Longtemps condamnée au pessimisme, l’Afrique s’est incontestablement relevée, affrontant des défis considérables – comme la récente crise Ebola –, affichant une croissance économique encourageante et exportant ses multiples talents. Au seuil du XXIe siècle, une vague d’afro-optimisme s’est peu à peu formée. N’est-on pas allé trop loin, trop vite, dans cette voie ? C’est en tout cas ce qu’affirme Serge Michailof, économiste, ancien dirigeant de la Banque mondiale et de l’Agence française de développement, se risquant à un parallèle avec l’Afghanistan, autre « terre d’humanitaire » des années 1980. Encourageant plutôt à l’afro-réalisme, l’auteur nous invite à prendre la mesure des périls que le continent aura à affronter, autant que des moyens dont il dispose pour les surmonter.
Après avoir été présentée comme le continent sans espoir, l’Afrique a décollé et apparaît au contraire depuis le début de ce nouveau millénaire comme le continent de l’avenir. Elle offre des réserves de matières premières qui semblent inépuisables, sa population en rapide croissance laisse miroiter de nouveaux débouchés commerciaux, et la croissance urbaine y est prodigieuse. Investisseurs chinois, indiens et turcs y côtoient leurs homologues américains et brésiliens. Les temps difficiles, caractérisés par les pénibles ajustements structurels des années 1980 et 1990 associés à une pauvreté croissante, semblent appartenir à un passé désormais lointain. Les hôtels de luxe réhabilités ne désemplissent plus. Air France met en service sur l’Afrique ses Airbus géants A380. L’optimisme est donc de retour. Pour autant, dans ce tableau résolument optimiste, on peine sans doute à voir les nuages se formant à l’horizon.
Un retournement de conjoncture sans doute durable
Le premier nuage tient précisément à la prodigieuse croissance africaine : si elle a été tirée depuis le début du millénaire par la forte hausse des prix des matières premières, elle se heurte actuellement à la chute considérable – et vraisemblablement durable – du prix de ces produits. Ce phénomène est lié à de nombreux facteurs, notamment le ralentissement économique mondial, lui-même largement induit par celui de la croissance chinoise. Il met en évidence la fragilité du modèle économique africain dont la croissance repose principalement sur l’exportation de matières premières peu ou non transformées même si, par ailleurs, certaines parties du continent entrent de plain-pied dans l’ère numérique.
Mises à part quelques exceptions, comme l’Éthiopie où la Chine a joué un rôle moteur, le continent n’est pas encore réellement entré dans les chaînes de valeur de la mondialisation industrielle. Sa croissance dépend étroitement des prix mondiaux de produits primaires sur lesquels il n’a pas prise. Ce retard en termes d’industrialisation pose et va poser de manière aiguë à l’Afrique l’épineux problème de l’emploi face à son insuffisante diversification économique.
De forts taux de croissance économique ne suffisent pas en effet à créer les emplois attendus par la jeunesse si cette croissance n’est pas fortement inclusive. C’est évident dans un pays essentiellement pétrolier comme l’Angola. Mais c’est vrai aussi en Côte-d’Ivoire où la forte croissance enregistrée depuis 2012 (environ 9 % par an) ne suffit pas à endiguer la pauvreté dans un contexte marqué par une forte croissance des inégalités. C’est que la croissance fondée sur l’exportation de matières premières minérales ne crée pratiquement pas d’emplois. En Côte-d’Ivoire, ce sont pour l’instant les exportations agricoles, l’agro-industrie, le secteur du bâtiment et des travaux publics et les services urbains qui créent des emplois. Mais malgré le dynamisme remarquable de l’économie – qui risque toutefois d’être affectée par la chute des cours du cacao –, ces créations d’emplois ne suffisent pas à répondre à la demande des jeunes arrivant chaque mois sur le marché du travail.
