’année 2011, par système de rotation – seront torturées. Les militants passent alors d’un premier mode naïf à un mode de survie en termes de diffusion de l’information.

C’est à l’hiver 2012 qu’on commence à se poser la question du matériel qui fait défaut et ce qu’on observe, c’est que l’envoi clandestin par les frontières est beaucoup trop risqué par rapport à l’achat de matériels sur place. Finalement, il est plus facile de faire entrer légalement sur le territoire, par des marchands homologués, des caméras et autres matériels, que l’on achète certes au prix fort, mais qui ne valent pas les tortures promises à ceux qui se feraient arrêter en fraude. L’argent nécessaire viendra d’humanitaires ou d’autres acteurs. Et cette réalité va perdurer presque jusqu’en 2015. Il suffit de suivre les courbes d’importation/exportation de la Turquie par exemple pour s’apercevoir que, de 2012 à 2015, elles ont été multipliées par 10 ou 15 : en basculant sur une économie de guerre, on bascule sur une économie de production et d’échange où tout le monde trouve son intérêt. Du côté de l’État islamique, le contrôle de l’information interviendra plus tardivement, globalement en septembre-octobre 2014, quand la coalition internationale commence à entrer en action. À ce moment-là, les émirs de l’EI reçoivent l’ordre de limiter au maximum les vidéos et les Tweets aléatoires, car ils savent très bien qu’on y trouve de l’information que n’importe quel militaire peut exploiter, notamment pour leur tirer dessus : le black-out s’installe du côté de l’EI au moment où les Occidentaux – notamment après les attentats contre Charlie en janvier 2015 – se disent qu’il faut contrôler l’information de l’EI. Des initiatives visent donc à écraser sur la toile numérique, même sur le Darknet, l’ensemble des serveurs et autres services reliés à l’État islamique. Certaines entreprises hasardeuses sont même dénoncées, comme la destruction par les Anonymous de sites Tweeter qui permettaient aux services de renseignement de remonter des filières.

Côté régime, enfin, l’information commence à être très bien contrôlée à partir de 2013-2015. Le dispositif s’est technicisé, mais la rhétorique est inchangée : il s’agit d’introduire le doute, de placer quelques mots d’ordre systématiques en affirmant que le régime se bat contre des terroristes, des minorités, etc. ; enfin de rentrer dans le jeu du débat, à la faveur de conférences, pour diviser l’adversaire, jouer des incertitudes des uns contre les autres par les éléments de langage qui permettent de reconstruire une réalité qui, jusqu’à aujourd’hui, reste en place.

A.H.  – Quels sont les faits, images ou informations qui vous ont le plus marqué durant ce conflit?

 L.S.  – J’ai trois images en tête : celle du petit Aylan, mort noyé sur les côtes turques. Elle n’illustre pas directement le conflit syrien, mais pour moi, c’est moins une image du drame des migrants qu’une image du drame syrien, de ses conséquences – les millions de réfugiés, le désespoir, la peur. Celle aussi, de la bâche au milieu des ruines à Alep, cette bâche qui était tendue entre l’ouest et l’est, pour cacher la vue aux snipers. Et puis enfin, celle plus récente d’habitants quittant l’est d’Alep : un couple âgé, un jeune homme qu’on imagine être leur fils, qui a un chat sur l’épaule, ils ont l’air dévasté, le cliché a été pris alors que l’ultime offensive des forces pro-régime touche à sa fin, elles sont sur le point de reprendre Alep, les civils fuient, c’est un moment de grande tension, d’inquiétudes.

Je pense que la descente aux enfers d’Alep qui a basculé dans la guerre à partir de 2012, les terribles bombardements russo-syriens contre les faubourgs rebelles, les souffrances des habitants de chaque côté de la ville coupée en deux – à des échelles certes différentes de part et d’autre –, la montée des radicaux dans l’est, resteront comme l’un des drames les plus terribles de ce conflit. Un autre fait marquant de cette guerre, c’est la tactique des sièges, imposés, pour l’essentiel, par le régime aux zones tenues par ses adversaires, avec tout ce que cela signifie, à nouveau, comme privations pour les civils.

