Alors que les établissements d’enseignement supérieur sont sommés de recruter davantage d’étudiants, les réfugiés rencontrent de multiples obstacles lorsqu’il s’agit d’y accéder. Signe évident que les pays européens, là comme ailleurs, ne sont pas un paradoxe ni à un renoncement près. Pourtant des outils existent.
Partout dans le monde, le taux d’accès à l’université progresse[1]Le taux brut de scolarisation indique ici le nombre d’étudiants inscrits dans le supérieur, exprimé en pourcentage du groupe d’âge pour ce niveau, http://uis.unesco.org/fr. D’un niveau global moyen de 36 %, il s’élève jusqu’à 76 % dans des régions comme l’Europe et l’Amérique du Nord. Un mouvement dont les réfugiés[2]En droit international, au sens de la Convention de Genève de 1951, le terme réfugié désigne une personne qui, en cas de retour dans son pays, craint « avec raison d’être persécuté du fait … Continue reading restent à l’écart. Sur les 25 millions de réfugiés recensés dans le monde en 2018, 61 % sont des jeunes[3]« Nous connaissons actuellement des records historiquement élevés de déplacements. 68,5 millions de personnes dans le monde ont été forcées de fuir leur foyer, soit un chiffre sans … Continue reading. Mais seul 1 % d’entre eux est inscrit dans l’enseignement supérieur. Au Royaume-Uni, le Higher Education Policy Institute (HEPI) a mis en évidence l’ampleur de cette différence entre les réfugiés et le reste de la population afin de formuler une série de recommandations pour un système universitaire plus ouvert, divers et inclusif[4]Higher Education Policy Institute-HEPI, « Reaching the parts of society universities have missed », Report 106, 2018, www.hepi.ac.uk. Globalement, si l’on se réfère au rapport de l’Unesco de 2016, la condition de réfugié réduit par cinq les chances d’être scolarisé[5]Unesco, Rapport mondial de suivi sur l’éducation (Rapport GEM), 2016, https://fr.unesco.org/gem-report/.
Pourtant, la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 dispose que « l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite » (article 26.1)[6]www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights. Pour faciliter l’exercice par les réfugiés de ce droit fondamental, les pays européens ont ratifié en 1997 un texte conjoint du Conseil de l’Europe et de l’Unesco, dit « Convention de Lisbonne », spécifiquement consacré à « la reconnaissance des qualifications relatives à l’enseignement supérieur dans la Région européenne », invitant les cinquante-trois pays qui l’ont ratifiée à prendre :
« toutes les mesures possibles et raisonnables , pour élaborer des procédures appropriées permettant d’évaluer équitablement et efficacement si les réfugiés, les personnes déplacées et les personnes assimilées aux réfugiés remplissent les conditions requises pour l’accès à l’enseignement supérieur, la poursuite de programmes d’enseignement supérieur complémentaires ou l’exercice d’une activité professionnelle et ce même lorsque les qualifications obtenues dans l’une des Parties ne peuvent être prouvées par des documents les attestant » (section VII, art. VII)[7]Convention sur la reconnaissance des qualifications relatives à l’enseignement supérieur dans la région européenne, STE n° 165, Lisbonne, 11 avril 1997, … Continue reading.
En dépit de ces déclarations communes et engagements, les dispositifs juridiques et réglementaires des différents pays échouent à garantir ce droit à la formation, ralentissant d’autant l’intégration au marché du travail des réfugiés et des demandeurs d’asile[8]Alastair Ager, Alison Strang, « Understanding integration : A conceptual framework », Journal of Refugee Studies, vol. 21-2, 2008, p. 166-191, https://doi.org/10.1093/jrs/fen016.
Des obstacles matériels
De fait, les membres de l’Union européenne se trouvent dans une situation paradoxale. Sous l’injonction de leur gouvernement, des classements mondiaux[9]Philip G. Altbach, « The past, present, and future of the research university », Economic and Political weekly, vol. XLVI, n° 16, 16 avril 2011, p. 65-73. et de l’hégémonie du modèle anglo-américain[10]Simon Marginson, « Vers une hégémonie de l’université globale », Critique internationale, n° 2, 2008, p. 87-107., les établissements d’enseignement supérieur multiplient les efforts pour recruter davantage d’étudiants internationaux, indicateurs de la qualité et de l’attractivité du pays[11]Jane Knight, « Updated definition of internationalization », International higher education, n° 33, 2015.. Pourtant, l’espace européen de l’enseignement supérieur (EEES) continue de générer des barrières pour cette catégorie particulière d’étudiants internationaux potentiels que sont les réfugiés.
