Entretien avec Rachid Lahlou
Entretien avec Rachid Lahlou
Un Humanitaire musulman
dans la République
Rachid Lahlou, entretien avec Nathalie Dollé
Ateliers Henry Dougier, 2018
Rachid Lahlou est le fondateur et président de l’organisation Secours Islamique France (SIF). Son premier livre, Un humanitaire musulman dans la République, retrace son parcours et les premiers pas de l’association.
Alternatives Humanitaires — Pourquoi ce besoin d’écrire cet ouvrage dont le titre sonne comme un plaidoyer ?
Rachid Lahlou — Je raconte l’histoire d’un musulman qui veut être humanitaire. Être humanitaire fait partie de la culture française mais pour un musulman, surtout s’il est pratiquant, on dira de lui qu’il s’est radicalisé. Dans la diversité française, je veux parler d’un humanitaire musulman. Initialement, je voulais écrire l’histoire du SIF. En 27 ans d’existence, nous avons eu beaucoup de barrières à surmonter. Je voulais raconter cette histoire en France pour mettre le doigt sur certains excès ou exagérations, mais aussi pour apporter un élément d’espoir : malgré un parcours difficile – pour ne pas dire chaotique – l’histoire du SIF montre qu’on peut y arriver. Quand on a de la détermination, qu’on est sûr de soi, qu’on n’a rien à se reprocher, il faut avoir une force de résistance pour y parvenir. Je l’ai aussi écrit pour que les gens qui arrivent au SIF connaissent l’histoire d’une organisation qui a aujourd’hui une belle image et de beaux projets.
A.H. — Le SIF est donc né il y a 27 ans, comment s’est déroulé le processus de création ?
R.L. — À l’époque, j’étais enseignant en marketing et très content de mon métier. Progressivement, je me suis impliqué dans la question de l’islam de France, mais j’étais en décalage par rapport à d’autres personnes. Je me suis donc concentré sur l’Éducation nationale et un jour, Hany El-Banna, un génie de la médecine, m’a proposé de créer le Secours Islamique France. Son organisation, Islamic Relief, créée en 1984 en Angleterre, s’est aperçue en 1990 que leurs donateurs étaient partout en Europe et ont estimé nécessaire de s’internationaliser. Après un premier refus, il a fini par me convaincre et j’ai monté le projet en 1991.
Du jour au lendemain, je suis devenu un fundraiser de l’humanitaire. On a trouvé un petit local à Saint-Denis, en banlieue parisienne. Islamic Relief nous a donné quelques supports, des tracts traduits en français et ils ont envoyé le premier mailing depuis l’Angleterre, en puisant les adresses à la main dans l’annuaire français.
Comme j’étais un acteur connu des débuts de l’islam de France, j’ai pris mon bâton de pèlerin et j’ai fait le tour de l’hexagone, pour visiter les lieux de culte, les associations, et leur parler de l’action humanitaire. J’étais très intéressé par ce qu’il se passait dans le monde, la guerre en Afghanistan, le bloc de l’Est qui commençait à s’effriter, la crise en Albanie. Je me souviens encore d’un reportage diffusé sur France 3 qui présentait la situation en Albanie comme une catastrophe où même les chaises et les tables des écoles étaient volées. C’était là la matière de mon premier discours : « Aidez-nous à les aider. » Et l’aventure a commencé, puis est venue la crise des Balkans.
A.H. — En quoi la guerre de Bosnie a changé votre trajectoire ?