Et puis il y a des récits qui résonnent. Les témoignages de torture et d’emprisonnement par les services de sécurité du régime de ceux que j’appelle les « militants de la première heure », ceux qui furent les piliers du soulèvement contre le régime, qui aspiraient à un changement démocratique, qui avaient des projets pour la Syrie. Je repense à deux frères sévèrement torturés ; je pense à la maman d’un autre de ces militants, mort des suites de tortures en prison ; une femme qui a longtemps cherché, auprès des services de détention, à obtenir des éléments pour attester que son fils était décédé en prison, non parce qu’elle manquait de témoignages, mais parce que c’était sa manière de résister et de dire qu’elle voulait vérité et justice. Un courage sidérant. Et beaucoup de ces activistes pacifiques, quand ils n’ont pas été tués, vivent en exil, et ont un regard désespéré sur la façon dont les choses ont évolué.

Le récit aussi, de réfugiés syriens ici, qui vivent dans des conditions misérables, et sont devenus totalement désabusés : je pense à un couple de Minbej, une petite localité proche d’Alep : la ville est passée sous contrôle rebelle, avant de tomber dans les mains de Daech, puis d’être prise par les Kurdes, et qui pourrait se trouver désormais dans le viseur des Turcs… Ils ont juste l’impression d’avoir été totalement dépossédés de leur destin, il leur est impossible d’imaginer rentrer, ils vivent dans l’angoisse pour leurs proches sur place. Sans parler du fait qu’au Liban, ils vivent sans papiers, et avec des perspectives proches de zéro.

Et si je devais citer un moment charnière du conflit en Syrie, ce serait la prise de Mossoul par l’organisation État islamique en 2014. Sidération, hébétement. Mossoul n’est pas en Syrie, mais l’avancée de l’EI en Irak a eu d’énormes répercussions dans l’approche du conflit syrien en Occident, et sur les implications militaires internationales dans le pays.

J.-H.B.  – La première chose qui m’a marqué, et que j’ai évoquée, c’est la répression contre les médecins, les équipes soignantes, les hôpitaux, etc. Certes, cela n’arrive pas qu’en Syrie – au Yémen, actuellement, on a des bombardements d’hôpitaux – mais là cette chasse aux médecins a pris des proportions incroyables. Les collègues médecins sont pourchassés individuellement, ils savent qu’ils sont des cibles prioritaires. Ensuite, parce que j’étais sur le territoire syrien quand elle a eu lieu, l’attaque au gaz Sarin contre des civils m’a également beaucoup marqué. Le troisième phénomène qui m’a interpellé, c’est le développement de l’État islamique et de ses apparentés, comme les groupes liés à Al-Qaïda. Certes, quand on travaille sur le sujet, on sait qu’il y a toujours eu des groupes particulièrement radicaux à toutes les époques, et pas seulement en Orient. Les groupes millénaristes dans l’Europe de la fin du XIXe et du début du XXe étaient légion. Plus tard, mais peut-être est-ce par effet de génération, l’offre insurrectionnelle et révolutionnaire était plutôt l’apanage du communisme et du marxisme. Comme elle n’a plus la faveur de grand monde, surtout dans la jeunesse, une nouvelle offre est apparue et je trouve que c’est quand même le fait majeur que des chercheurs et des journalistes ont éclairé, à savoir ce djihadisme transnational. J’ai été très frappé à ce sujet par la « compétition » entre les chercheurs officiels, notamment ceux d’institutions publiques ayant accès aux sources des services de renseignement, et les chercheurs dits open source comme Eliot Higgins, Romain Caillet et aussi les journalistes comme Wassim Nasr ou encore David Thomson. En cela, cela me conforte dans l’idée qu’il ne faut pas survaloriser les chercheurs par rapport aux journalistes, car il n’y a pas de hiérarchie à construire. Par leur capacité d’enquête, avec des outils journalistiques, des gens comme David Thomson et Wassim Nasr ont vraiment beaucoup aidé à éclairer ce phénomène. Ils sont parvenus à faire des pronostics à court terme bien plus dans le rythme des événements que ceux de chercheurs officiels. Je me souviens de 2011-2012 où le discours revenait à dire qu’Al-Qaïda, c’était terminé. Le refus de s’intéresser à l’État islamique à cette époque a fait prendre du retard, alors que certains chercheurs « en marge » avaient déjà repéré cette possible évolution vers un mouvement d’ampleur que l’on connaît aujourd’hui.

