La crise des réfugiés rohingyas : oubliés un jour, oubliés toujours

Tarik Kadir
Tarik KadirTitulaire d’un master en Santé publique (MPH) obtenu en 1997, Tarik travaille dans le secteur humanitaire depuis plus de 20 ans. Il a vécu en Afrique, en Asie, en Asie centrale, dans les Balkans et au Moyen-Orient, travaillant avec plusieurs ONG et enseignant dans plusieurs universités. En tant que directeur régional des opérations pour l’Asie d’Action contre la Faim, Tarik a fourni un appui aux interventions  de l’organisation au Myanmar et au Bangladesh, deux pays où il s’est rendu de nombreuses fois. Plus récemment, il a travaillé à deux reprises avec le Secours Islamique France (SIF) et son ONG partenaire bangladaise Friendship [voir n° 2 de notre revue pour une présentation] en réponse au tout dernier afflux de Rohingyas.

Hissée péniblement au rang de crise d’ampleur, la situation des réfugiés rohingyas aux frontières du Myanmar et du Bangladesh n’en finit pas de s’enliser. Alors que le Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme, Zeid Ra’ad Al-Hussein, a déclaré qu’elle « sembl être un exemple classique de nettoyage ethnique », les chancelleries occidentales tergiversent, gênées par la position ambiguë d’Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix. Tarik Kadir, engagé sur le terrain aux côtés du Secours Islamique France, nous explique la situation, ses origines et ses perspectives.

Le groupe ethnique des Rohingyas a été décrit comme l’une des populations les plus persécutées au monde. À cela, on peut ajouter qu’ils constituent sans doute la population la plus oubliée, au vu du peu d’attention donnée à leur situation critique, et cela en dépit du caractère extrême de leurs conditions de vie et des atrocités commises à leur encontre.

La grande majorité des Rohingyas est apatride. Ils ne sont donc ressortissants d’aucun des pays dans lesquels ils vivent depuis que leur groupe ethnique existe, comme c’est le cas au Myanmar. En tant qu’apatrides, les Rohingyas ne peuvent ni recourir aux systèmes judiciaires nationaux, ni faire valoir leurs droits, ni obtenir la simple reconnaissance de leur existence. Pour s’en sortir, beaucoup de Rohingyas ont pris le chemin de la Thaïlande, de la Malaisie, de l’Indonésie, de l’Australie et du Moyen-Orient, en quête d’une vie meilleure. Ils font face aux nombreux dangers qui jalonnent le parcours, parmi lesquels les trafiquants d’êtres humains et l’asservissement.

À la fin du mois d’août  2017, un grand nombre de Rohingyas a commencé à fuir le Myanmar pour rejoindre le Bangladesh,en raison de représailles militaires sévères faisant suite à des attaques contre des installations militaires. De nombreux témoignages de viols, de tortures, de massacres, de fosses communes et d’autres atrocités ont accompagné la traversée des Rohingyas vers le Bangladesh, où entre 300 000 et 400 000 Rohingyas du Myanmar étaient déjà réfugiés.

Quelle est l’origine de cette crise ?

Pour beaucoup d’acteurs, l’ampleur de la crise actuelle occulte le contexte historique qui l’a engendrée. Car en réalité, aussi grave soit-elle, elle n’est que le dernier événement d’une série d’initiatives visant à expulser les Rohingyas du Myanmar depuis l’indépendance du pays en  1962[1]Human Rights Watch, « Historical background », http://www.hrw.org/reports/2000/burma/burm005-01.htm.

 

Quelques dates clés

1978 : Opération « Naga Min » (roi des dragons) ; les violences dans le nord de l’État de Rakhine ont forcé environ 250 000 personnes à fuir vers le Bangladesh voisin.

1982 : la loi sur la citoyenneté répertorie 135 groupes ethniques faisant partie de l’identité birmane et exclut les Rohingyas ; la population perd sa nationalité et devient apatride.

1991 : Opération « Nation belle et propre » ; une fois encore, plus de 250 000 Rohingyas fuient vers le Bangladesh. La plupart des Rohingyas ont été rapatriés au Myanmar, bien qu’une partie ait obtenu le statut de réfugié (environ 25 000 personnes à l’heure actuelle). Beaucoup d’entre eux n’ont pas eu d’autre choix que de rester dans un camp, toute solution impliquant la réinstallation dans un pays tiers ayant été écartée.