L’écart entre pays et régions qui « gagnent » et ceux en difficulté s’accroît
Un deuxième nuage empêche de voir que, derrière l’Afrique qui gagne, il en est une autre qui est enlisée. Et même dans l’Afrique qui gagne, tout le monde n’est pas gagnant : il y reste beaucoup de misère et d’inégalités. En Éthiopie, les trois quarts de la population urbaine vivent dans des bidonvilles. C’est plus de la moitié en Côte-d’Ivoire. Mais de manière générale, c’est au fond des campagnes délaissées des régions sahéliennes que la situation se révèle la plus dramatique. Ainsi au Niger, seulement 10 % de la population a accès à l’électricité et, en milieu rural, la proportion est de 0,2 %. L’économie numérique dont se gargarisent tant d’observateurs y est encore un rêve. Les grandes famines que l’on pensait appartenir à un passé révolu sont de retour au Sahel et frappent aujourd’hui principalement ses régions centrale et orientale, celles des conflits, du nord-est du Nigeria jusqu’à la corne du continent en passant par le Soudan du Sud et la Centrafrique.
Des images d’enfants décharnés et de massacres dits ethniques se superposent encore et toujours à celles des échangeurs autoroutiers et des gratte-ciels quadrillant des capitales insolentes de réussites économiques et financières toutes récentes. Mais qu’ont donc fait depuis un demi-siècle humanitaires et développeurs ? On pouvait espérer que ces spectacles affreux relèveraient d’un autre siècle. Or si les famines sont toujours présentes, c’est que les guerres qui en sont la cause la plus fréquente sont toujours là. Nous assistons en fait au retour des conflits politico-ethniques – comme au Soudan du Sud –, mais aussi à des affrontements aux dimensions idéologiques et religieuses dans tout le Sahel. Ces phénomènes provoquent même la réapparition des fameuses « zones blanches » où pratiquement plus aucun observateur extérieur ne peut pénétrer sans courir des risques importants. Qui désormais circule au Soudan du Sud, pays failli depuis sa création en 2011, où les travailleurs humanitaires doivent s’acquitter d’un permis de travail de 10 000 dollars pour pouvoir y risquer leur vie sur des pistes impossibles ?
Certains pays sont également sujets à des tensions politiques internes croissantes, attestant de graves menaces potentielles sur des équilibres politiques très fragiles. C’est particulièrement le cas de la République démocratique du Congo par la volonté du président Kabila de se maintenir au pouvoir en dehors des règles constitutionnelles ; il en est de même au Burundi où, dans un contexte analogue, couvent les tensions politico-ethniques ; tout comme au Mozambique où menace une reprise de la guerre civile. Alors l’Afrique va-t-elle redevenir au cours des années à venir non plus le continent des investisseurs mais celui des humanitaires, comme ce fut largement le cas au milieu des années 1990 ?
L’insécurité devient problématique dans les régions « oubliées »
Sans doute avec le Soudan du Sud, la République centrafricaine et la Somalieavons-nous affaire à des cas limites, exceptionnels. Mais au-delà de ces pays en perdition, que penser de cette montée de l’insécurité quotidienne qui affecte tant de pays autrefois paisibles ? Les « zones en rouge » ne font que s’étendre chaque année, et ce depuis une bonne décennie, sur les cartes publiées par le ministère français des Affaires étrangères, comme sur celles produites par les Nations unies ou les ambassades. Dans d’immenses régions au cœur de pays pourtant riches et organisés comme le Nigeria, tant les diplomates, les employés des entreprises de travaux publics, les ingénieurs et techniciens des mines, que les travailleurs humanitaires – quand bien même ils sont intégrés au sein de la population locale – vivent désormais dans l’inquiétude. Car ils savent qu’ils représentent des cibles privilégiées, recherchées par des gangsters locaux, prêts à négocier avantageusement leur vente auprès de groupes mafieux ou djihadistes.
Comment expliquer cette dégradation rapide de la sécurité dans de si vastes régions qui, il y a peu encore, attiraient de nombreux touristes et où, naguère, les équipages du Paris-Dakar circulaient librement ? Il faut d’abord remarquer que les régions en question partagent certaines caractéristiques particulières : de faibles ressources naturelles, un réseau d’infrastructures absent ou dégradé, nulle activité industrielle sauf celle liée à des activités minières fonctionnant en enclaves. L’agriculture y est ensuite rarement performante, subissant au contraire les conséquences de dégradations environnementales, du déboisement, de la désertification. Ces régions sont enfin sous- ou non-administrées par un État dramatiquement absent dès que l’on sort des villes. Si, dans le centre du Mali par exemple, les gendarmes plient bagage dès que l’insécurité s’étend, c’est tout simplement parce que ce vaste État fragile aux maigres ressources budgétaires est incapable d’assurer la présence d’un appareil administratif significatif sur l’ensemble de son territoire, et encore moins d’y remplir ses responsabilités régaliennes lorsqu’il est confronté à la montée de menaces préoccupantes. Et la situation se répète à l’infini dans de nombreux autres pays limitrophes.