Et si je pouvais rajouter un autre fait qui m’a marqué, c’est l’initiative des collègues de la diaspora syrienne – comme ceux de l’UOSSM[5]Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux. – qui sont parvenus en peu de temps à se structurer, à abattre des volumes d’activité incroyables. J’ai trouvé là un dynamisme humanitaire classique dans la forme, mais réincarné.

M.R.  – Si je devais retenir trois faits, je citerais d’abord ce que j’appellerais « la métaphore de l’hélicoptère ». C’était lors de la première manifestation favorable au régime à Damas où un hélicoptère tournait au-dessus de la ville. Je dis alors à l’amie avec qui j’étais : « Tiens, même les hélicoptères manifestent ! » Et elle de répondre : « Oui, c’est pour rappeler qu’ils sont là, au cas où… » Le même hélicoptère, je le retrouverai le 14 juillet 2012, cette fois-ci en action pour réprimer les mobilisations. Ensuite, je repense à la première déflagration d’un baril dans la banlieue de Damas en novembre 2012 et au mouvement de sidération autant que de sourde panique que cela a occasionné ; les gens disaient : « Tu sais, il y a quelque chose qui tombe du ciel… » C’est là que j’ai compris qu’on changeait de registre parce qu’on avait connu la peur de l’enlèvement, mais là on était sur une logique de destruction-disparition-peur par quelque chose de mystérieux, ce truc silencieux tombant du ciel et détruisant tout. On mettra un an avant de comprendre ce que c’est vraiment, parce que le régime ne l’emploie que de façon très ponctuelle – de temps à autre, un baril d’explosifs tombe d’un hélicoptère – et ce n’est qu’à partir de 2013 et surtout 2014 que l’on assiste à de véritables campagnes de bombardements de barils. La volonté du régime est claire, implacable : certes, ça détruit la chair, ça bousille les gens et surtout, cela entretient la peur. Le troisième fait que je retiendrai se rapporte à février 2014, à savoir les manifestations contre Daech à Alep : désormais on sait que Daech est là – il s’est rendu visible d’une certaine manière – et il se fait chasser. Et si je peux aussi rajouter un événement, qui tient également en une date, ce serait septembre 2015 avec les bombardements russes et leurs premières opérations à Rastane et Talbissé, deux villes situées entre Hama et Homs, les premières à s’être soulevées contre Daech parce que ce sont des villes d’officiers, donc des gens du régime historiquement, qui savent se battre et sont tous passés du côté de l’Armée syrienne libre. C’est ce qui explique qu’on n’a jamais assisté à une incursion de Daech vers Homs car ils formaient un point de barrage à son avancée. Ces villes devaient servir aussi à échanger les populations en vertu d’accords Hezbollah-Oppositions. Là, quelque chose de nouveau se joue qui se finit un temps par la chute d’Alep. Reste à savoir si cette chute d’Alep demeurera ou non comme la date ultime du conflit, prémisse à une conclusion de paix par l’intermédiaire des Russes.

A.H.  – Justement, comment voyez-vous la suite de cette guerre ou la situation qu’elle risque de laisser à son terme, en Syrie comme dans les autres pays de la région ?

L.S.  – C’est une question difficile… Il faut attendre un peu pour voir si les cycles de négociations politiques entamés – Astana, Kazakhstan, sous des auspices russo-irano-turcs – ou annoncés – Genève, sous l’égide de l’ONU – vont parvenir à plus de résultats que les précédents rounds de discussions (le dernier, début 2016, fut un fiasco).

