Dans cet article, les deux auteurs examinent certains éléments de la réponse française à l’épidémie à l’aune de l’expérience de Médecins Sans Frontières, en particulier du point de vue des relations qui unissent acteurs de la réponse à ceux qui en sont l’objet.
Si des siècles d’expérience ont enseigné à l’humanité qu’il n’existe pas de recette universelle pour contrôler une épidémie, nous savons que la réponse se trouve dans une combinaison de mobilisation politique, sociale, économique, médicale et scientifique. Pour qui est responsable dans ce champ, l’expérience guide, mais ne garantit rien. Des pratiques existent pour limiter le nombre de nouveaux cas et améliorer leur prise en charge, mais leur mise en œuvre mobilise des savoirs et des leviers plus empiriques que rigoureusement démontrés.
Des progrès ont bien été accomplis depuis la peste noire du XIVe siècle. Les sociétés sont bien moins débordées qu’autrefois par des vagues de cas et de décès, mais le défi du contrôle des épidémies demeure. Les récents exemples du SARS en Asie du Sud-Est en 2003, de la grippe H1N1 en Europe en 2008, du choléra en Haïti en 2010, des maladies de Marburg en 2004 en Angola, d’Ebola en 2014 en Afrique de l’Ouest ou du Zika en Amérique du Sud en 2015-2016 nous rappellent que les « nouvelles épidémies » ne sont pas rares. Les modifications de l’environnement, l’intensification des déplacements et des échanges sur la planète ou les conditions socio-économiques précaires font de l’émergence de nouvelles maladies un phénomène continu.
Virements et revirements : quel cap pour la réponse ?
La réponse à une épidémie est rarement balistique, a fortiori face à un nouveau virus ou lorsque l’épidémie prend une ampleur inconnue (choléra en Haïti, Ebola en Afrique de l’Ouest par exemple) : l’incertitude règne, le dispositif de riposte navigue à vue, dans un brouillard parfois épais qui, au mieux, ne se dissipe qu’au fur et à mesure des progrès enregistrés dans la connaissance de l’agent pathogène. Les revirements et changements de cap sont donc inévitables. Encore faut-il être en mesure de les expliciter.
En France, le ministre de la Santé, Olivier Véran, a expliqué début mars 2020, graphique à l’appui, qu’en raison de l’impossibilité de contrôler la transmission du virus de personne à personne, la stratégie nationale visait à préserver la capacité hospitalière d’accueil des patients atteints de la Covid-19. Cette stratégie a prévalu dans la plupart des pays du monde et a justifié les décisions nationales ou locales de confinement. « Ce que nous voulons, c’est freiner le virus, éviter les formes graves, limiter les réas et les décès. Au-delà des capacités hospitalières, c’est la vie des Français que nous protégeons », réitérait sur Twitter le ministre, le 11 octobre dernier.
Si répondre à l’épidémie tient sans conteste au comportement individuel de chacun, la capacité des autorités à entraîner la population dans le suivi des mesures tient beaucoup à leur capacité à convaincre. C’est d’autant plus vrai si la maladie est inconnue. Or, à la lumière de notre expérience, il nous semble que l’examen de l’appréciation initiale de la situation par les autorités françaises, la nature et les motivations des décisions prises et la communication auprès de la population peuvent être examinés avec le même regard critique que celui qui prévaut à l’examen de l’attitude de la population.
La nature et les motivations des décisions prises et la communication auprès de la population peuvent être examinés avec le même regard critique que celui qui prévaut à l’examen de l’attitude de la population.
Fortes des caractéristiques de la maladie, de l’intensité et du mode de propagation du virus, de la difficulté de confiner un pays entier durant une longue période, les autorités politiques et médicales françaises ont affirmé que le succès de la stratégie adoptée ne dépendait que de la bonne et stricte application des mesures qu’elle contient. Celles-ci ont surtout été déclinées en mesures « barrières » et comportementales, dont la réduction des contacts sociaux, familiaux, professionnels ou récréatifs, l’identification précoce des personnes infectées et de leurs contacts ou l’acceptation d’un traçage numérique des déplacements, qui ont fait l’objet de messages publics répétés. Le port du masque, jugé initialement inutile, voire contre-productif a été progressivement rendu obligatoire dans des situations de plus en plus nombreuses. La nécessaire aération des lieux clos n’a été mentionnée que bien plus tardivement, début octobre, alors que l’on savait déjà que l’on avait affaire à une maladie à transmission aérienne. Or, en l’absence d’éléments probants et convaincants aux yeux du public, les décisions des autorités n’emportent que difficilement l’adhésion de celui-ci : la métaphore guerrière à laquelle le président Macron a eu recours, six fois, lors de son allocution du 16 mars valait mobilisation générale ; elle n’a pas pour autant entraîné la compréhension par la population de la stratégie empruntée.
