Le 14 décembre dernier se déroulait le séminaire « Les recherches socio-anthropologiques à Médecins du Monde : quelle utilité dans l’action ? ». Cette journée venait faire le bilan des 10 ans de l’approche socio-anthropologique à Médecins du Monde (MdM), mais aussi dresser – en compagnie de chercheurs et d’universitaires – des perspectives pour de bonnes collaborations entre le monde de la recherche et celui de l’action humanitaire.
La recherche à Médecins du Monde (MdM), en épidémiologie comme en socio-anthropologie, est devenue un outil indispensable dans le cadre de projets innovants afin d’identifier et de valoriser des modèles d’intervention de qualité, pertinents et efficaces, en lien avec le mandat social de l’association. Elle s’est récemment structurée avec la création en 2017 d’un service « Recherche et apprentissage ».
Dans cet article, nous allons examiner comment la recherche est devenue un outil d’aide à la décision par l’apport de connaissances, mais aussi comment elle permet le renforcement des capacités d’agir des équipes et des populations par des approches participatives. Celles-ci offrent en effet à différents types de savoirs, techniques comme expérientiels, de se compléter et de s’articuler. Ensuite, nous verrons comment la recherche, en s’articulant avec les plaidoyers portés par MdM, facilite l’accompagnement des personnes dans leur volonté d’influencer les déterminants sociaux de la santé. En effet, en tant qu’ONG médicale, l’association n’a pas pour seule mission d’apporter les soins nécessaires. Elle porte aussi une ambition politique afin de lever les obstacles à la santé et de revendiquer un vrai droit à la santé pour tous. En cohérence avec les principes d’action et de démarche de santé communautaire de MdM, et au-delà du témoignage et de l’indignation, la recherche permet alors d’avoir des expertises et de soutenir les actions de plaidoyer basées sur les réalités de terrain.
Émergence d’un besoin en socio-anthropologie
En 2007[1]Marie-Laure Deneffe et Marie-Ange Vincent, « Appréhender la différence culturelle : une préoccupation permanente », dossier « Anthropologues et ONG : des liaisons fructueuses ? », … Continue reading, des équipes de MdM font remonter le constat récurrent d’un manque d’efficacité et de qualité des actions du fait d’une connaissance partielle des dynamiques sociales autour de l’accès aux soins. Cette situation témoignait d’une demande d’outillage et d’accompagnement pour comprendre la complexité des itinéraires thérapeutiques des populations concernées par les projets. En effet, les conduites ayant un impact sur la santé sont aussi des conduites sociales et culturelles. Les grossesses non désirées (GND), par exemple, sont liées à des choix sociaux, c’est-à-dire à la façon dont la planification familiale entre ou n’entre pas à l’intérieur de normes sociales qui régulent la fécondité, aux systèmes décisionnels dans les familles, aux structures de pouvoir[2]Voir Yannick Jaffré, « Corps biologiques, corps désirants, corps politiques. Les interfaces sociales et techniques des programmes de “santé de la reproduction” en Afrique de l’Ouest », … Continue reading. Aussi, les projets humanitaires supposent nécessairement l’apparition de situations conflictuelles entre représentations différentes et parfois difficilement compatibles sur la santé sexuelle et reproductive.
Structurellement, toute intervention est une confrontation de logiques et de représentations puisqu’elle repose sur une vision militante, politique, normative et technicienne. Se pose alors la question des cadres cognitifs : à partir de quelles clés d’analyse et de quelles grilles de lecture du monde l’intervention est-elle pensée ?
L’anthropologie peut permettre aux professionnels de prendre en compte la parole des autres, de tenir compte des besoins exprimés et d’avoir une meilleure connaissance des savoirs et pratiques populaires. Ces analyses vont permettre de réduire les contradictions et de contribuer à l’émergence de programmes efficaces et adaptés aux contextes sociaux et culturels locaux. Le tout en décodant de façon moins partielle et moins partiale la réalité socioculturelle dans laquelle les programmes sont insérés.