Ce qui est sûr, c’est qu’on voit un équilibre des forces clairement en faveur de Bachar el-Assad aujourd’hui, grâce à ses alliés – Russie, Iran, Hezbollah libanais. Chercher à inverser ce rapport de forces, cela signifierait des années de conflit supplémentaires. Et les Russes sont aussi en position de force pour qu’on ne voie pas se dessiner pour l’instant un scénario où Bachar el-Assad pourrait être écarté du pouvoir. Ceci dit, on voit mal aussi comment l’insurrection s’arrêtera du jour au lendemain, même s’il y a des négociations qui avancent.

Quel que soit le scénario qui se déroulera, je pense que recoudre le tissu social en Syrie va être très, très difficile. Récemment, un Alépin me disait, « si on réussit à s’en sortir comme le Liban, on aura de la chance ». S’en sortir comme le Liban cela voulait dire à ses yeux vivre côte à côte dans un profond chaos, où les choses marchent mal mais le pays tient, où les passifs de la guerre n’ont jamais été réglés. Pour moi, s’en sortir comme le Liban, c’est aussi risquer de suivre un modèle où ceux qui auraient pu – ailleurs, dans d’autres contextes – être jugés comme des criminels de guerre, ont enfilé costume et cravate, et ont été reconnus comme des acteurs politiques légitimes par la communauté internationale. Les Libanais ont payé très fort l’absence de politique de transition et de réconciliation, et aussi la corruption et le clientélisme qui ont accompagné la construction.

J.-H.B.  – Mon sentiment, c’est qu’on en est à cette étape de la guerre – que j’ai vécue dans d’autres conflits – où c’est le désarroi qui règne. Ce conflit dure depuis un temps vraiment significatif – six ans ! –, il a fait beaucoup de victimes, causé un nombre de souffrances absolument hallucinant et il n’y a aucune perspective claire de sortie, encore moins une stratégie. Et c’est cruel et violent de penser que cela peut encore durer des années. On a le sentiment que même les protagonistes les plus puissants, les gouvernements de Moscou, de Téhéran, de Damas ou d’Ankara, ne savent pas plus où ils vont. J’en veux pour preuve – au moins un indice – que, ces derniers mois, Damas fait régulièrement des déclarations qui contredisent Moscou et réciproquement. Les Russes affirment qu’il fallait intervenir contre « les terroristes », mais qu’il va falloir amorcer un processus de pacification quand, en même temps, Bachar déclare qu’il ne s’arrêtera pas tant qu’il n’aura pas reconquis l’ensemble du territoire. Mais alors, quel est le sens des négociations en cours au Kazakhstan, puis à Genève ? Est-ce qu’il y a vraiment une volonté politique ? De même, dans le camp de l’opposition, c’est le même régime d’incertitude sur les intentions qui prévaut : ceux qui veulent se battre jusqu’au bout n’accepteront jamais un compromis mettant fin aux combats parce que ce serait se renier, renoncer. C’est un désarroi très cruel pour la population syrienne, évidemment, parce que, en dépit de l’aide extérieure, du courage des familles syriennes et des petites organisations locales, on a le sentiment que cette guerre va durer, à l’image de la Tchétchénie qui a duré de 1994 à 2000-2001. C’est un peu comme si plus personne ne maîtrisait cette guerre qui se serait en quelque sorte autonomisée : elle est presque devenue un mode de vie pour certains, un mode d’enrichissement pour d’autres…

M.R.  – Je pense que l’on peut parler d’une logique « multipolaire » pour essayer de comprendre ce qui peut se passer, au moins dans les prochains mois. On aura des pôles d’acteurs – un pôle « Opposition », un pôle « Kurde », un pôle « Régime » et un pôle « État islamique » – qui tous présenteront les mêmes caractéristiques : ils seront présents de façon diffuse, mais seront pluriels. On n’aura pas un État islamique, mais des États islamiques, dans la mesure où on n’aura plus une centralité du commandement, mais une fragmentation de celui-ci. On aura un ancrage sur le terrain à peu près identique à ce qu’il est actuellement, avec des check-points auxquels les protagonistes se rétribuent, nourrissant une économie de guerre classique. Progressivement, le projet politique sera moindre que le projet de survie dans la mesure où la lutte à mort restera le principe de base.