R.L. — La Bosnie a été l’élément qui nous a propulsés sans aucune préparation. Le premier financement de 20 000 francs de l’époque nous a permis d’en collecter environ 300 000, puis 4 ou 5 millions la deuxième année. Se sont alors développées les visites sur le terrain, les dons en nature… Notre téléphone sonnait jusqu’à 4 heures du matin. Et on n’était que deux ou trois personnes ! C’était stimulant, on était dans l’action. Je suis aussi allé sur place pour voir ce qui se passait, on a envoyé un convoi de farine, payé par l’organisation, etc. La première année était une année bénévole où je combinais mon engagement avec mon travail professionnel d’enseignant. Mon profil de gestionnaire m’a aidé, et j’étais excellent en marketing. Toutes ces compétences, je les ai mises au service de l’organisation qui est montée en puissance en Bosnie mais aussi en Croatie. Elle développait beaucoup de projets et pas seulement de l’aide d’urgence alimentaire. Avoir un bureau à Sarajevo s’est avéré être un avantage considérable. Malgré les difficultés et notamment le fait que la ville était à ce moment-là encerclée, nous parvenions à nous déployer pour répondre aux besoins les plus élémentaires. Bien sûr, le plus urgent était l’aide humanitaire, mais on a aussi participé à la reconstruction des maisons pour le retour de Srebrenica avec des micro-projets. Après une urgence, on ne partait pas du terrain, on restait. Les populations avaient besoin de projets de développement pour se stabiliser, pour se prendre en main ; on a donc créé un département de développement.
A.H. — Quelle est la perception du Secours Islamique en France auprès du grand public et comment le SIF a-t-il été accepté au sein la communauté humanitaire ?
R.L. — Dans un contexte difficile en France, on s’est retrouvés sous les projecteurs à cause d’un article du journal La Vie[1]NDLR : un hebdomadaire français proche du christianisme social. qui s’interrogeait sur le rôle des organisations non gouvernementales (ONG), notamment musulmanes, qui prenaient beaucoup d’espace en en laissant peu pour les autres. En utilisant notre logo et une de nos photos pour illustrer l’article, le journaliste pointait du doigt des organisations saoudiennes, notamment International Islamic Relief Organization (IRO), une émanation d’un organisme gouvernemental saoudien, Islamic World. Le différend s’est terminé à l’amiable, et le journal a publié un article de rectification. Mais le mal était fait et, pendant dix ans, on a dû porter plainte contre les journalistes qui nous accusaient de financer le terrorisme, des islamistes, des intégristes. Nous n’avons jamais été interrogés par la presse et nos dons ont chuté en France.
Mais le problème ne se posait qu’en France. Les années 1990, sous le gouvernement Jospin, étaient des années lourdes pour la communauté musulmane en France ; c’était le début de la concertation avec l’État des musulmans, la publication d’articles défavorables à l’islam, aux musulmans, au foulard, à l’intégrisme, à l’Algérie. C’était une situation extrêmement difficile et insupportable. Je craignais même qu’on vienne me chercher chez moi ; j’étais contrôlé aux sorties, aux entrées, devant mes enfants parfois.
A.H. — Avez-vous eu des soutiens particuliers, notamment d’autres ONG dans les milieux humanitaires ?
R.L. — Au départ, on était absorbés par nos problèmes. Pour apaiser les tensions, et pour être en relation directe avec les journalistes on a mis en place un département de communication puis, petit à petit, on s’est rapproché du Centre de recherche et d’information pour le développement (CRID) et d’autres organisations.
A.H. — Comment s’est faite cette rencontre avec les ONG qui, dans le milieu humanitaire, sont majoritairement laïques ?
R.L. — Les grandes organisations humanitaires françaises connaissaient Islamic Relief sur le terrain et l’organisation était très respectée. Je me souviens du livre Jihad humanitaire, d’Abdel-Rahman Ghandour, préfacé par Rony Brauman, où il disait beaucoup de bien d’Islamic Relief. D’ailleurs, Ghandour lui-même, parce qu’il avait été en Afghanistan, connaissait Islamic Relief et la considérait comme une organisation exemplaire, l’exception du Moyen-Orient. Grâce à Rony Brauman, qui avait aussi été interviewé par Yves Calvi, les ONG françaises à l’international ont commencé à avoir une bonne image d’Islamic Relief. Progressivement, on nous a invité à des réunions au niveau des autorités nationales, à des débats.
