Se basant sur des témoignages recueillis sur différents théâtres d’opérations humanitaires, Jasmine-Kim Westendorf analyse les conditions politiques, mais aussi concrètes, qui facilitent les abus. L’autrice traite en particulier du « sexe transactionnel », particulièrement complexe à combattre tant il s’insère dans le déséquilibre des relations entre humanitaires et bénéficiaires.
« Nous étions affamés, nous n’avions rien à manger. J’aurais fait n’importe quoi pour de la nourriture. » Ces mots sont ceux d’une femme ayant travaillé pour des organisations internationales pendant et après le siège de Sarajevo au début des années 1990. Ils m’ont été rapportés une dizaine d’années plus tard à l’occasion d’un déplacement en Bosnie en vue d’étudier les conséquences de l’exploitation et des abus sexuels commis par le personnel international du maintien de la paix et de l’aide humanitaire[1]La recherche et l’analyse présentées dans cet article sont basées sur des recherches menées entre 2016 et 2020 et publiées dans mon livre Violating Peace: Sex, Aid, and Peacekeeping, Cornell … Continue reading. Elle décrivait une époque où elle et sa famille étaient affamées, alors que ses collègues internationaux profitaient de fêtes de Noël somptueuses et étaient très bien payés. Une fois, elle m’a raconté qu’elle était si désespérée qu’elle a rapporté chez elle une conserve de poisson provenant des réserves de son organisation. Elle a été accueillie le lendemain par son patron et un agent de sécurité, qui l’ont réprimandée pour ce vol. « Ce qu’il n’a pas réalisé, dit-elle, c’est que s’il m’avait proposé de m’acheter une pizza pour le déjeuner si je couchais avec lui, j’aurais accepté ». En effet, de nombreuses femmes que j’ai rencontrées ont raconté des histoires de femmes dont on a abusé de la situation désespérée et qui ont en fait été exploitées et abusées sexuellement par des hommes travaillant dans le cadre des opérations de maintien de la paix et des interventions humanitaires en Bosnie pendant et après la guerre.
Bien que la femme dont j’ai rapporté ici les paroles n’ait pas été elle-même victime d’exploitation sexuelle par son patron, ses mots illustrent les raisons pour lesquelles l’exploitation et les abus sexuels perpétrés par certains membres du personnel humanitaire contre les communautés locales qu’ils sont censés aider et protéger ont été si difficiles à combattre, malgré des efforts concertés. Ils soulignent combien ce phénomène s’explique par le profond déséquilibre de pouvoir et de ressources qui caractérise les relations entre le personnel international et les communautés dans lesquelles il est déployé. Ils évoquent également le défi central auquel sont confrontés les efforts de prévention et de rétorsion, à savoir que si certains abus sexuels sont manifestement violents et criminels, d’autres impliquent un jeu complexe de pouvoir, de coercition et de négociation qui les rend beaucoup plus difficiles à traiter, tant sur le plan pratique que conceptuel.
« Si certains abus sexuels sont manifestement violents et criminels, d’autres impliquent un jeu complexe de pouvoir, de coercition et de négociation. »
Cet article s’articule autour de ces questions. Il commence par examiner pourquoi, et dans quelles circonstances, les humanitaires abusent et exploitent malgré le principe de « ne pas nuire » qui encadre leur déploiement dans les conflits et les urgences humanitaires. Il s’interroge ensuite sur la manière d’améliorer les mécanismes de responsabilisation. Je montre qu’une réponse efficace à l’exploitation et aux abus sexuels dans le secteur humanitaire doit être fondée sur une compréhension de la fluidité de la dynamique de pouvoir qui façonne les relations entre les humanitaires et les membres des communautés qu’ils sont censés servir.