La valeur ignorée de l’épidémiologie d’intervention
Dans de telles circonstances, les responsables peuvent pourtant s’appuyer sur les travaux en épidémiologie, dont les méthodes d’enquête en populations appliquées dans le réel permettent de décrire, de mesurer, d’analyser un phénomène et de tester le cas échéant des programmes de réponse. Dans nos contextes d’intervention, nous y avons recours afin d’identifier les lieux et populations à risque lors d’épidémies de rougeole en Afrique subsaharienne ou de choléra au Yémen pour citer des exemples récents. L’intention est de collecter et d’analyser des informations de terrain pour guider et concentrer les efforts de réduction de la transmission. Or cette discipline a été largement sous-exploitée en France. Très peu d’études en population ont ainsi été menées pour documenter la part des situations et des lieux à risque, et les situations territoriales afin d’adapter la réponse, dans le temps et l’espace. Pour le dire simplement : comment et où les gens se contaminent-ils ? L’agence nationale Santé publique France a semble-t-il été insuffisamment mobilisée par les autorités pour enquêter à ce niveau.
Les débats consécutifs aux décisions de fermeture des bars, des restaurants, des salles de sport illustrent parfaitement la nécessité d’explications claires pour être comprises et admises. Si le restaurant est en théorie un des lieux à risque par excellence en raison de la présence de personnes de toutes conditions physiques, dans un lieu clos, potentiellement faiblement ventilé, où les clients ne portent pas de masque, deux éléments manquent pour apprécier leur importance : l’excès de risque par rapport aux personnes qui ne vont pas au restaurant (et on peut regretter que les autorités françaises se réfèrent à une étude américaine de juillet dont les auteurs eux-mêmes concèdent les limites[1]Delphine Roucaute, « Les restaurants sont-ils des lieux plus à risque pour la transmission du Covid-19 ? », Le Monde, 2 octobre 2020, … Continue reading), et la part que les infections contractées au restaurant représentent sur l’ensemble des infections. En d’autres termes : en quoi ce risque est-il élevé et en quoi est-ce un problème au niveau national ? En épidémiologie, ces deux questions se complètent pour comprendre l’origine d’un problème de santé, l’importance que ces facteurs explicatifs peuvent avoir et bien entendu comment y répondre. Cette approche a manqué jusqu’à aujourd’hui en France. Elle apparaît pourtant plus cruciale encore à l’heure où le confinement est de nouveau décrété, après le couvre-feu imposé dans certaines portions du territoire national, au vu de la nécessité pour la population de comprendre et d’intégrer les arguments scientifiques qui justifient les mesures qui s’imposent à elle.
Communiquer et convaincre
L’information et la communication envers la population pour expliquer les causes et les conséquences de la diffusion de la maladie, les moyens de s’en protéger et l’évolution à en attendre représentent un axe majeur de la riposte, certes difficile à mettre en place. Quels que soient le contenu et les formats de communication, une part de la population y sera hermétique, alors qu’une autre y sera réceptive. Entre les deux, le succès dépend notamment de la confiance envers le porteur du message. En l’absence de cette compréhension de la riposte et de la confiance qu’elle peut engendrer, la situation peut sérieusement s’envenimer. En Angola, dans le contexte d’une réponse à une épidémie de fièvre hémorragique Marburg, MSF a pu être accusée de saigner les malades et de boire leur sang ; en Haïti, près d’une cinquantaine de prêtres vaudous ont été assassinés, accusés de répandre le choléra ; en Guinée, ce sont huit représentants administratifs et des médias qui ont été assassinés lors de l’épidémie d’Ebola en 2014, et des centres de traitement ont été incendiés en République démocratique du Congo (RDC) à l’occasion de la récente épidémie dans le Nord-Kivu. Notons que ces violences sont largement le fruit de conflits politiques et financiers sous-jacents, l’épidémie n’en étant alors que l’instrument. En France, il a été affirmé sur des réseaux sociaux que l’Institut Pasteur avait créé le coronavirus pour ensuite s’enrichir par la vente du vaccin ; parfois, c’est Bill Gates qui est en cause, ou bien des Chinois qui auraient conçu ce virus dans le laboratoire hautement sécurisé (dit P4) de Wuhan construit avec le soutien de la France. Ce type de rumeurs est universel – elles ont existé bien avant leur prolifération sur les réseaux sociaux.