La situation sécuritaire est donc désormais devenue un souci majeur, non seulement pour les pays du Sahel mais aussi pour leurs voisins que sont le Sénégal, la Côte-d’Ivoire et le Cameroun. L’insécurité au Mali déborde ainsi constamment sur le Niger et le Burkina Faso. Au nord-est du Nigeria, Boko Haram – ce mouvement terroriste djihadiste pourtant combattu par les pays voisins coalisés dans le groupe du G5S[1]Le G5 Sahel ou « G5S » forme le cadre institutionnel de coordination et de suivi de la coopération régionale en matière de politiques de développement et de sécurité, créé en 2014 par … Continue reading – est loin d’avoir perdu sa capacité de nuisance, inquiétant toujours au plus haut point les pays bordant le lac Tchad. Quant à l’insécurité qui règne en Somalie, elle déborde sur le Kenya et l’Éthiopie. Et l’implosion de la Libye, où la région du Fezzan est devenue une zone de non-droit, constitue bien évidemment un facteur additionnel aggravant pour les proches pays que sont le Tchad, le Niger et le Mali.
Faute d’être maîtrisée, cette insécurité risque de paralyser l’investissement tout comme la circulation des biens et des personnes. Or, comme un cancer dans un corps affaibli, elle dissémine ses métastases : terrorisme, circulation des armes et de la drogue, prises d’otages, effondrement progressif de la loi et de l’ordre. Nous nous rendons finalement compte que la paralysie économique qui règne au nord-est du Nigeria peut s’étendre et représenter le sort qui attend une bonne part de ces régions si elles ne savent pas réagir. Comme c’est le cas au nord du Nigeria, une telle évolution s’accompagnerait inéluctablement de mouvements massifs de population.
La transition démographique beaucoup trop lente aiguise le problème de l’emploi
Si les nuages précédemment évoqués sont tellement préoccupants, c’est qu’ils projettent leur ombre sur l’emploi des jeunes, le problème majeur pour la stabilité du continent et tout particulièrement au Sahel. Car quelle peut être la soutenabilité politique d’un modèle de développement qui ne crée pas d’emplois à la hauteur des besoins générés par la démographie ? Or celle-ci semble bien hors de contrôle : le continent a à peine engagé sa transition démographique, avec un taux de fécondité moyen de 5,4 enfants par femme (dans les meilleurs, et rares, cas il se situe en dessous de 4, tandis qu’il dépasse 7 au Sahel). Dans de nombreux pays, la population a littéralement explosé, comme en Côte-d’Ivoire où elle est passée de 3,3 millions d’habitants au moment de l’Indépendance à 24 millions d’habitants aujourd’hui. Si l’on appliquait le même coefficient multiplicateur de sept à la France, notre population serait supérieure à celle des États-Unis ! Autant dire qu’une telle croissance démographique ne peut continuer à un tel rythme, d’abord pour de simples raisons budgétaires. Car les dépenses sociales liées à l’arrivée de cohortes toujours plus nombreuses de jeunes dans les écoles fait littéralement exploser les budgets de l’éducation et de la santé ce qui conduit, in fine, à un système scolaire et des services sanitaires au rabais. Enfin la croissance du nombre de dépendants fait que le fameux « dividende démographique » reste un mirage.
Au Sahel, la situation devient particulièrement critique en zone rurale où la population, cas unique au monde, continue en effet de croître de plus de 2 % par an. Dans ces conditions, en brousse, les tensions foncières s’accroissent, le modèle de développement agricole extensif fondé sur de longues jachères n’est plus viable et provoque de graves dégradations du capital foncier. Or l’intensification agricole est largement en panne, faute de politiques, d’investissements publics et de recherches adaptées. Il y a là une double responsabilité des bailleurs qui ont largement abandonné ce secteur et des gouvernements qui se refusent à le financer correctement. Surpopulation agricole et désintérêt vis-à-vis des ruraux mènent à des dégradations environnementales qui sont déjà accentuées par le réchauffement climatique. Il en résulte des crises malthusiennes localisées dans les régions les plus fragiles qui dépendent régulièrement du commerce interrégional et de l’aide alimentaire pour survivre.
