Les applications des technologies de l’information et de la communication (TIC) sont désormais nombreuses tout au long du cycle d’intervention en contexte de catastrophe. Mais des failles font qu’une série de facteurs de risque reste largement ignorée par le secteur humanitaire.
Le présent article identifie des mesures spécifiques que celui-ci devrait envisager afin d’améliorer la production et la curation[1]La curation (de contenu) est un néologisme apparu fin 2010 en français. Il correspond à une pratique consistant à sélectionner, éditer et partager les contenus les plus pertinents du Web pour … Continue reading de connaissances liées aux activités d’information humanitaire (AIH)[2]Définition : activités et programmes pouvant inclure la collecte, le stockage, le traitement, l’analyse, l’utilisation ultérieure, la transmission et la divulgation publique de données et … Continue reading.
L’utilisation à grande échelle des technologies de l’information et de la communication[3]Organisation de coopération et de développement économiques, Measuring the Information Economy, 2002, p. 81, www.oecd.org/sti/ieconomy/1835738.pdf (TIC) numériques au cours des dix dernières années représente un tournant spécifique et crucial dans l’histoire de la pratique humanitaire, dont l’impact est sans doute au moins équivalent à toute autre précédente période de transformation majeure observée sur le terrain. L’après-crise des Grands Lacs et le tsunami en Asie du Sud, respectivement dans les années 1990 et 2000, figurent parmi les périodes de changement majeur dans la manière dont l’action humanitaire est structurée, conçue et menée. Ces moments décisifs ont donné lieu à des évolutions majeures comme la mise en place des standards Sphère et la réforme du système
des Clusters[4]Margie Buchanan-Smith, « How the sphere project came into being: A case study of policy making in the humanitarian-aid sector and the relative influence of research », Working paper, Overseas … Continue reading.
L’utilisation humanitaire des TIC
Presque tous les aspects de l’aide humanitaire sont désormais touchés et modifiés d’une façon ou d’une autre par la volonté d’appliquer les TIC tout au long du cycle d’intervention en contexte de catastrophe[5]Pour en savoir plus sur le cycle d’intervention en contexte de catastrophe, voir Advanced Training on Humanitarian Action, « Disaster Management Cycle », Humanitarian Coordination Training, … Continue reading. La période actuelle, que l’on pourrait appeler l’ère du « numérique humanitaire », se définit par la manière dont l’adoption rapide des TIC par les secouristes, les populations touchées, les acteurs armés étatiques et non étatiques et les entités du secteur privé modifie la façon dont l’aide humanitaire est fournie, ainsi que les contextes politiques et opérationnels d’intervention. Dans le contexte humanitaire, les TIC incluent, sans toutefois s’y limiter, les appareils mobiles, les plates-formes de télédétection telles que les satellites et les drones, l’apprentissage automatique et l’intelligence artificielle (IA), les réseaux sociaux, ainsi que les plates-formes et applications de cartographie en ligne[6]Nathaniel A. Raymond, Brittany L. Card et Ziad Al-Achkar, « What is “humanitarian communication”? Towards standard definitions and protections for the humanitarian use of ICTs », … Continue reading. Ces activités relèvent souvent de la catégorie de l’« innovation humanitaire ». Betts et Bloom évoquent l’utilisation du terme « innovation » dans le secteur humanitaire dans le document d’orientation du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (BCAH) de 2014 :
« Les humanitaires utilisent le terme “innovation” pour faire référence au rôle de la technologie, des produits et des processus issus d’autres secteurs, aux nouvelles formes de partenariat et à l’utilisation des idées et des capacités de réaction des personnes touchées par une crise. Cependant, comme pour de nombreuses idées émergentes, l’utilisation de ce terme dans le système humanitaire manque de clarté conceptuelle, ce qui conduit à une mauvaise utilisation, à un usage excessif et au risque d’une rhétorique creuse[7]Alexander Betts et Louise Bloom, « Humanitarian Innovation: The State of the Art », série Politiques et études du BCAH, BCAH, p. 5, … Continue reading. »
Souvent utilisé et souvent mal défini, le concept de l’innovation humanitaire est fondamentalement axé sur la notion de « nouveauté » : nouveaux partenariats, nouvelles technologies, nouveaux produits et nouveaux processus qui ne sont pas toujours nécessairement « nouveaux », mais qui n’ont pas été traditionnellement utilisés dans le contexte spécifique de l’aide humanitaire. L’association implicite de ces supposées « nouvelles » technologies et applications avec la volonté apparente de mettre en place de tout aussi nouvelles structures et approches de gouvernance et de gestion pose problème. Elle a, selon les auteurs, entraîné l’apparition d’un « voile de nouveauté » entre l’actuelle utilisation humanitaire des TIC et les approches, structures et repères généralement acceptés, traditionnellement présents dans d’autres sous-secteurs établis de l’action humanitaire.