À MdM, ces préoccupations ont abouti à la construction d’un projet intitulé « Déterminants socioculturels de l’accès aux soins » (DSC) qui avait pour ambition de systématiser l’expertise technique et les enquêtes socio-anthropologiques aux différentes étapes clés des projets. La création de ce projet correspondait à la double volonté politique de renforcer la qualité des programmes par une meilleure connaissance et de contribuer à faire évoluer la posture humanitaire, d’aider à décaler le regard, à considérer les choses sous d’autres angles. En 10 ans, la demande d’expertise socio-anthropologique s’est bien ancrée dans les pratiques de l’association, comme en témoigne l’augmentation des études et des partenariats.
Aujourd’hui, comment la recherche socio-anthropologique contribue-t-elle à améliorer la qualité des projets par les données qu’elle produit ? Comment peut-elle aider les équipes à passer d’une simple logique de projet à la construction de processus plus négociés, moins asymétriques, en améliorant les connaissances et la participation des équipes et des populations aux études ? Autrement dit, comment la recherche peut-elle accompagner les dynamiques de transformation sociale ? Comment vient-elle appuyer les interactions entre des processus endogènes de changement et des interventions extérieures visant à les orienter ? C’était tout le sens de la journée de travail du 14 décembre 2018 que de répondre à ces questions.
La production de connaissances par la recherche socio-anthropologique : une aide à la décision
L’apport de connaissances est une façon de sociologiser le regard et de sortir « du cadre logique » des programmes. Comme le soulignait Yannick Jaffré[3]Yannick Jaffré est anthropologue et directeurde recherche au CNRS. lors de ce séminaire, il s’agit de « saisir la complexité du réel ». Les programmes doivent construire leurs actions dans une maîtrise de l’ensemble de l’environnement social dans lequel ils s’insèrent et qui peut révéler des conflits et des contradictions entre les individus et les groupes. Aussi, les enquêtes anthropologiques réalisées à MdM sont-elles souvent planifiées en phase de diagnostic afin de comprendre comment l’environnement vient poser un ensemble de contraintes qui place les personnes dans des situations à risque pour leur santé.
Ainsi, une recherche socio-anthropologique menée en Côte d’Ivoire sur les GND avait pour objectif de comprendre les difficultés d’adhésion des collégiens et lycéens ivoiriens face aux messages de prévention distribués dans les écoles. Cette recherche, qui s’est attachée à analyser les cadres de la construction de la sexualité chez les adolescents, montre que les messages de prévention se heurtent dans leur mise en pratique à la sphère privée des individus. Les adolescentes sont soumises à des pressions (celle des pairs, mais aussi l’influence des médias) qui les incitent à une sexualité précoce et à une multiplication des partenaires, tout en ayant de nombreuses barrières socioculturelles à l’accès à la contraception. Aussi les adolescentes perçoivent les risques liés à l’activité sexuelle, mais ont peu de capacité d’agir pour se prémunir des GND. Les jeunes filles sont alors dans des comportements d’arbitrage entre les risques liés à l’activité sexuelle et ceux inhérents à la précarité et aux violences en raison du genre, par exemple lorsqu’il s’agit de refuser un rapport ou de négocier le port du préservatif. Les programmes, en surresponsabilisant les adolescent(e)s par le biais d’une approche individuelle, ne prennent alors pas suffisamment en compte leur faible capacité d’agir.
Ce type d’étude permet de changer le regard des opérateurs qui interviennent notamment dans le champ de la prévention. Elle favorise une meilleure compréhension des obstacles et des déterminants et donc de la réalité des jeunes et de leur difficulté d’adhésion au programme. En décrivant les situations, en considérant les conflits, les contradictions et les contraintes difficiles à surmonter pour les individus, la recherche met à disposition des acteurs des « connaissances sociales ». En cela, elle permet l’identification et l’échange d’informations indispensables pour une meilleure compréhension des logiques de comportement.