Ce que l’on va sans doute voir de plus en plus monter dans les prochains mois, c’est une exacerbation des luttes internes entre les différentes factions au sein de ces quatre pôles. Pour l’État islamique, ce sera très compliqué de le suivre, même si on voit tout de même que la faction en appelant à une guerre mondiale plutôt qu’à une guerre locale semble avoir pris le pas depuis à peu près 2015, avec les séries d’attentats à l’étranger, notamment à Paris. Il est intéressant de constater que l’autre faction « locale » a gagné l’une de ses pires batailles, son Stalingrad à elle en quelque sorte, à savoir Deir ez-Zor. Peut-être qu’ils vont refaire la même chose avec Mossoul, mais on risque d’assister à une sorte de pourrissement de la situation : la bataille de Mossoul va se prolonger encore un peu, à coup d’actions de plus en plus nébuleuses, quartier par quartier, ville par ville. Les Occidentaux prendront-ils le risque médiatique d’employer de l’armement lourd ? C’est d’autant moins certain qu’ils ont annoncé dès le départ ne pas vouloir s’engager dans cette voie.

Dans les autres factions, comme les Kurdes, je pense qu’on va avoir aussi des dissensions internes. Le projet du pôle « Kurde », pour qu’il se maintienne dans sa cohésion, doit s’arrimer à un accord iraquien avec lequel tout le monde ne sera pas forcément d’accord. Sans compter que, avec la Turquie, cela va poser quelques soucis.

Au sein des factions de l’opposition, les principaux conflits vont tourner autour de la place de Jabhat an-Nusrah et de la place que l’on accorde aux négociations avec les acteurs étrangers favorables au régime : c’est tout le débat ayant lieu à Astana.

Une autre question revient à se demander s’il est possible de construire, et comment, un ordre militaire sur les différents fronts et un ordre civil sur l’intérieur. Il faudra également scruter particulièrement le jeu entre les factions du régime qui risquent de se traduire par des instabilités chroniques. S’il y a une multitude de polarités, la plus forte oppose ceux en faveur des Russes et ceux en faveur des Iraniens.

Pour le domaine humanitaire, je pense que l’on risque d’assister à un départ des experts occidentaux au profit de locaux d’autant que l’on va rentrer dans une période de raréfaction des ressources allouées à la Syrie. Les bailleurs occidentaux vont s’intéresser à d’autres terrains et Trump va couper tous les financements américains à destination des zones lui posant problème. Reste à mesurer la capacité de survie de cette troisième génération de révolutionnaires syriens ou d’acteurs de la société civile qui serait appelée à prendre le relais. Cela reste un gros point d’interrogation.

Propos recueillis par Boris Martin, rédacteur en chef

ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-172-5

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References

References
1 Jean-Hervé Bradol, « Comment les humanitaires travaillent face à Al-Qaïda et l’État islamique », Médiapart, 1er février 2015.
2 Kayla Mueller ne travaillait pas pour MSF, mais le fait qu’elle ait été dans un véhicule de l’ONG a ouvert une polémique, après l’annonce de son décès, quant aux conditions des négociations pour sa libération. Pour plus de détails, voir Médecins Sans Frontières, « Déclaration de MSF à propos du documentaire diffusé par la chaine ABC sur la vie de Kayla Mueller », 26 août 2016, www.msf.fr/actualite/articles/declaration-msf-propos-documentaire-diffuse-chaine-abc-sur-vie-kayla-mueller .
3 Gilles Jacquier, reporter pour le magazine télévisé Envoyé spécial, est tué par un tir de mortier en janvier 2012, à Homs. Il serait le premier journaliste occidental mort durant ce conflit .
4 Michel Seurat, sociologue et chercheur au CNRS, a été enlevé le 22 mai 1985 par le Hezbollah à Beyrouth au Liban, avec Jean-Paul Kauffmann. Il meurt en captivité.
5 Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux.

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