Plus récemment, en  2012, les violences ont forcé environ 120 000  Rohingyas à rejoindre des camps situés à l’extérieur de Sittwe, la capitale de l’État de Rakhine. Désormais, les seuls Rohingyas de la ville sont rassemblés dans un quartier placé sous surveillance. Les camps dans lesquels les Rohingyas vivent, avec une liberté de mouvement extrêmement limitée, ont été décrits comme des camps de concentration.

En octobre 2016, la résistance violente à l’oppression a refait surface[2]La première résistance violente date du début des années 1990. : un petit groupe armé de l’ASRA a organisé des attaques contre des installations militaires dans l’État de Rakhine. Ses attaques suivantes, notamment celles du mois d’août  2017 – bien que de faible envergure – ont servi de prétexte à une intervention militaire systématique dans l’État de Rakhine. Les Rohingyas ont été visés aveuglément, indépendamment du fait qu’ils sont en grande majorité non violents et que beaucoup d’entre eux ont été persécutés par la rébellion qui attaque les installations militaires en leur nom.

Conditions de travail des acteurs humanitaires

En première ligne pour survenir aux besoins humanitaires des Rohingyas qui augmentent très rapidement, on trouve les organismes d’aide qui travaillent au Bangladesh et au Myanmar. Avant les violences de 2012 dans l’État de Rakhine, qui ont entraîné le déplacement de centaines de milliers de personnes et la réinstallation d’environ 120 000  Rohingyas dans des camps situés à l’extérieur de Sittwe, rares étaient les organismes d’aide présents dans cet État. Avant comme après ces mêmes violences, encore moins d’organismes intervenaient sur le terrain dans le nord de l’État (principalement dans les townships de Maungdaw, de Buthidaung et de Rathidaung), une zone uniquement accessible après plusieurs heures de bateau, puis de voiture, en partant de Sittwe. Dans cette zone, des restrictions de déplacement s’appliquent et les moyens d’assurer la sécurité sont limités (les téléphones par satellite sont interdits). Les violences périodiques commises contre les travailleurs humanitaires dans l’État, parfois ciblées, ont également compromis l’aptitude des organismes d’aide à accéder aux bénéficiaires.

De même, avant l’afflux actuel de réfugiés au Bangladesh, peu d’organismes d’aide – notamment les ONG internationales – intervenaient dans la région de Cox’s Bazar, la principale zone de concentration des Rohingyas au Bangladesh et l’une des zones les plus pauvres dans l’un des pays les plus pauvres au monde. Au cours des dernières années, malgré la persistance d’énormes besoins humanitaires, la plupart des ONG ont jugé qu’il était « trop difficile » de travailler dans la région de Cox’s Bazar. D’une part, il est difficile d’obtenir une autorisation d’entrée officielle et, d’autre part, ceux qui apportent un soutien aux « immigrés illégaux » ou aux « citoyens du Myanmar sans papiers » sont stigmatisés.

La principale raison à cette absence d’intervention réside donc principalement dans la difficulté à obtenir cette autorisation, que ce soit au Myanmar ou au Bangladesh. Surtout, beaucoup d’organismes d’aide ont pensé qu’ils seraient forcés de faire des compromis inacceptables vis-à-vis de leurs principes humanitaires (comme l’accès libre et équitable) pour pouvoir obtenir une autorisation. Par ailleurs, les bailleurs de fonds humanitaires ont rechigné à financer des projets dans le nord de l’État de Rakhine et dans la région de Cox’s Bazar, d’autant plus – là encore – en l’absence d’autorisations gouvernementales, quasiment impossibles à obtenir pour les ONG.

« Lorsque la maison est pleine, comment accueillir plus d’invités ? »

C’était déjà ce que déclarait un réfugié rohingya au sujet de la vie au Bangladesh dans le camp de fortune de Kutapalong, en 2012. Depuis l’afflux de réfugiés qui a commencé à la fin du mois d’août 2017, le Bangladesh a été témoin de l’arrivée massive des organismes d’aide dans la région de Cox’s Bazar, où se sont rendus à ce jour près de 700 000  réfugiés fuyant les toutes dernières violences perpétrées dans l’État de Rakhine. À court terme, le Bangladesh s’est réjoui du soutien des organismes d’aide, car la crise en a fait le plus grand camp de réfugiés au monde, saturant des infrastructures locales déjà sous pression.