La première fois que j’ai rencontré les ONG dans un débat, il était organisé par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Je participais à une table ronde avec Médecins du Monde et Philippe Ryfman, et était débattue la question de la laïcité, des organisations laïques et de l’aide humanitaire dans l’islam. Je me souviens d’un débat houleux avec Jean-Baptiste Richardier, qui est devenu un grand ami, qui avait une vision des organisations confessionnelles assez rigide, même s’ils[2]NDLR : Handicap International. ont essayé de collecter des zakâts[3]NDLR : le zakât est l’aumône musulmane légale.…
On a fait un énorme travail de relations publiques pour se faire connaître et se faire admettre. J’ai créé des liens à travers Coordination Sud et beaucoup de personnalités ont joué un rôle essentiel dans ce processus, au Quai d’Orsay comme au sein d’autres organisations avec lesquelles des relations se sont nouées sur des terrains de crise comme en Irak, en Tchétchénie et ailleurs. Puis le 11-Septembre a été le tournant de notre jeune vie.
A.H. — Alors qu’on aurait pu penser que ce serait un retour à la dénonciation… En quoi le 11-Septembre a-t-il entériné cette « normalisation » ?
R.L. — On a pris la parole publiquement pour dénoncer la situation d’une manière forte et sans équivoque. On a envoyé un courrier à tous nos donateurs, pour dénoncer la situation et nos dons ont explosé. Beaucoup de journalistes nous demandaient aussi notre avis : c’était le début du changement.
Les attentats du 11-Septembre ont bouleversé le travail humanitaire des organisations humanitaires musulmanes aux États-Unis. Islamic Relief était pratiquement la seule organisation à ne pas être touchée, car elle travaillait dans la transparence. Aujourd’hui, le Secours Islamique a de la notoriété, et la reconnaissance des pouvoirs publics et du réseau humanitaire français ; j’ai d’ailleurs été élu au conseil d’administration, puis au bureau de Coordination Sud comme vice-président, c’est bien la preuve de leur confiance.
A.H. — Mais le terme « islamique » pose toujours problème…
R.L. — Après le Printemps arabe, le terme « Islamic » est redevenu un obstacle pour travailler dans certains pays musulmans. Notre rupture avec le réseau Islamic Relief a aussi été un événement majeur. En 1994-1995, j’avais pointé du doigt le besoin de restructurer l’organisation. Ce plaidoyer interne a duré plus de dix ans. Jusqu’à la rupture…
L’ouverture de la première mission du SIF en 2006 au Tchad a été très mal vécue par Islamic Relief parce que ses dirigeants bloquaient toute initiative de ce type afin de garder la centralisation des actions opérationnelles depuis Birmingham. Au SIF, on voulait faire évoluer Islamic Relief vers un autre modèle, mais on ne partageait plus certains de leurs positionnements, notamment lors du Printemps arabe. Hany El-Banna et moi étions les deux moteurs pour que l’organisation garde sa neutralité vis-à-vis de tout État, comme cela est inscrit dans nos statuts, et qu’elle ait une présence sur le terrain. La rupture était donc inéluctable. La dernière « bataille » judiciaire était pour récupérer les locaux et le nom de l’organisation. Pour trouver un terrain d’entente, ils ont gardé l’enregistrement international du nom et nous la propriété en France. On a aussi changé le logo et nous sommes en train de résoudre les derniers litiges sur les héritages. Et aujourd’hui, le Secours Islamique France est une entité indépendante de tout organisme. Nous ne sommes affiliés à aucune confédération musulmane. Une telle affiliation est impensable, même d’un point de vue statutaire.
A.H. — Peut-on déduire de la préface, écrite par Rony Brauman, qu’il est un des premiers soutiens qui exprime, aujourd’hui encore, sa fidélité ?
R.L. — Rony Brauman est un ami et un des acteurs majeurs de l’humanitaire qui a propulsé l’expression « sans frontières ». Il m’a semblé normal de lui demander de rédiger la préface, puisqu’il nous connaît depuis le début, et qu’il nous a toujours suivis.
Propos recueillis par Boris Martin,
rédacteur en chef
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ISBN de l’article (HTML): 978-2-37704-404-7