Pour Yannick Jaffré, il faut penser ces actions depuis les logiques des acteurs : « Si les gens n’ont pas raison de faire ce qu’ils font, ils ne le font pas sans raison. » Les sciences sociales sont alors une façon de souligner la cohérence des pratiques d’acteurs et de montrer comment ces acteurs réagissent diversement en fonction des enjeux. En documentant les situations, on donne sens à des comportements et on crée des espaces de négociation, et non pas des formes d’imposition des programmes qui peuvent être trop souvent éloignés des situations réelles.
Les approches participatives en recherche : innover avec les équipes et les populations
Un autre apport des recherches en sciences sociales à la pratique humanitaire se situe aussi dans la méthodologie d’enquête. Comme le rappelait Marie Jauffret-Roustide lors du séminaire, le courant de la recherche participative s’est beaucoup développé ces dernières années dans le domaine des inégalités sociales et de la santé. Associer les acteurs concernés et les usagers permet de favoriser l’implication de ces derniers dans la définition de leurs besoins, de renforcer leur capacité et de contribuer à leur autonomisation, ce qu’on a appelé l’empowerment. Ce type de recherche permet d’accompagner les praticiens dans des processus de réflexivité sur leurs propres pratiques professionnelles en bénéficiant de la connaissance fine des univers de vie et des pratiques des personnes concernées. En inscrivant les acteurs de terrain dans la recherche, cela contribue aussi au processus de transformation sociale, en faisant évoluer les représentations des acteurs.
Une recherche réalisée au Myanmar avec la participation des équipes sur le terrain, d’une partie des équipes de l’association partenaire et des habitants de quartier en est un bon exemple. Elle avait pour objectif d’analyser l’inscription sociale de la réduction des risques dans le modèle socioculturel, politique et religieux essentiellement prohibitionniste de la province du Kachin, de contribuer à l’établissement d’une stratégie communautaire impliquant les habitants des quartiers concernés. Le tout dans l’optique d’améliorer le vivre-ensemble et de réduire les risques accrus de marginalisation des usagers de drogues. Il s’agissait spécifiquement d’essayer d’apporter des éléments de connaissance autour des sources de conflits, liées à ces différentes manières de penser la prise en charge de l’addiction. Il s’agissait en même temps de tenter d’améliorer le contenu des actions pour mieux communiquer autour de ce qu’est la réduction des risques. En posant des questions que l’on pose finalement peu aux habitants des quartiers non bénéficiaires directs des projets, cela a permis une reconnaissance de la parole de ces personnes. Cela a permis de transformer les problèmes perçus du côté des équipes comme du côté des populations environnantes en un support pour un dialogue. Des personnes interrogées ont commencé alors à s’intéresser aux activités de réduction des risques (RDR), qu’elles ne connaissaient pas bien, pour se rapprocher par la suite des équipes. L’enquête avec l’implication de ces dernières, du partenaire et d’habitants des quartiers a enclenché une dynamique d’apprentissage de ce que pensent les uns et les autres d’un même phénomène et d’être sur un même niveau de connaissance et de compréhension du contexte.
D’une manière pragmatique, la participation de certains habitants à l’équipe de collecte a également eu l’effet positif d’ouvrir des espaces restés clos jusqu’alors. L’équipe a pu accéder, pour reprendre des termes chers à Jean-Pierre Olivier de Sardan, à des « arènes stratégiques » du fait que ces personnes étaient insérées dans divers groupes sociaux ou religieux. Des observations ont ainsi été rendues possibles dans des centres de désintoxication tenus par des groupes baptistes, jusque-là fermés aux équipes.