Le présent article s’attache à examiner les conséquences de ce voile de nouveauté sur le développement de la production, de la curation, du partage et de la gestion des connaissances humanitaires. Il soutient que le statu quo actuel, que l’on peut généralement décrire comme une approche décentralisée ad hoc, génère de nouveaux risques moraux et opérationnels, tant pour les secouristes que pour les communautés touchées, tout en amplifiant et en modifiant les menaces préexistantes pour les populations vulnérables, et ce d’une manière souvent mal comprise :
« La prolifération des TIC, tant parmi les populations touchées que parmi les acteurs humanitaires, dévoile l’existence de failles cruciales dans les cadres juridiques et éthiques qui définissent et régissent traditionnellement la conduite professionnelle des acteurs humanitaires. Ces failles ne sont un secret pour personne, pas plus que le manque de professionnalisation dans les domaines de la protection des données et de l’utilisation des TIC. Elles ressemblent de plus en plus à une catastrophe annoncée[8]Daniel P. Scarnecchia et al., « A rights-based approach to information in humanitarian assistance », PLOS Currents Disasters, 20 septembre 2017, … Continue reading. »
Afin d’éviter la « catastrophe annoncée » induite par les TIC, cet article identifie quatre domaines clés dans lesquels le secteur doit rapidement et correctement combler des failles en matière de développement des connaissances humanitaires liées à l’utilisation des TIC.
À la recherche de clusters : l’adoption de réseaux ad hoc et d’une coordination « palliative »
La première faille majeure en matière de production et de gestion des connaissances humanitaires propres aux AIH est l’absence de clusters[9]L’approche par « clusters » est devenue la norme dans l’humanitaire international depuis 2006. Elle vise à améliorer l’efficacité des réponses humanitaire en facilitant la … Continue reading dédiés et/ou d’autres mécanismes de coordination dévolus aux utilisations courantes des TIC et des données numériques. Sans ces structures, la collecte de connaissances en dehors des efforts d’organismes individuels peut être difficile, voire impossible. On observe actuellement l’adoption tacite de réseaux de praticiens souvent ad hoc, qui résulte en partie de la montée en puissance du phénomène des « organisations techniques volontaires » et caractérise fondamentalement de nombreuses utilisations humanitaires courantes des TIC, en particulier au cours de la phase d’évaluation, de la production et de la cartographie participatives[10]Voir par exemple : Humanitarian OpenStreetMap Team, https://www.hotosm.org/ ; CrisisMappers, http://crisismappers.net/.
Si les organisations techniques volontaires jouent un rôle de plus en plus prépondérant dans de nombreuses interventions, en particulier dans les catastrophes brutales, ces réseaux de coordination volontaire se sont développés plus résolument et plus rapidement que les structures de coordination traditionnelles ne se sont adaptées à l’utilisation des technologies correspondantes. Par exemple, d’après une analyse des documents publics disponibles, il faut encore attribuer officiellement la responsabilité formelle de la fourniture du Wi-Fi aux populations déplacées vivant dans des camps soit au Réseau des télécommunications d’urgence[11]www.etcluster.org soit au Groupe de la coordination et de la gestion des camps[12]https://emergency.unhcr.org/entry/136846/camp-coordination-and-camp-management-cccm-cluster-iasc.
De même, il n’existe aucun réseau commun de télédétection et de cartographie chargé de coordonner la collecte, l’analyse et le traitement des images, qui font de plus en plus partie intégrante des activités de perception de la situation et d’aide à la décision. Il n’existe pas non plus de réseau permanent publiquement responsable de l’utilisation de la biométrie dans le cadre des activités d’enregistrement des bénéficiaires. En revanche, on observe souvent des mécanismes de coordination « palliatifs » dédiés à des interventions ponctuelles discrètes dans des contextes nationaux et/ou régionaux.
Le Cash Learning Partnership (CaLP), quant à lui, est un exemple d’organisme qui assume correctement le nécessaire rôle de gestion coordonnée des connaissances dans un domaine crucial des AIH. Le CaLP a mis au point un vaste ensemble de ressources, de principes directeurs et d’outils tout au long du cycle d’intervention en contexte de catastrophe, qui tient compte du rôle central et de plus en plus prédominant des TIC dans l’approvisionnement en espèces[13]Tools for Implementation – CaLP, www.cashlearning.org. L’enseignement clé du CaLP, qui est susceptible d’être reproduit dans d’autres contextes, consiste à se concentrer sur la prestation, et non pas sur une technologie spécifique, en tant que cadre visant à orienter le développement de connaissances liées aux TIC dans un contexte opérationnel. Cependant, il existe à ce jour très peu d’exemples de gestion efficace des connaissances liées aux TIC au sein des structures de coordination actuelles.