Comprendre les abus
Ce phénomène d’exploitation par des travailleurs humanitaires et d’abus sexuels sur des femmes et des enfants appartenant aux communautés vulnérables auxquelles ils viennent en aide n’est pas nouveau. Cette question a longtemps été une épine dans le pied du secteur humanitaire[2]Pour l’un des premiers rapports sur l’inconduite sexuelle des humanitaires, voir le rapport du Secrétaire général des Nations unies intitulé « Enquête sur l’exploitation sexuelle de … Continue reading, bien qu’elle ait comparativement moins retenu l’attention du public que les abus similaires perpétrés par les forces de maintien de la paix de l’Organisations des Nations unies (ONU). Et si seul un petit nombre de travailleurs humanitaires sont concernés, leurs actions ont des conséquences graves et durables sur les communautés avec lesquelles ils travaillent et les résultats de leurs missions[3]Mon livre les documente en détail. Voir Violating Peace…, op. cit..
L’exploitation et les abus sexuels englobent un ensemble de comportements allant du trafic sexuel, du viol et du comportement sadique violent jusqu’à la prostitution, la production de pornographie et le sexe transactionnel, avec différents degrés de coercition, de consentement et de criminalité[4]Jasmine-Kim Westendorf et Louise Searle, “Sexual exploitation and abuse in peace operations: trends, policy responses and future directions”, International Affairs, vol. 93, no. 2, 1 March … Continue reading. Les auteurs de ces abus ciblent autant des adultes que des enfants, les principales victimes étant des femmes et enfants (garçons ou filles) de moins de 18 ans. En outre, malgré l’idée répandue selon laquelle ces faits seraient principalement liés à des soldats déployés dans le cadre de missions de maintien de la paix, ils concernent en réalité tout l’éventail du personnel associé au maintien de la paix et à l’humanitaire, y compris du personnel en uniforme et en civil, des travailleurs humanitaires, des diplomates et des entrepreneurs privés. Les responsables sont des membres du personnel international, régional et local. L’unique dénominateur commun est le fait qu’ils soient tous des hommes, les données et recherches disponibles ne mentionnant aucune femme.
Ainsi, pourquoi ceux qui sont envoyés pour protéger certaines des populations les plus vulnérables du monde se rendent-ils coupables d’abus et d’exploitation sexuels à leur encontre ? Il n’est pas surprenant, étant donné la diversité des comportements et des responsables, que les facteurs qui donnent lieu à ces actions soient également nombreux et variés. Mes recherches suggèrent qu’un large éventail de facteurs locaux, internationaux, normatifs et systémiques contribuent à faire émerger les contextes dans lesquels des humanitaires se rendent coupables d’abus et d’exploitation.
Il s’agit notamment de contextes de vulnérabilité dans lesquels les opérations humanitaires sont déployées, caractérisés par une inégalité matérielle extrême entre personnel humanitaire et population locale. Des populations civiles déplacées sont souvent présentes, tout comme des réseaux criminels déjà engagés dans diverses formes de violence, d’abus et d’exploitation. Mais des facteurs normatifs et systémiques jouent également un rôle essentiel : entre autres le racisme, le sexisme, les constructions sexistes telles que la masculinité, et l’inégalité des structures et des cultures de pouvoir social et politique au sein des organisations humanitaires et des réseaux sociaux. Par exemple, en 2004, un Français membre civil de la Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo (Monuc) ayant admis avoir violé vingt-quatre jeunes filles mineures a déclaré aux enquêteurs : « Là-bas, l’esprit colonial persiste. L’homme blanc obtient ce qu’il veut[5]“Verdict today in case of UN employee accused of raping 23 African girls”, The Irish Times, 11 September 2008, … Continue reading. »
