Entretien avec Jérôme Larché
Jérôme Larché est un médecin interniste réanimateur engagé depuis plus de trente ans dans l’humanitaire. Son parcours avec l’ONG Médecins du Monde l’a amené sur de très nombreuses zones de conflits, de catastrophes naturelles et de situations à risques où les violences et la corruption furent son lot quotidien. Chercheur associé à la Fondation pour la Recherche stratégique et à l’Observatoire canadien sur les crises et l’aide humanitaire (OCCAH), Jérôme Larché poursuit sa réflexion dans un ouvrage au titre explicite qui nous a véritablement interpellés chez Alternatives Humanitaires. Nous sommes allés à sa rencontre.
Alternatives Humanitaires — L’humanitaire est-il réellement en déclin et quels en sont pour vous les signes les plus évidents ?
Jérôme Larché — Bien que les moyens humains, opérationnels et financiers déployés à travers le monde et ses « théâtres » n’aient jamais été aussi imposants, le sens et la lisibilité des actions de solidarité de l’empire humanitaire occidental ne se sont pas renforcés. Au contraire, l’environnement dans lequel évoluent désormais les acteurs humanitaires (ce que certains appellent à tort, l’espace humanitaire) s’est profondément modifié et les humanitaires « sans frontières » sont devenus aussi des objets de la globalisation. Cet essai analyse les prémices du déclin de l’empire humanitaire occidental, caractérisées notamment par les difficultés de mise en œuvre sur le terrain des principes de l’action humanitaire – dans les conflits armés comme les catastrophes naturelles –, les catalyseurs du déclin, correspondant essentiellement à l’impact de pratiques néolibérales sur les enjeux de sécurité, de financement, de stratégies antiterroristes, ou d’inclusion du marché privé lucratif, et enfin les acteurs du déclin – ONG, États, organisations internationales –, aux relations parfois ambiguës.
A. H. — Quelles alternatives envisagez-vous face à ces situations ?
J. L. — Aujourd’hui, le véritable défi de l’ensemble des acteurs humanitaires est d’opérer simultanément une reconquête identitaire avec une stratégie d’ouverture et d’intelligence collective sur les savoirs. En acceptant de mieux assumer leur part d’ombre et d’incertitude, les acteurs humanitaires s’inscriraient aussi dans une réflexion susceptible de modifier certaines pratiques, signe d’une réelle maturité politique. Le décryptage des nouveaux « environnements » dans lesquels évoluent les ONG nécessite aujourd’hui l’aide d’outils comme la géopolitique, la sociologie, la démographie, l’urbanisme ou l’anthropologie. Le paradigme de la complexité, théorisé par Edgar Morin, associé à une méthodologie de « systémique sociale », pourrait aider les humanitaires à approfondir la réflexion sur certaines problématiques majeures, permettre l’amélioration de pratiques parfois contestables, mais surtout rappeler la nécessité de prendre en compte le rapport à l’Autre et les interdépendances qu’il génère. Le concept d’humanitaire complexe a pour objectif, au-delà de la réflexion et de la méthode, d’infléchir les pratiques des uns et des autres. Il s’agit en effet de reconnaître l’impossibilité pour l’ensemble des acteurs (humanitaires, bénéficiaires et acteurs de l’« environnement » humanitaire – États, organisations supra- ou interétatiques, bailleurs internationaux, mouvements armés…) de détenir individuellement une compréhension totale des situations intriquées auxquelles ils sont collectivement confrontés, et de tendre à transformer cette connaissance partielle en une volonté de savoir partagé et d’actions adaptées. Comme exemple concret, je citerai la place et la gestion des humanitaires dans les camps de déplacés et de réfugiés. En effet, dans ces camps qui ne cessent de croître lors de conflits armés ou de catastrophes naturelles, et où les besoins biologiques semblent annihiler tous les autres, « l’humain citoyen » devient, dans la lingua humanitariae, un « déplacé » ou un « réfugié ». Les populations déplacées sont ainsi non seulement soumises à un biopouvoir, renforcé involontairement par les modalités opérationnelles des ONG, mais aussi à une instrumentalisation politique forte, comme cela s’est vérifié aussi bien dans le camp de Kalma au Sud-Darfour que dans le camp de Manik Farm au Sri Lanka, ou plus récemment à Haïti. Des stratégies d’implantation mal établies et préparées dans l’urgence peuvent renforcer durablement les a priori négatifs des populations envers les organismes de solidarité internationale, surtout lorsque ceux-ci ne se déparent pas de leurs « signes extérieurs de richesse », comme les véhicules 4 x 4 ou la location à prix d’or de logements. Comprendre la perception de l’autre dans un contexte de conflit armé, avoir une lecture urbanistique de la nouvelle géographie des villes après une catastrophe naturelle, induire d’emblée la participation active des communautés sont devenues des nécessités…