Il convient de souligner qu’il existe des préoccupations réelles et importantes quant à l’efficacité de l’actuel système sectoriel des Nations unies et à la pertinence de le pérenniser sous sa forme actuelle[14]Nezih Altay et Melissa Labonte, « Challenges in Humanitarian Information Management and Exchange: Evidence from Haiti », Disasters, 38, n° s1, avril 2014, p. S50 à S72, … Continue reading. Ces éternels débats ne doivent cependant pas retarder l’attribution des AIH aux réseaux existants et/ou la création de nouveaux réseaux spécifiquement dédiés à certaines de ces activités. Tant que cette faille n’est pas comblée, il est probable que la production de connaissances se poursuive en dehors des structures convenues, au cas par cas et au détriment des efforts visant à établir des pratiques exemplaires globales.
La « préparation des données » : un besoin urgent en matière de gestion des connaissances
Il suffit d’examiner ce que Raymond et Al-Achkar appellent la « préparation des données » pour trouver un exemple concret de la façon dont l’amélioration des capacités et des compétences en matière de connaissances humanitaires pourrait avoir un impact tangible et immédiat sur l’amélioration des pratiques actuelles. Les auteurs identifient la « préparation des données » comme une compétence fondamentale dans le domaine de la gestion des connaissances liées aux AIH. Ils définissent ce concept comme « la capacité des organisations à déployer des outils de données de manière responsable et efficace avant qu’une catastrophe ne survienne[15]Nathaniel Raymond et Ziad Al-Achkar, « Data Preparedness: Connecting Data, Decision-Making, and Humanitarian Response », Standards and Ethics, Cambridge, MA, États-Unis, Harvard Humanitarian … Continue reading ».
Pour l’instant, les TIC et les plans de tri et de déploiement des données sont plutôt envisagés dans le cadre d’une catastrophe ayant déjà eu lieu que comme une compétence fondamentale en vue d’une préparation efficace aux catastrophes. Cela conduit à un phénomène dénommé « expérimentation humanitaire » ou « expérimentation en situation de catastrophe[16]Kristin Bergtora Sandvik, Katja Lindskov Jacobsen et Sean Martin McDonald, « Do no harm: A taxonomy of the challenges of humanitarian experimentation », Revue internationale de la Croix-Rouge, … Continue reading ». Dans de tels cas, les praticiens s’efforcent de déterminer la valeur d’un ensemble de données, d’une méthode ou d’une plate-forme de collecte de données et/ou d’une technique de traitement des données spécifique, dans le cadre d’une opération d’intervention active en contexte de catastrophe.
Outre les risques moraux et juridiques résultant de la violation potentielle des droits des personnes et des communautés touchées par une catastrophe, cette pratique mine également les efforts visant à recueillir des connaissances humanitaires tant sur les pratiques optimales que sur les pratiques négatives liées à l’utilisation de ces technologies. Elle peut également susciter la recherche de solutions centrées sur les secouristes, s’éloignant d’un lien direct avec la satisfaction des besoins de la population touchée, qui se trouve au cœur de l’impératif humanitaire.
Cette approche d’expérimentation au cas par cas en situation de catastrophe dans le domaine des TIC entraîne également des catastrophes secondaires liées aux mégadonnées. Les conséquences involontaires du manque de préparation des données peuvent inclure un « déluge », lorsque les secouristes n’ont pas la capacité d’assimiler d’importants flux de données, et des dommages liés à celles-ci, lorsque l’absence de directives et de connaissances réglementaires et juridiques entraîne une violation de la législation locale, des directives internationales et des droits de l’Homme[17]Nathaniel Raymond et Ziad Al-Achkar, « Data Preparedness… », art. cit., p. 4..
Si elle est considérée comme une activité fondamentale du processus de production et de curation des connaissances liées aux AIH, la préparation des données constitue également un élément crucial de l’élaboration de normes techniques minimales pour le secteur humanitaire. À l’heure actuelle, de nombreuses AIH courantes ne sont encadrées par aucune norme technique minimale.