Alors que les études économiques concordent pour souligner l’impact positif des migrants sur la croissance et la création d’emplois dans les pays d’accueil et d’origine[12]Francine D. Blau et Christopher Mackie, « The economic and fiscal consequences of immigration report », Washington, DC, The National Academies Press, 2017., ainsi que la forte corrélation entre niveau d’instruction et capacité contributive des migrants[13]Holger Bonin, « The Potential Economic Benefits of Education of Migrants in the EU », EENEE Analytical Report, 2017., alors que la mobilité due aux migrations intra-européennes se révèle insuffisante pour combler les besoins du marché du travail, notamment dans les secteurs dits en tension[14]Martin Kahanec et Klaus F. Zimmermann (dir.), Labor Migration, EU Enlargement, and the Great Recession, Berlin, Springer, 2016., il y aurait donc un intérêt significatif à lever ces obstacles[15]National Academies of Sciences, Engineering and Medicine, The Economic and Fiscal Consequences of Immigration, The National Academies Press, Washington, DC, 2017.. D’autant que les lenteurs, notamment l’allongement du traitement de la demande d’asile, fragilisent la santé physique[16]Laurent Chambaud et Fabienne Azzedine, « Santé des migrants : les préjugés ont la vie dure », The Conversation, décembre 2017., créent un découragement psychologique et freinent les possibilités d’intégration socio-économique future[17]Graham R. Davidson et Stuart C. Carr, « Forced migration, social exclusion and poverty : Introduction », Journal of Pacific Rim Psychology, vol. 4, n° 1, 1er mai 2010 ; Jens Hainmueller, Dominik … Continue reading. La perspective d’entreprendre ou de poursuivre des études est vue, par les demandeurs d’asile, les réfugiés et les économistes, comme un facteur-clé de réussite et d’intégration, aussi important que les besoins de première nécessité et la sécurité[18]Thomas M. Crea, « Refugee higher education : Contextual challenges and implications for program design, delivery, and accompaniment », International Journal of Educational Development, vol. 46, … Continue reading.
Pour autant, dans un paysage d’enseignement supérieur européen fragmenté et encore insuffisamment lisible quant aux critères et aux modalités d’accès, les réglementations et les pratiques nationales rendent actuellement l’expérience ardue pour les réfugiés[19]Eva Alisic et Rianne M. Letschert, « Fresh eyes on the European refugee crisis », European Journal of Psychotraumatology, 12 mai 2016..
Parmi les obstacles les plus visibles figurent le niveau linguistique et les moyens financiers. Outre un bon niveau général de compréhension et d’expression, l’accès à l’enseignement supérieur suppose la maîtrise des codes administratif et académique, ainsi que la capacité à passer diverses épreuves d’évaluation. Les coûts liés à ces tests s’ajoutent aux frais de scolarité et d’inscription, variables selon le pays. Des organismes de coopération universitaire comme le DAAD allemand ou le Nuffic néerlandais[20]Le DAAD est le Deutscher Akademischer Austauschdienst (Office allemand d’échanges universitaires), www.daad.de/en/ ; Nuffic est la Dutch organisation for internationalisation in education, … Continue reading, des fondations privées et diverses organisations à but non lucratif ont constitué des fonds de bourses dédiés. Cependant, beaucoup de réfugiés ne disposent pas du budget minimal nécessaire pour couvrir ne serait-ce que les frais de leur vie quotidienne pendant la durée des études.
Les lacunes liées aux dispositifs d’information, d’orientation et de conseil constituent également une entrave. Comprendre le système d’enseignement du pays d’accueil implique de se familiariser avec les critères d’évaluation et de notation, les dispositifs d’aide au transport et autres aspects de la vie étudiante[21]Lukas Eckhardt, Jens Jungblut et Karol Pietkiewicz, Refugees welcome ? Recognition of qualifications held by refugees and their access to higher education in Europe : country analyses, 2017.. Enfin, il faut compter avec les discriminations liées aux perceptions que les ressortissants du pays d’accueil ont du phénomène migratoire, comme l’indique le Réseau européen contre le racisme. Dans un rapport publié en 2017, cette organisation alerte sur les effets du discours politique anti-migrants et des politiques migratoires d’exclusion qui, s’ajoutant aux discriminations raciales et aux restrictions liées au statut migratoire, creusent l’écart entre les taux d’emploi des migrants et ceux des ressortissants nationaux, ouvrant ainsi la voie à l’exploitation[22]« Racism and discrimination in the context of migration in Europe », ENAR Shadow Report 2015-16. L’ENAR est le European Network Against Racism, www.enar-eu.org.