A. H. — Quel est le pire scénario pour vous ?
J. L. — Il est probable que dans cette logique devenue marchande et contractuelle, le développement de sociétés privées spécialisées dans l’aide et la logistique (en fait, d’anciennes grosses ONG capitalisées par des fonds d’investissement) sera favorisé par les bailleurs de fonds, et deviendra la solution la plus rationnelle pour ces derniers. La politique et la recherche d’une authentique altérité auront alors définitivement cédé la place à la technique et à la recherche de la performance.
A. H. — Et en définitive se transformer ou mourir comme seule solution ?
J. L. — L’hégémonie actuelle du modèle humanitaire occidental, de plus en plus anglo-saxon malgré l’empreinte historique française des « french doctors », témoigne de la façon dont les ONG ont adopté les méthodes et concepts de la globalisation néolibérale dans leur réponse aux besoins des populations. L’humanitaire occidental s’inscrit parfaitement dans les processus actifs et systémiques du couple mondialisation/globalisation, que ce soit du point de vue politique (avec la défense de la paix libérale), du point de vue économique (avec les nouveaux modes de financements et de management) ou du point de vue sociologique (avec les phénomènes d’accélération du temps). L’institutionnalisation globale de l’empire humanitaire et sa proximité de plus en plus grande avec les États ont considérablement réduit à la fois sa capacité d’influence sur les crises (politiquement et médiatiquement) et de pénétration physique sur les terrains de conflits où existaient de réels besoins humanitaires (comme en Syrie ou en Libye). De plus, ses stratégies de financement deviennent poreuses avec celles du monde entrepreneurial, chacun visant la même cible : c’est-à-dire les millions de personnes qui forment la base de la pyramide. Définir une nouvelle voie humanitaire, celle de l’humanitaire complexe, constitue une ouverture au champ de l’anthropolitique, c’est-à-dire l’ambition de comprendre le monde qui a émergé ces dernières décennies. Les acteurs humanitaires doivent sans doute faire l’effort de réhumaniser des pratiques de plus en plus technicisées et dépolitisées, de les enrichir de façon plus systématique par l’apport des sciences sociales, et de réduire leur biopouvoir normatif, illustré par les critères de Sphere ou les processus de certification. En l’absence de changement de cap, les logiques « professionnalisantes », strictement corsetées dans des protocoles et des interdits, feront mourir progressivement ce « core » humanitaire, âme imparfaite un peu brouillonne mais qui a néanmoins construit l’humanitaire moderne occidental. L’efficacité et les indicateurs affichés seront peut-être rassurants pour ceux qui n’auront qu’un regard extérieur, ou comptable, de ces actions. Les populations concernées mesureront, en revanche, le décalage entre leurs besoins (de santé, de nourriture, mais aussi de dignité) et la seule réponse technique apportée.
A. H. — L’écosystème humanitaire en a-t-il finalement bien conscience ?
J. L. — C’est une question ardue à laquelle je souhaiterais que la communauté humanitaire réponde positivement. Transformer progressivement le « sentiment de complexité » qui semble paralyser les humanitaires occidentaux en une « conscience de la complexité » permettant une meilleure compréhension des contextes, mais aussi un vrai regard critique sur leurs stratégies et leurs pratiques est-il possible ? Les ONG humanitaires occidentales auront-elles la lucidité et la plasticité nécessaires pour effectuer cette reconquête identitaire, même si réajuster sa place au monde lorsqu’on a été à la tête d’un empire n’est jamais chose aisée ? Je ne fais qu’un pari à la question posée, celui de l’intelligence collective et réflexive que mèneront en ce sens les acteurs humanitaires et leurs partenaires, au bénéfice de populations parfois fragilisées mais qui deviennent de plus en plus actrices de leur futur.
Propos recueillis par Bruno-Georges David
Président fondateur de Communication Sans Frontières
Directeur de la communication et du développement du Secours Islamique France