Cette recherche participative, en partant des questionnements des équipes et en les aidant à les reformuler en questions de recherche, a permis de mobiliser leur savoir empirique accumulé sans qu’elles aient forcément les clés d’analyse. Cela a permis aussi une meilleure intégration des résultats puisque ceux-ci étaient basés sur leur connaissance pratique.
Le rôle du chercheur se situait moins sur l’expertise à propos d’une thématique ou d’un contexte que sur la structuration d’organisation des questionnements, la mise en place des connaissances acquises et la facilitation de la réflexion collective. Cela s’avère d’autant plus important que la recherche ne peut être productive en termes d’évolution de pratiques que si les équipes savent comment utiliser les résultats, c’est-à-dire faire un lien entre les résultats de l’étude et leur pratique professionnelle quotidienne.
La recherche participative révèle l’enjeu d’une co-construction d’une vision partagée de la situation : c’est seulement à partir d’une telle vision partagée que l’on peut trouver des leviers pour l’action. Cela implique donc qu’il y ait une articulation de langages et de savoir-faire. Cela suppose aussi d’accepter de revisiter ses pratiques ordinaires pour les faire évoluer.
En aidant des personnes engagées dans l’action à apprendre de leur pratique et à modifier leurs façons de penser et d’agir sur la société, les recherches en sciences sociales ont un double rôle : celui de dévoilement et celui d’accompagnement. Elles contribuent ainsi à faire évoluer la lecture à partir de laquelle agissent les acteurs qui luttent pour des changements. Les recherches dévoilent en effet des rapports sociaux ou encore des formes de domination. Si ces résultats sont disponibles et accessibles, elles permettent aux individus de mettre des mots sur leur réalité, de mieux comprendre leur position et les déterminations qu’ils subissent, et ainsi de (re)conquérir une plus grande autonomie.
Donner la parole aux populations absentes des scènes politiques : la démocratie narrative
La recherche, en donnant la parole aux personnes, valorise les savoirs expérientiels. Elle aide aussi à donner de la visibilité dans le débat public. Ce faisant, elle offre également d’améliorer le pouvoir d’agir des personnes en situation de vulnérabilité puisqu’elle leur permet de se dire avec leurs propres mots. Donner la parole à des acteurs, c’est aussi mettre en existence des gens qui ne sont pas écoutés.
L’enjeu est d’autant plus important pour le plaidoyer que la connaissance n’a pas forcément d’impact direct sur les politiques qui sont de l’ordre du champ moral, comme a pu le montrer l’étude d’Hélène Le Bail sur le travail du sexe[4]Hélène Le Bail et Calogero Giametta, « Que pensent les travailleur.se.s du sexe de la loi prostitution ? Enquête sur l’impact de la loi du 13 avril 2016 contre le “système … Continue reading. Les résultats des sciences sociales n’ont d’influence que dans la mesure où ils sont diffusés, repris dans la société, où ils s’imposent contre d’autres façons de voir le social, où ils permettent à des groupes d’acteurs d’avoir des leviers pour penser leur situation et légitimer leurs revendications. Les connaissances scientifiques sont des arguments qui peuvent être mobilisés dans les luttes, car elles permettent de construire les réalités et de poser les problèmes.
On gagne toujours à comprendre ce que l’on veut changer ou améliorer. La connaissance approfondie des déterminants socioculturels resituée dans un contexte global de contraintes est la condition sine qua non de l’efficacité des actions. L’utilité des recherches est aussi dans l’accompagnement des acteurs de terrain afin de rendre intelligibles et de mettre en actes ces éléments de connaissance. Cela permet de réduire le décalage entre la demande sociale implicite ou les attentes d’un groupe et la réponse qui peut lui être faite, afin d’être contributeur d’un changement social.
Il tient donc aussi aux acteurs de terrain de se rappeler que l’utilité de l’anthropologie est aussi de ramener de la complexité, d’ébranler les certitudes et d’égratigner le statut de certains savoirs experts, dans un souci d’éthique, pour des projets centrés sur la population.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-504-4