Des problèmes d’équivalences
Au cours de la dernière décennie, de nombreuses initiatives ont été prises pour tenter de lever ces obstacles. La Refugees Welcome Map[23]http://refugeeswelcomemap.eua.be/Editor/Visualizer/Index/48, carte interactive créée par l’association des universités européennes (EUA), s’efforce de recenser, de documenter et d’actualiser l’ensemble des dispositifs de facilitation. Alimentée par les établissements, elle rassemble plus de 250 initiatives dans 31 pays et a servi de modèle pour de nombreuses autres cartes aujourd’hui proposées par des associations et collectivités locales.
Pour simplifier la transition des réfugiés vers le système universitaire du pays d’accueil, des plates-formes numériques et des programmes hybrides, comme les LearningLabs InZone de l’université de Genève[24]www.unige.ch/inzone/resources/, l’initiative Coursera for Refugees[25]https://refugees.coursera.org/ ou le projet Jamiya de l’université de Göteborg[26]www.jamiya.org/ (initialement conçus pour les camps de réfugiés du continent africain et de Jordanie), ont été redéployées et adaptés, permettant d’offrir des formations linguistiques et un accompagnement individualisé[27]Demetrios G. Papademetriou, Meghan Benton et Natalia Banulescu-Bogdan, Rebuilding after crisis : embedding refugee integration in migration management systems, Washington DC, MPI, 2017..
Fondée à Berlin en mars 2015, la start-up associative Kiron Open Higher Education[28]https://kiron.ngo/ contribue à une meilleure articulation entre ces formations de première instance et les formations diplômantes européennes, sa force venant d’un réseau de partenariats avec les établissements les plus prestigieux d’Europe, les ONG et les plus grands fournisseurs internationaux de MOOC[29]Franziska Reinhardt, Olga Zlatkin-Troitschanskaia, Tobias Deribo, et al., « Integrating refugees into higher education – the impact of a new online education program for policies and practices », … Continue reading.
Si ces organismes, maîtrisant la complexité juridique de la situation des demandeurs d’asile et des réfugiés, sont essentiels pour assurer un accompagnement individuel, la difficulté principale réside aujourd’hui dans la reconnaissance inefficace et incomplète des qualifications, en particulier en l’absence de preuves officielles. Cette reconnaissance est pourtant prévue par la Convention de Lisbonne, mais elle se heurte à l’hétérogénéité des pratiques et des moyens à l’intérieur de la zone européenne[30]Bernhard Streitwieser et Cynthia Miller-Idriss, « Higher education’s response to the european refugee crisis : Challenges, strategies and opportunities », in The Globalization of … Continue reading, voire à l’intérieur de chaque pays, d’un établissement à l’autre.
Un manque de coordination
Le réseau européen des centres nationaux d’information pour l’éducation (Enic-Naric) est chargé de coordonner la mise en place d’un passeport européen de qualifications, créé en 2017 à l’initiative du Conseil de l’Europe[31]www.coe.int/en/web/education/recogni-tion-of-refugees-qualifications. Spécialement développé pour les réfugiés qui n’ont pas de documents originaux prouvant leur diplôme, ce passeport devrait permettre d’obtenir une vérification certifiée des compétences linguistiques, professionnelles et académiques. Sa délivrance repose sur un processus d’entretiens et la prise en compte d’un large éventail de preuves et d’auto-évaluations. Dépourvu de valeur juridique ou administrative officielle, ce document interroge toutefois quant à son potentiel de reconnaissance par les universités et les employeurs. Si les centres de pays comme l’Allemagne (Anabin), le Royaume-Uni (Narin) et la Norvège (Nokut) ont réussi à définir des procédures claires pour cette évaluation certifiée, le dispositif demeure en large partie inopérant dans la plupart des autres pays.
Sur le terrain pourtant, une multiplicité d’acteurs s’est mobilisée. En France, ces interventions, souvent non coordonnées entre elles, ont été avant tout portées par les établissements d’enseignement supérieur, généralement à l’initiative de collectifs d’étudiants bénévoles. Si elles jouent un rôle majeur dans l’intégration des réfugiés au niveau local, aucune de ces actions n’a encore fait l’objet de véritable étude d’impact permettant le transfert de connaissances.
Plus qu’un objectif en soi, l’accès à l’enseignement supérieur est avant tout la première étape vers l’intégration socio-économique et l’autonomisation des migrants et des réfugiés en particulier. L’ampleur des enjeux économiques, politiques et de sécurité humaine actuels et à venir nécessite une plus forte participation des bénéficiaires dans l’évaluation comme dans le suivi des interventions et de leur impact, pour une adoption à large échelle.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-446-7