Incidents majeurs : la nécessité de prouver une expérience négative
Le développement des connaissances humanitaires nécessaires liées aux AIH a jusqu’ici été limité par le manque d’études de cas correctement documentées sur les incidents majeurs liés à l’utilisation des TIC dans les opérations humanitaires, comme :
« les défaillances des plates-formes et réseaux, l’utilisation des données humanitaires pour soutenir des attaques contre les populations vulnérables et l’exploitation des systèmes humanitaires contre les secouristes et les bénéficiaires[18]Nathaniel A. Raymond, Daniel P. Scarnecchia et Stuart R. Campo, « Humanitarian data breaches: The real scandal is our collective inaction », IRIN, 8 décembre 2017, … Continue reading. »
Il n’existe actuellement aucun mécanisme établi au sein de la communauté humanitaire permettant de rendre compte des risques potentiels liés à une activité, une plate-forme ou une application, encore moins de documenter les préjudices subis. Récemment encore, l’entreprise qui avait créé la plate-forme Red Rose pour la gestion des données relatives aux bénéficiaires a été piratée par un concurrent qui souhaitait mettre en évidence les vulnérabilités supposées des mesures de cybersécurité de cette plate-forme[19]Ben Parker, « Security lapses at aid agency leave beneficiary data at risk », IRIN, 27 novembre 2017, … Continue reading. Exception faite des organismes utilisant Red Rose, il n’existait aucun mécanisme permettant de saisir cette vulnérabilité supposée, de la documenter et de veiller à ce qu’elle soit rectifiée dans toutes les plates-formes pertinentes utilisées par la communauté humanitaire.
La mise en place d’un mécanisme de compte-rendu des incidents majeurs à la fois sûr, éthique, indépendant et validé par les pairs doit être l’un des axes de l’écosystème émergent de gestion des connaissances liées aux AIH. S’il n’est pas certain que ce mécanisme doive demeurer au sein de la communauté, le BCAH et d’autres responsables de la coordination ont un rôle à jouer dans l’élaboration d’un schéma directeur visant à combler cette faille cruciale.
Lancement du processus d’élaboration de normes techniques minimales pour les activités d’information humanitaire
Comme indiqué précédemment, la communauté humanitaire affronte depuis maintenant plus d’une décennie les défis, risques et opportunités que la révolution numérique représente pour le secteur. Au moment de la rédaction de cet article, il n’existe non seulement aucune norme technique minimale sur le terrain, mais également aucune proposition de processus détaillant leurs futures modalités d’élaboration.
La production et la curation rapide de normes techniques minimales permettent en grande partie d’évaluer la qualité, la rigueur et l’application pratique actuelle des connaissances liées à n’importe quel sous-secteur de l’action humanitaire (que ce soit l’eau et l’assainissement, l’approvisionnement en espèces, la fourniture d’abris ou la protection). D’après cette mesure, le sous-secteur des activités d’information humanitaire utilisant les TIC et d’autres plates-formes numériques en est encore à ses balbutiements.
Avec le soutien des donateurs, des organismes des Nations unies, des ONG, mais surtout des organisations et des communautés locales, trois mesures doivent être prises afin de combler le manque de normes techniques minimales, qui est sans doute l’écart de connaissances le plus crucial dans ce domaine. Il convient tout d’abord de déterminer les droits dont disposent les communautés touchées dans le cadre de l’information en situation de catastrophe, ainsi que les obligations éthiques des praticiens en vue de leur réalisation. Le projet Signal Code du programme Signal de Harvard Humanitarian Initiative, sur lequel travaillent les auteurs, constitue un exemple qui pourrait servir de point de départ à cet effort[20]Greenwood et al., The Signal Code: A Human Rights Approach to Information During Crisis, op. cit.. Il convient également de déterminer quels sous-domaines des AIH (comme la télédétection, la biométrie, etc.) ont le plus rapidement besoin de normes techniques minimales. Il faut enfin réunir les parties prenantes représentatives des communautés concernées ou engagées dans les AIH afin de commencer à convenir d’une feuille de route.
Pour conclure, une partie du défi réside dans le fait que ces questions sont autant (voire davantage) d’ordre politique et économique que d’ordre technologique. Quoi qu’il en soit, la communauté humanitaire doit d’ores et déjà s’intéresser à ces dynamiques diverses en menant une action concertée, intégrée et unifiée. La première étape consiste à lever le voile de la nouveauté supposée de ces outils et méthodes désormais courants qui a trop longtemps séparé ces « nouvelles » technologies des normes traditionnelles grâce auxquelles le terrain mesure l’efficacité et le professionnalisme de l’action humanitaire.
Traduit de l’anglais par Sophie Jeangeorges
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-376-7