En ce qui concerne enfin les créations d’emploi industriel, les perspectives sont médiocres. La part de l’industrie manufacturière dans le produit intérieur brut stagne depuis quarante ans autour de 10 %. En ville, le sous-emploi des jeunes condamnés aux petits boulots devient donc de plus en plus problématique. Finalement, et au rythme actuel, l’Afrique risque de passer d’un modèle de développement fondé sur une agriculture à faible productivité à un modèle fondé sur une économie de services à une tout aussi faible productivité qui la conduirait à une impasse sociale et politique. Comme le souligne le remarquable rapport du think tank ghanéen ACET[2]African Center for Economic Transformation, « Growth with Depth. African Transformation Report », ACET, 2014., pratiquement aucun pays africain n’est réellement sur la voie de l’émergence, hormis sans doute l’Afrique du Sud et l’île Maurice – des cas particuliers – et peut-être la Côte-d’Ivoire et le Kenya.
La situation préoccupante est accentuée par la fragilité de nombreux États
Cette fragilité n’est pas propre à l’Afrique. On en retrouve les symptômes au Moyen-Orient et dans tous les pays à populations hétérogènes aux plans ethnique ou religieux, dont les frontières ont été fixées, comme en Afrique, par des puissances impérialistes. C’est le cas du Liban, de la Syrie, de l’Irak, de l’Afghanistan, des pays qui sont loin de constituer des modèles de stabilité ! Les causes de cette fragilité sont bien connues : l’État est trop récent pour qu’une véritable nation où les habitants partagent des valeurs communes et imaginent un destin collectif ait eu le temps de se forger. L’hétérogénéité ethnique ou religieuse n’ayant pas eu le temps de se résorber dans un creuset national, à la moindre crise politique chaque groupe se replie sur sa communauté d’origine et cherche à se procurer des kalachnikovs…
Dans ces pays où ont pourtant coexisté longtemps et en paix des communautés hétérogènes, c’est la croissance démographique qui a provoqué des renversements dans les rapports de force et de pouvoir. Les jeux politiques s’inscrivent désormais dans des cadres communautaires, ethniques ou religieux, même si ces cadres restent parfois des représentations sociales : on est de telle ethnie car on est perçu ainsi… Les institutions étatiques font alors preuve d’une particulière inefficacité, et ce pour une raison largement d’ordre politique : le contrôle de ces institutions fait l’objet de répartitions complexes entre communautés ethniques ou religieuses, tel parti ou telle ethnie se voyant ainsi confier les activités portuaires, quand l’autre obtient la société d’électricité ou les douanes… L’objectif des uns et des autres est donc le plus souvent de « traire l’institution » et de maximiser les rentes destinées à la communauté qui les « détient » plutôt que de faire preuve d’efficacité au bénéfice de l’intérêt général.
In fine tout ceci n’interdit nullement des taux de croissance parfois élevés et même un fonctionnement « pseudo-démocratique », car le plus souvent fondé sur le principe du winner takes all , dans lequel le pouvoir politique contrôle les rentes, ce contrôle des rentes assurant à son tour la perpétuation du pouvoir… Or la faiblesse des institutions étatiques, en particulier régaliennes, fragilise encore plus ces États qui perdent le contrôle de leurs périphéries et des régions désertiques ou forestières. Dans ces régions, l’appareil régalien est le plus souvent absent ; et quand il dispose de représentants à demi abandonnés, ceux-ci vivent le plus souvent en prédateurs aux crochets de leurs administrés. Tout ceci explique, au Mali, l’effondrement de nombreux services publics et de l’armée en 2012.