Il n’existe pas de solution simple à ce problème, et les différents facteurs que je suggère interagissent les uns avec les autres pour donner lieu à des modèles et des formes variés d’abus sexuels dans des contextes différents. À titre d’exemple, les circonstances particulières à Beni, en République démocratique du Congo (RDC), pendant la crise d’Ebola de 2018-2020, ont conduit à la mise en place d’un vaste programme de « sexe contre travail » au sein du personnel humanitaire[6]Robert Flummerfelt et Nellie Peyton, « Plus de 50 femmes accusent des travailleurs humanitaires d’abus sexuels lors de l’épidémie d’Ebola en RDC », The New Humanitarian, … Continue reading. Les comportements répréhensibles des humanitaires en Bosnie durant les opérations internationales de maintien de la paix en réponse aux guerres de Yougoslavie dans les années 1990 tournaient en grande partie autour du patronage de maisons closes gérées par des organisations criminelles qui faisaient entrer clandestinement dans le pays des femmes provenant des États voisins. En revanche, des membres de communautés au Timor oriental m’ont rapporté que le principal type d’exploitation sexuelle dont ils ont été victimes de la part des humanitaires impliquait l’établissement de relations amoureuses caractérisées par une dynamique de pouvoir inégale et une malhonnêteté, aboutissant parfois à la naissance d’enfants par la suite abandonnés par les pères. Il est important de comprendre que ce modèle particulier de comportement au Timor oriental ne relève, généralement, même pas des comportements interdits par les politiques de tolérance zéro ou autres codes de conduite organisationnels, car il implique des relations consenties entre adultes, non transactionnelles au sens immédiat du terme. Mais il était néanmoins considéré comme une forme flagrante d’exploitation sexuelle par les membres de la communauté, car il reposait sur un profond déséquilibre de pouvoir entre les individus concernés et avait de graves conséquences négatives pour les femmes timoraises.
En fin de compte, le plus grand défi auquel est confrontée la réponse organisationnelle en matière d’abus sexuels dans le secteur humanitaire est que la nature du « problème » reflète la complexité des contextes dans lesquels il se présente. Il est difficile pour un cadre politique unique d’aborder les différents types de comportements englobés par l’expression « exploitation et abus sexuels », la diversité des responsables et des modes impliqués. Ceci reflète à la fois l’absence de mécanismes exhaustifs de notification et de collecte de données à l’échelle du secteur, et la nature décentralisée et multidimensionnelle de ce même secteur. En outre, il est difficile de mettre en place des enquêtes et des mécanismes de rétorsion fiables, puisque seuls certains des comportements interdits sont criminels (comme le viol) ; les autres relèvent d’infractions à la politique organisationnelle (comme certaines relations sexuelles transactionnelles entre adultes). De plus, les régimes juridiques et les capacités d’enquête varient considérablement d’un pays à l’autre, et la question de l’interdiction de certains comportements – comme l’achat de services sexuels – se produisant entre adultes consentants, reste très controversée.
Tout cela constitue un défi particulier pour le secteur humanitaire car, bien que son personnel ait été impliqué dans de nombreuses formes d’inconduite sexuelle, les données de l’ONU sur les responsables civils d’abus sexuels, ainsi que mes propres recherches suggèrent que la plupart des allégations à l’encontre du personnel humanitaire concernent des relations sexuelles transactionnelles[7]Voir les données sur la conduite et la discipline des Nations unies, https://conduct.unmissions.org/data, qui sont particulièrement difficiles à prévenir et à punir.
Au défi de la définition et de la caractérisation du sexe transactionnel
Le sexe transactionnel est parfois qualifié de « sexe de survie » en référence aux circonstances qui définissent les choix des victimes en matière de rencontres sexuelles. Le rapport est consenti – sous divers niveaux de coercition – contre des biens essentiels, de l’argent, une aide, une protection ou, comme dans le récent scandale de Beni, des emplois auprès d’organisations internationales. Bien que la politique de tolérance zéro de l’ONU[8]Circulaire du Secrétaire général, « Dispositions spéciales visant à prévenir l’exploitation et les abus sexuels ST/SGB/2003/13 », 9 octobre 2003, https://undocs.org/fr/ST/SGB/2003/13 et les codes de conduite des organisations non gouvernementales interdisent les rapports sexuels transactionnels, la nature complexe de ces comportements pose un défi aux mécanismes de formation, de signalement et d’enquête.