En l’absence de cette compréhension de la riposte et de la confiance qu’elle peut engendrer, la situation peut sérieusement s’envenimer.
Une partie du succès peut tenir à la précision et à la cohérence des messages délivrés. À défaut, ils seront vite sujets à critique et à raillerie. Le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, a eu le mérite au début de l’épidémie de se présenter sobrement chaque jour pour un point d’information. Mais si l’indicateur primordial de suivi était clairement le nombre de lits de réanimation occupés par les patients atteints de Covid, le message a perdu de sa clarté en énonçant un nombre de cas que tout le monde savait très éloigné de la réalité, un nombre de décès qui a longtemps omis de compter ceux survenus en Ehpad, et même une proportion erronée de décès parmi les patients hospitalisés[2]Rémi Dupré et Stéphane Mandard, « Coronavirus : la mortalité en réanimation beaucoup plus fort qu’annoncée en France », Le Monde, 27 avril 2020, … Continue reading. Sans compter qu’une avalanche de chiffres ne fait pas une stratégie : il est difficile d’adhérer à des tableaux.
L’adhésion de la population n’est toutefois pas seulement une affaire de clarté, mais également de moyens. Notre expérience de prise en charge des patients atteints de tuberculose comprend ainsi depuis bien longtemps un volet matériel : il s’agit de faire en sorte que le dépistage et la prise en charge ne représentent pas une charge pour les patients éventuels ou leur famille. Des incitations existent donc, que nous avons mises en place dans un certain nombre de programmes, dans le Caucase par exemple[3]MSF, « Tuberculose multirésistante : Soigner les patients à domicile », 4 juillet 2011, https://www.msf.fr/actualites/tuberculose-multiresistante-soigner-les-patients-a-domicile. Force est de constater que dans ce domaine, la réponse européenne, et française en particulier, a démontré que face à la crise sanitaire et à la nécessité de mobiliser l’ensemble de la population dans la réponse, l’appui économique est nécessaire. Les mesures de soutien développées depuis mars par le gouvernement illustrent cette nécessité comme, a contrario, le retard pris par les humanitaires ces dernières années sur les épidémies : lors des crises Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014-2015, ainsi qu’au Nord-Kivu en RDC en 2018-2020, on a pu déplorer le peu de programmes de soutien aux patients, à leur famille, ainsi qu’à tous ceux dont les acteurs de la réponse auraient souhaité qu’ils se rendissent dans les hôpitaux pour se faire tester et prendre en charge. Appeler les Français à respecter le confinement, c’était d’abord s’assurer qu’ils aient les moyens de le faire.
Sciences et politique
La médecine et la science ont servi de référence pour certaines décisions, mais cela a amené des discussions brouillonnes sur le rôle du politique et du scientifique. Plusieurs chercheurs de différentes disciplines se sont publiquement plaints d’une instrumentalisation de cette dernière, sur fond de débats accompagnant l’acquisition progressive des connaissances du virus et de la maladie, mais aussi des controverses publiques qui n’avaient de scientifiques que le nom. On pense ainsi au débat très français sur l’hydroxychloroquine et l’émergence sur la scène publique de Didier Raoult[4]Pierre-Henri Castel, « L’hydroxychloroquine : quelle(s) controverse(s) ? », AOC, 13 avril 2020, https://aoc.media/opinion/2020/04/12/lhydroxychloroquine-quelles-controverses. Cette répartition chaotique des rôles entre politiques et scientifiques n’est pas spécifique à la France. On notera du reste que les sciences sociales ne sont pas à l’abri de ces controverses, comme l’illustrent les discussions entourant les prises de position du sociologue spécialiste de la délinquance Laurent Muchielli en faveur de Didier Raoult[5]Josquin Debaz et al., “Academic debates and the complexity of the hydroxychloroquine controversy”, Montréal, Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie, 2020, … Continue reading. Cette répartition n’est pas toujours étrangère à une lutte de pouvoirs, celui du savoir et celui de la décision. Si pour les membres du Conseil scientifique mis en place en mars sur décision du président Macron lui-même il n’a jamais été question de se substituer au gouvernement, la prise de parole de nombreux médecins – dont peu avaient par ailleurs une expérience de la réponse aux épidémies – dans les médias et sur les réseaux sociaux a contribué à brouiller cette répartition des rôles[6]« “Covid-19 : nous ne voulons plus être gouvernés par la peur” : la tribune de chercheurs et de médecins », Le Parisien, 10 septembre 2020, … Continue reading.