Au total, cette fragilité affecte bien sûr tout particulièrement les pays pauvres du Sahel, mais elle n’épargne pas non plus des pays à forte croissance et en voie de développement rapide comme la Côte-d’Ivoire ou le Kenya : en l’absence de deal politique pour partager le pouvoir et les rentes, y couvent finalement des affrontements politico-ethniques pouvant déraper en guerre civile. Le cas de la Côte d’Ivoire, soumise non seulement à l’incroyable choc démographique déjà évoqué mais aussi au choc économique lié à la mauvaise gestion de la crise de la fin des années 1970 et à une rupture des accords politiques de l’époque Houphouët-Boigny, a fait sombrer le pays et l’a conduit à un début de guerre civile[3]N’oublions pas que, dans ce pays, la paix actuelle repose sur un accord de partage du pouvoir entre les deux grands partis qui est susceptible d’être remis en cause aux prochaines élections … Continue reading. Mais comme l’a montré l’effondrement du Mali, c’est au Sahel que la situation s’avère aujourd’hui particulièrement préoccupante.
Le Sahel risque de suivre la voie de l’Afghanistan, le Mali étant en première ligne
Paradoxalement, malgré l’éloignement géographique et les énormes différences culturelles, le Sahel partage beaucoup de caractéristiques communes avec l’Afghanistan. J’ai été critiqué pour avoir développé cette comparaison dans mon dernier ouvrage[4]Serge Michailof, Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, Fayard, 2015.. Mais je persiste et signe. Certes, les neiges de l’Hindou Kouch ont peu à voir avec le désert torride de l’Adrar des Ifoghas ou les montagnes desséchées de l’Aïr. Mais on retrouve au Sahel un ensemble de caractéristiques qui ont largement contribué au naufrage de l’Afghanistan.
Dans les deux cas, nous observons une impasse démographique, une stagnation de l’agriculture faute de politiques adaptées, une crise environnementale et une terrible misère rurale. Nous y trouvons un chômage de masse face à des cohortes de jeunes peu ou pas scolarisés qui arrivent chaque année sur un marché de l’emploi atone : ils sont 270 000 au Niger et 400 000 en Afghanistan. Nous constatons chez ces jeunes une perte d’espoir conduisant aux migrations, et à la tentation de s’insérer dans une économie parallèle fondée sur les trafics illicites, cocaïne et transport de migrants étant les plus rentables. Nous notons aussi la persistance ou l’aggravation de fractures ethniques et religieuses. Il nous faut enfin souligner la diffusion d’une même vague d’un islam extrémiste inspiré du wahhabisme, financé par les pays du golfe et qui se substitue à un islam local modéré et tolérant.
Dans de telles circonstances, des groupes mi-mafieux mi-djihadistes allient actions sociales, militantisme religieux et gangstérisme. Ils entretiennent l’insécurité, prennent progressivement le contrôle de certains territoires et bénéficient souvent de zones de repli inexpugnables. Or face à ces menaces, nous avons vu que les pays du Sahel sont confrontés à des impasses budgétaires ne leur permettant pas de financer à la fois la restauration de la sécurité, leur développement et les services sociaux exigés par la démographie, autant de non-réponses qui nourrissent l’insécurité.
Quelles leçons tirer de l’échec occidental en Afghanistan au bénéfice de l’aide internationale en Afrique ?
Sans nul doute, dans de tels environnements, une partie de l’Afrique risque de redevenir une zone d’intervention privilégiée de l’aide humanitaire comme de l’aide au développement. Mais ne nous méprenons pas. Si la communauté internationale aborde les problèmes du Sahel de la même manière qu’en Afghanistan, les résultats seront similaires. Malgré des dépenses militaires, humanitaires et de développement colossales, les pays occidentaux ont échoué en Afghanistan : le pays n’est pas stabilisé, la rébellion gagne du terrain, la démocratie est en faillite et l’économie est au sol.
Certes, l’Occident n’est pas seul responsable de cette situation catastrophique, la paranoïa des services spéciaux de l’armée pakistanaise, l’ISI (Inter-Services Intelligence), en portant certainement la principale responsabilité. Mais il a néanmoins sa part. Car tant les modalités de son intervention militaire que ses modes d’intervention en matière d’aide se sont révélés inefficaces, voire contre-productifs. Sans doute faut-il analyser objectivement ces erreurs pour éviter de les répéter au Sahel. On peut en retenir au moins trois.
D’abord, si l’action humanitaire seule peut certes alléger des souffrances dramatiques, elle ne peut aucunement constituer une solution aux maux dont souffrent ces pays. Le développement de l’insécurité la paralyse assez rapidement. Ses agents sont ciblés par les forces hostiles. Ses ressources deviennent des enjeux de pouvoir pour les mafias qui contrôlent le terrain. Elle fait certes au mieux, sauve des vies. Mais elle ne peut constituer la solution.