« La plupart des allégations à l’encontre du personnel humanitaire concernent des relations sexuelles transactionnelles. »
Tout rapport sexuel entre adultes et enfants, même dans le cadre d’une transaction négociée, constitue un abus sexuel en vertu des politiques en matière d’exploitation et d’abus sexuels. Il est ainsi considéré comme un acte criminel dans la plupart des juridictions (bien que l’âge du consentement puisse varier, ce qui crée certaines difficultés). Malgré cela, certains cas de transactions sexuelles ont conduit les enquêteurs à conclure que des actes criminels d’abus sexuels sur des enfants constituaient en fait une exploitation sexuelle[9]Voir par exemple le Code de conduite du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), mai 2018, https://www.icrc.org/sites/default/files/wysiwyg/code_of_conduct_may_2018.pdf (en anglais). Cela montre que même en présence de règles claires, les préjugés personnels peuvent influencer de manière significative l’issue des allégations d’exploitation et d’abus sexuels.
L’importance des jugements personnels et de la stigmatisation des enquêteurs et des fonctionnaires est encore plus évidente en ce qui concerne les relations sexuelles transactionnelles entre adultes. Elles ne sont généralement pas criminelles et impliquent un niveau de négociation et d’intervention de la part des victimes – bien entendu, dans un contexte de privation extrême, de désespoir et d’insécurité. Au cours de mes recherches, j’ai interrogé certains fonctionnaires en position d’autorité sur les enquêtes de conduite et de discipline. Ils m’ont confié que, selon eux, toute relation sexuelle transactionnelle entre adultes est basée sur le consentement des deux parties et ne devrait pas être considérée comme de l’exploitation ni relever des codes de conduite, même si elle a lieu dans des contextes définis comme étant des rapports de force inégaux. En outre, le pouvoir social et économique des humanitaires – relativement aux communautés qu’ils servent – crée des circonstances dans lesquelles les rapports sexuels transactionnels peuvent s’inscrire dans l’économie locale et les attentes des intervenants.
Il est particulièrement compliqué de prévenir et de combattre efficacement l’exploitation sexuelle lorsque tant de personnes sont impliquées dans les comportements eux-mêmes ou dans les secteurs économiques qui leur sont associés (comme les lieux d’accueil, les réseaux de taxis et les hôtels). Ceci crée un environnement propice à l’essor d’économies sexuelles transactionnelles, incite à les protéger et à les poursuivre, et compromet le fonctionnement des mécanismes de rétorsion. Il n’est donc pas surprenant que de hauts fonctionnaires de nombreuses organisations m’aient confié qu’ils avaient tendance à se concentrer sur les allégations d’abus sexuels plutôt que sur l’exploitation sexuelle, car cette dernière est jugée « trop compliquée ». En comparaison, enquêter sur des allégations de viol semble plus simple.
Conditions d’enquête
Ces difficultés d’enquête sont aggravées par le fait que le niveau de signalement est faible[10]William Worley, “Sexual abuse in aid sector still ‘widespread’”, Devex, 17 July 2020, https://www.devex.com/news/sexual-abuse-in-aid-sector-still-widespread-97730. De nombreuses personnes ne savent pas comment faire connaître leurs problèmes avec le personnel international aux autorités compétentes ou, si elles le savent, la honte et la stigmatisation les en découragent. Des membres du personnel humanitaire local et international ont déclaré craindre des représailles s’ils dénonçaient des abus sexuels perpétrés par leurs collègues[11]Sophie Edwards, “Sexual assault and harassment in the aid sector: Survivor stories”, Devex, 7 February 2017, … Continue reading. D’autres m’ont dit qu’ils ne signalaient pas ce qui semblait être des comportements d’exploitation par des collègues parce qu’ils n’étaient pas sûrs de ce qui se passait, et qu’ils hésitaient à « juger » le comportement d’autres personnes en les dénonçant. Ainsi, ils ont préféré prendre leurs distances avec les auteurs de ces actes sur les plans professionnel et personnel mais, rétrospectivement, ils ont souvent regretté de ne pas s’être exprimés de manière formelle.