En outre, la légitimité de ces médecins reposait principalement sur leur prise en charge de patients atteints. En cela, ils ont été l’illustration de l’approche très hospitalo-centrée de la réponse. Celle-ci a largement contribué, au moins dans les premiers mois de l’épidémie, à résumer la stratégie à une réponse à un afflux de patients, bien plus qu’à une épidémie et ses multiples composantes. C’est d’ailleurs une faiblesse similaire qui a marqué jusque récemment les ripostes aux épidémies d’Ebola, caractérisées par une attention insuffisante au rapprochement physique des malades avec le système de soin. L’intérêt de s’appuyer sur les structures périphériques, ou les familles, est pourtant éprouvé, que l’on réponde à une épidémie de choléra, ou à une crise nutritionnelle aigue.
Le président se félicitait le 15 juin que l’État avait tenu[7]Élysée, « Adresse aux Français, 14 juin 2020 », https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/06/14/adresse-aux-francais-14-juin-2020, d’autres encore que l’Hôpital (avec un grand « H ») avait tenu. Mais que signifie « tenir » quand 30 000 personnes ont perdu la vie en trois mois, que près de la moitié d’entre eux vivaient dans des lieux confinés identifiables que sont les Ehpad, où résidaient des personnes à risque de développer des cas graves, que le virus a très largement circulé auprès des migrants des centres d’hébergement[8]MSF, « Covid-19 : une enquête épidémiologique révèle une sur-contamination dans des lieux de regroupement de personnes en grande précarité en Île-de-France », 6 octobre 2020, … Continue reading et des précaires[9]« Épidémiologie sociale : santé, inégalité, comorbidité », France Culture, 3 juin 2020, … Continue reading, et que les hôpitaux ont dû par nécessité largement réorienter leur activité au détriment des patients dits programmés ? La difficulté de maintenir des soins courants en période exceptionnelle nous est connue : les situations épidémiques de catastrophe nécessitent une réorientation des activités, une logique de tri[10]Jean-Hervé Bradol et Elba Rahmouni, « Le triage », CRASH, 6 avril 2020, https://www.msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/le-triage. Ici, elle se sera exprimée de deux manières : au détriment des patients atteints de maladies chroniques, y compris de cancers, ou souffrant d’affections aiguës, d’infarctus ou d’accidents vasculaires cérébraux par exemple, et au détriment des personnes âgées.
Une autre grande épidémie, celle du sida, nous avait enseigné à revisiter les concepts, notamment en invitant les soignants à redéfinir profondément leurs relations avec les patients.
Bien des rapports analyseront la réponse à l’épidémie de Covid-19. Des leçons seront tirées. Notre expérience nous a appris que les écueils viennent autant d’une stratégie peu claire que des détails pratiques et opérationnels non résolus, ainsi que d’une méconnaissance des volets non médicaux de la réponse. Une autre grande épidémie, celle du sida, nous avait enseigné à revisiter les concepts, notamment en invitant les soignants à redéfinir profondément leurs relations avec les patients. Il devrait en aller de même pour la pandémie actuelle : s’abstenir de tout jugement moral, placer les échelons de décision à des niveaux proches de la population pour lui inspirer davantage de confiance, rappeler l’importance de la participation des citoyens dans l’effort de réponse, et leur donner les moyens d’y souscrire.
S’il est une leçon à retenir pour l’heure de cette épidémie, c’est que la biomédecine, la recherche scientifique, l’épidémiologie et les sciences sociales sont autant d’outils à combiner. Alors que la crise est loin d’être terminée en France comme dans le monde, il n’est pas trop tard pour s’y atteler.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-723-9 |