Les réfugiés s’installent principalement dans le sud d’Ukiah, en périphérie du camp officiel de Kutapalong (établi en 1991). Celui-ci est, à son tour, entouré par le camp de fortune de Kutapalong, dont la population a périodiquement augmenté puis diminué depuis la création du camp, le premier étant initialement peuplé par ceux qui espéraient obtenir le statut de réfugié, puis par ceux qui arrivent par milliers en quête de sécurité, sans savoir où aller. La nouvelle zone de peuplement, Kutapalong Extension ou Kutapalong-Balukali (les deux zones se rejoignent), est si densément peuplée que les réfugiés disposent d’environ 8 mètres carrés par personne, alors que le standard international pour les réfugiés prescrit 45 mètres carrés[3]Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, « Chapter 4: Minimum Standards in Shelter, Settlement and Non-Food Items », … Continue reading. Cette densité pose d’énormes problèmes aux travailleurs humanitaires en quête d’espace pour installer des infrastructures de base, comme les points d’eau, les latrines, les zones de bains-douches, les cliniques et les écoles, entre autres. De plus, étant donné que la majorité des abris ont été construits de manière ad hoc, les chemins traversant les camps ressemblent à un labyrinthe qui sera d’autant plus difficile d’accès pendant la saison des pluies (à partir du mois d’avril) que la déforestation et les bâtiments précaires construits sur les pentes engendrent un risque élevé de glissements de terrain et d’inondations. Ces dernières risquent notamment de bloquer les voies d’accès.

Rohingyas : retour sur l’exode de l’été 2017

Par Pierre Failler

Au mois d’août 2017, des milliers de familles rohingyas, fuyant leur village en Birmanie, ont emprunté la route nationale 1 qui, au Bangladesh, remonte de la ville de Teknaf à celle de Cox’s Bazar. Leur but : se rapprocher des camps déjà installés ou de ceux nouvellement érigés. Certains existent depuis 1978, date de la première vague d’exode (voir encadré « Quelques dates clés » dans l’article de Tarik Kadir). Le flot des quelque 700 000 marcheurs se déverse de manière quasiment ininterrompue sur plusieurs dizaines de kilomètres jusqu’à environ 30 km au sud de Cox’s Bazar où se trouvent les camps les plus septentrionaux, limite autorisée pour l’installation des populations rohingyas. Tous les biens, ramassés à la va-vite en tentant d’échapper aux militaires birmans, sont rassemblés dans les quelques sacs portés sur la tête ou à l’épaule. Les bords de route sont occupés par des familles entières qui font des haltes plus ou moins longues en fonction de leur état de fatigue. Les intempéries ne font qu’aggraver la précarité de la population en exil. Aux abords de camps déjà en place, comme à Kutupalong (un camp qui abritait déjà 30 000 réfugiés avant les événements d’août 2017), certaines familles attendent que le chef de famille ou le responsable du groupe revienne après avoir obtenu un emplacement pour s’installer sur les collines boisées. Les personnes âgées comme les jeunes enfants et les bébés sont les plus affectés par cet exode forcé. Certaines familles se sont déplacées pendant une semaine entière à travers les forêts du Nord de l’État birman de Rakhine avec pour seule nourriture ce que la forêt mettait à leur disposition. Une mère rencontrée a ainsi nourri ses enfants pendant plusieurs jours uniquement avec des feuilles broyées. Dans les nouveaux camps, les réfugiés arrivent exténués et passent une grande partie de la journée à dormir afin de récupérer. Seuls les enfants s’affranchissent, le temps de quelques jeux, de leur condition d’exilés. à compter du mois d’octobre 2017, le gouvernement du Bangladesh procède à un regroupement des populations exilées dans des camps répertoriés et à leur recensement en délivrant à chacun une carte d’identification (Myanmar’s national registration card). En vertu de l’accord conclu entre le Bangladesh et la Birmanie, fin novembre 2017, la population en exil serait censée pouvoir retourner dans son pays d’origine. Mais rien n’est moins sûr et, en attendant, le travail des ONG est considérable afin de maintenir plus d’un million de personnes dans des conditions de vie acceptables.