Une enquête ouverte pour des faits de transactions sexuelles peut être difficile à conclure en raison des problèmes que pose la collecte de preuves, en particulier en présence d’éléments de consentement ou de transactions négociées, ou lorsque le fait de contribuer à une enquête peut mettre la victime-survivante en danger. Il en va ainsi quand le travail sexuel est illégal dans le pays concerné. Lorsque les allégations sont corroborées par des enquêtes internes, les options de rétorsion sont limitées, en particulier si aucune infraction pénale n’a été commise ou si les juridictions locales ne disposent pas de cadres juridiques solides en matière de violences sexuelles.
Cette discussion illustre qu’un ensemble de facteurs systémiques, culturels et contextuels intriqués présente de sérieux défis pour la prévention et la répression de l’exploitation et des abus sexuels par les humanitaires. Ensemble, ils créent un environnement dans lequel un petit nombre de prédateurs peuvent abuser et exploiter sans crainte de représailles. Ils soulignent également que les politiques doivent répondre plus explicitement aux défis que la nature même des contextes humanitaires pose à ce qui a été, jusqu’à présent, une approche de l’inconduite sexuelle essentiellement appréciée sous l’angle des « ressources humaines ».
Orientations politiques et nécessaire approche holistique
En 2018, un scandale international a été déclenché par les révélations sur les abus sexuels commis par le personnel d’Oxfam Grande-Bretagne travaillant en Haïti au lendemain du tremblement de terre de 2010. Ce scandale a rapidement contaminé d’autres organisations et missions humanitaires, entraînant une vague de décisions visant à revoir et à améliorer les mécanismes de protection et le partage d’informations dans le secteur, tant au sein des organisations humanitaires qu’entre elles.
« Interpol a été chargé d’élaborer une réponse plus forte des services de répression face aux auteurs de ces actes. »
Des rapports ont été publiés, des programmes de formation révisés, des conférences organisées et des mécanismes de reporting établis. Les bailleurs et les organisations ont planifié diverses commissions d’écoute et d’enquête afin de mieux comprendre pourquoi les comportements sexuels répréhensibles persistent et comment mieux les prévenir et y remédier[12]Voir par exemple la Commission indépendante sur les comportements sexuels répréhensibles, la redevabilité et le changement de culture interne … Continue reading. Des experts en protection ont été engagés et les politiques des ressources humaines ont été revues et réécrites. Interpol a été chargé d’élaborer une réponse plus forte des services de répression face aux auteurs de ces actes, et de contribuer à empêcher les prédateurs sexuels de passer d’une organisation à l’autre[13]Government of the United Kingdom, “Press release: International summit to crack down on sexual predators in the aid sector”, 18 October 2018, … Continue reading. Bien qu’il soit encore dans sa phase initiale, le programme fait un travail important avec les services de police locaux en Asie et en Afrique pour identifier les ressources et le soutien opérationnel nécessaires afin de punir les responsables, et avec les organismes d’aide pour améliorer la prévention et la détection des comportements répréhensibles. Le gouvernement britannique est également en train de mettre en place un registre mondial des travailleurs humanitaires susceptibles d’avoir commis des abus, afin de partager des informations sur les cas de mauvaise conduite et d’en mettre les auteurs sur liste noire. Ce registre a cependant fait l’objet de critiques sérieuses, et une alliance d’organisations humanitaires a mis en place un Programme interagences de dénonciation des abus[14]Pour de plus amples informations sur ce programme, voir The Inter-Agency Misconduct Disclosure Scheme (https://www.schr.info/the-misconduct-disclosure-scheme) et pour les critiques, voir Asmita Naik, … Continue reading.