Ensuite, alors que la sécurité constitue sans doute la priorité des populations affectées, elle ne peut être durablement exercée par des forces étrangères, à l’image de l’opération militaire française Barkhane au Sahel : elles sont rapidement perçues comme des forces d’occupation. Il en va de même des forces de maintien de la paix des Nations unies, comme celles de la Minusma dont l’inefficacité est proverbiale. Il faut remettre sur pied les États, ce qui implique de construire ou de reconstruire d’urgence des forces armées et des appareils régaliens nationaux. En Afghanistan, ce travail n’a été engagé qu’en 2009-2010, soit avec huit ans de retard, donc trop tard et encore très partiellement. Au Sahel, faute de ressources, on confond actuellement fourniture de matériel et stages de formation avec la nécessaire reconstruction des institutions, qui implique de sortir ces dernières de systèmes népotistes : cela est non seulement compliqué techniquement, mais surtout politiquement très difficile, voire impossible, si les dirigeants se révèlent parties prenantes au système clientéliste et prédateur.
Consolider ou reconstruire les appareils régaliens signifie en effet accepter de les financer pour les réformer, y compris en termes de fonctionnement. Cela se justifie d’abord pour des considérations budgétaires tant il est moins coûteux de financer la reconstruction et le fonctionnement d’une armée locale que d’entretenir un corps expéditionnaire. Mais c’est aussi parce que l’insécurité régionale constitue un mal public régional, voire mondial, qui justifie une mutualisation de la prise en charge des coûts correspondants. À cet égard, si des ressources internationales ne sont pas dégagées d’urgence pour couvrir ces besoins, nous courrons à la catastrophe au Sahel.
Enfin, troisième leçon, on ne peut laisser les agences d’aide agir à leur convenance avec une coordination de façade, des objectifs définis par leurs opinions publiques et une véritable pagaille sur le terrain où toutes se disputent le rare personnel local à compétence managériale et technique. Dans ces pays en crise, en effet, les règles issues des multiples conférences de donateurs portant sur la coordination de l’aide ne fonctionnent pas. Il faut mettre en place des mécanismes de planification budgétaires contraignants pour les bailleurs, en général fondés sur des fonds fiduciaires multi-bailleurs, permettant en particulier d’imposer aux bailleurs des choix stratégiques clairs correspondant aux priorités effectives de ces pays. Seul ce type d’approche stratégique permettrait une allocation rationnelle des budgets d’aide qui, à défaut, laissent rapidement apparaître de graves distorsions et incohérences. Rappelons ainsi que les donateurs ont prévu de consacrer moins de 4 % de leurs ressources au développement agricole du Mali lors de leur conférence d’octobre 2015…
L’humanitaire, un élément parmi d’autres… bien plus importants
En somme, les besoins prioritaires de ces régions en crise sont de plusieurs ordres. Ils passent manifestement, et en premier lieu, par la restauration de la sécurité, ce qui implique non pas l’envoi de corps expéditionnaires étrangers ou onusiens mais le renforcement et la prise en charge financière des institutions régaliennes nationales, un secteur que personne ne veut financer. L’autre besoin urgent réside dans la création d’emplois, ce qui impose de réinvestir le secteur agricole et rural, alors même que rares sont les bailleurs qui s’intéressent encore à ces questions et y ont gardé des capacités techniques. Une autre priorité est manifestement la régulation des naissances, sujet tabou dont aucun donateur – à l’exception de la fondation Gates et du DFID britannique , les uns et les autres absents du Sahel –, ne veut entendre parler. Il faut enfin dans ces pays réinvestir les secteurs de l’éducation primaire et de la formation professionnelle qui sont de véritables désastres, malgré les milliards qui y ont été parfois consacrés. Ces tâches sont immenses. L’aide humanitaire doit y prendre sa place. Mais elle ne peut constituer qu’un élément d’une approche globale ambitieuse si la communauté internationale ne veut pas être condamnée, pour le reste de ce siècle, à ne pouvoir se focaliser que sur les seules aides d’urgence quand toutes les autres approches auront échoué ou, comme en Afghanistan, auront été mises en place trop tard.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-226-5