Pierre Failler est directeur de recherche et enseignant au département d’économie de l’université de Portsmouth en Angleterre. Dans le cadre de son travail, il se rend régulièrement au Bangladesh, notamment dans la partie méridionale qui borde le Myanmar. Il a pu ainsi observer (et photographier, voir sa photographie introduisant la rubrique « Perspectives ») l’exode et l’installation des migrants rohingyas dans les camps.

 

Tentative d’analyse et essai de prospective

Alors que les négociations continuent entre le Myanmar et le Bangladesh au sujet du rapatriement des Rohingyas fuyant la toute dernière vague de violences, il est difficile de croire que ce rapatriement aura lieu dans un avenir proche et, de surcroît, sur un mode volontaire, étant donné les violences extrêmes dont ils ont été témoins.

Dans le cas où les réfugiés rohingyas qui affluent dans le camp de Kutapalong-Balukhali depuis le mois d’août 2017 resteraient pour une période indéfinie, la nature de l’aide devra changer pour passer d’un mode urgence à une assistance à moyen et à long terme. En outre, plus la population de réfugiés réside longtemps dans la région de Cox’s Bazar, plus son impact sur la communauté d’accueil appauvrie sera profond. Celle-ci a déjà subi la déforestation à grande échelle, avec l’abattage des arbres de la forêt nationale pour en faire du combustible destiné à la cuisson des aliments, ainsi que l’augmentation de la concurrence pour le travail journalier, dont beaucoup de personnes dépendent pour assurer leur subsistance.

Sans vouloir tenir des propos pessimistes, les perspectives d’avenir des Rohingyas sont peu réjouissantes. Plusieurs scénarios peuvent être avancés, que le temps se chargera de vérifier ou de démentir :

La source du problème comme sa solution se trouvent au Myanmar. Il n’y aura sans doute aucune solution durable pour les Rohingyas dans un avenir proche, avant qu’ils ne soient un jour acceptés comme citoyens du Myanmar et qu’ils ne bénéficient de tous les droits qui en découlent. Comme l’histoire nous l’a montré, les compromis relatifs à ces droits ont conduit les Rohingyas à vivre en subissant de graves persécutions reflétées par des indicateurs humanitaires qui, dans tout autre contexte, susciteraient une assistance immédiate.

Traduit de l’anglais par Méline Bernard

ISBN de l’article (HTML) :  978-2-37704-318-7

Cet article vous a été utile et vous a plu ? Soutenez notre publication !

L’ensemble des publications sur ce site est en accès libre et gratuit car l’essentiel de notre travail est rendu possible grâce au soutien d’un collectif de partenaires. Néanmoins tout soutien complémentaire de nos lecteurs est bienvenu ! Celui-ci doit nous permettre d’innover et d’enrichir le contenu de la revue, de renforcer son rayonnement pour offrir à l’ensemble du secteur humanitaire une publication internationale bilingue, proposant un traitement indépendant et de qualité des grands enjeux qui structurent le secteur. Vous pouvez soutenir notre travail en vous abonnant à la revue imprimée, en achetant des numéros à l’unité ou en faisant un don. Rendez-vous dans notre espace boutique en ligne ! Pour nous soutenir par d’autres actions et nous aider à faire vivre notre communauté d’analyse et de débat, c’est par ici !

References

References
1 Human Rights Watch, « Historical background », http://www.hrw.org/reports/2000/burma/burm005-01.htm
2 La première résistance violente date du début des années 1990.
3 Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, « Chapter 4: Minimum Standards in Shelter, Settlement and Non-Food Items », www.ifrc.org/PageFiles/95884/D.01.02.a.%20SPHERE%20Chap.%204-%20shelter%20and%20NFIs_%20English.pdf et Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés, « Emergency handbook. Camp planning standards (planned settlements) », http://www.emergency.unhcr.org/entry/45582/camp-planning-standards-planned-settlements

You cannot copy content of this page