Ces initiatives ont permis de réaliser d’importants progrès, notamment en matière de partage systématique des informations entre les organisations, afin d’éviter que les auteurs de délits n’évoluent sans contrainte dans le secteur. Elles ont également permis de généraliser la question de la protection, et de responsabiliser le personnel et les organisations. Toutefois, il reste du travail à accomplir pour s’attaquer aux facteurs et aux cultures à l’origine du phénomène – notamment les dynamiques de pouvoir, de genre et de permissivité – qui façonnent les choix faits par certains travailleurs humanitaires pour exploiter et maltraiter les populations locales et entraver les efforts de responsabilisation. Ceci est crucial, car bien que peu d’individus commettent les pires formes d’abus, davantage sont impliqués dans des formes de sexe transactionnel qui sont difficiles à traiter par les mécanismes de conduite et de discipline – en raison des complexités évoquées ci-dessus entourant la négociation, la coercition et le consentement.
« Si le nombre de responsables d’abus sexuels est faible, leurs effets sont importants : sur la vie de leurs victimes, sur les résultats de leurs missions et sur la perception globale de la légitimité du projet humanitaire. »
Ce problème profondément social exige une réponse holistique. Les organisations doivent compléter l’apprentissage des règles par des possibilités de questionnement continu sur le sens d’une mission et le rôle qu’elles y jouent. Il s’agit de s’assurer que les employés comprennent non seulement quelles règles régissent leurs comportements, mais aussi pourquoi ils ont été missionnés, comment leurs comportements quotidiens affectent les objectifs et les résultats d’une mission humanitaire, et à quelles fins certains comportements ont été proscrits. Le fait de fonder cette démarche sur une compréhension du pouvoir et du genre aidera le personnel à faire face aux complexités des accusations d’abus – le sexe transactionnel en particulier.
Les organisations doivent également veiller à ce que les dirigeants soient engagés, responsables des politiques de protection, et comprennent que le genre et le pouvoir alimentent les abus. Elles doivent aussi cesser de considérer que les comportements sexuels abusifs seraient le fait de « brebis galeuses » ou de personnes ne comprenant pas les règles, et reconnaître qu’ils sont également le produit des environnements complexes dans lesquels les humanitaires travaillent. Ce changement aurait des implications sur le fonctionnement des mécanismes de prévention et de rétorsion, tout en reconnaissant qu’un déséquilibre des pouvoirs et des ressources est dans une large mesure inévitable dans de nombreux contextes humanitaires.
En outre, les organisations et les humanitaires eux-mêmes doivent s’engager dans des discussions plus ouvertes et plus honnêtes sur leurs comportements par rapport aux communautés locales, et sur les opportunités que leur présence constitue pour des actes d’abus et d’exploitation. Cela implique nécessairement de s’attaquer à des questions plus larges que les comportements sexuels du personnel humanitaire. Il s’agirait d’inclure, par exemple, les pratiques d’emploi du personnel local, le racisme dans le secteur et les comportements quotidiens du personnel international dans leurs communautés d’accueil.
L’un des principes fondateurs du secteur humanitaire est que le travail humanitaire ne doit pas faire plus de mal qu’il ne cherche à réparer : l’exploitation et les abus sexuels vont à l’encontre de ce principe. Si le nombre de responsables d’abus sexuels est faible, leurs effets sont importants : sur la vie de leurs victimes, sur les résultats de leurs missions et sur la perception globale de la légitimité du projet humanitaire. La complexité de la question exige de repenser en profondeur le secteur, et de s’éloigner d’une politique basée principalement sur les ressources humaines et la formation-répression, pour adopter une réponse plus globale, qui reconnaisse et traite la nature sociale profonde de ce problème. Pour être efficace, la réponse doit s’attaquer à l’inégale dynamique de pouvoir qui façonne les relations entre les humanitaires et ceux qu’ils sont appelés à servir au sein des communautés où ils sont déployés.
Traduit de l’anglais par Benjamin Richardier
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-795-6 |