Histoire d’un sauvetage humanitaire

Philippe Ryfman
Philippe RyfmanPhilippe Ryfman est spécialiste des questions non gouvernementales et humanitaires sur la scène internationale. Avocat au Barreau de Paris, il est aussi professeur et chercheur associé honoraire à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Dernier ouvrage paru, en codirection avec Sandra Szurek et Marina Eudes : Droit et Pratique de l’action humanitaire, LGDJ, 2019. Il est également membre du conseil d’orientation de la revue Alternatives Humanitaires.
Budapest 1944. Des diplomates sauvent des Juifs.  Larissa Cain L’Harmattan, 2020 (published in French)

Cet ouvrage a la particularité d’être écrit du point de vue des victimes. L’auteure est en effet une survivante de la Shoah. Enfant, elle avait pu miraculeusement s’échapper du ghetto de Varsovie où elle était enfermée avec sa famille. S’étant établie en France après la Seconde Guerre mondiale, elle y termina sa scolarité, suivit des études supérieures et devint orthodontiste. En parallèle, elle a toujours eu à cœur de témoigner de son expérience, mais aussi d’écrire sur d’autres aspects de ce génocide.

Alors que Larissa Cain approche de ses 90 ans, son dernier ouvrage traite d’un épisode qui, pour être assez connu, demeurait jusqu’alors relativement peu documenté : le sauvetage, en 1944, d’une partie de la population juive de Budapest par des diplomates de divers pays neutres en poste dans la capitale hongroise, mais aussi par des humanitaires, principalement le délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et ses collaborateurs.

Jusqu’au printemps 1944, les 725 000 Juifs de Hongrie – sans compter les 100 000 vivant sur les territoires que celle-ci avait annexés depuis le début de la guerre, suite à son alliance avec l’Allemagne nazie – pouvaient espérer échapper à l’extermination qui se déroulait dans les divers pays occupés par l’armée allemande. En dépit d’une politique antisémite se durcissant de plus en plus, d’internements et de diverses mesures coercitives et brutales, leur sort pouvait presque paraître enviable. Mais, à partir du 19 mars 1944, leur situation bascula tragiquement avec l’entrée de l’armée hitlérienne en Hongrie : les dirigeants nazis craignaient que le gouvernement de Budapest – conscient de l’évolution du conflit et instruit de l’exemple de l’Italie fasciste en 1943 – ne signe un armistice séparé avec les Alliés.

Dès la semaine suivante, Adolf Eichmann – le grand organisateur du génocide – arrive dans la capitale hongroise. À peine un mois plus tard, le 29 avril 1944, la déportation vers les « usines de la mort » débute dans diverses régions de province avec une efficacité terrifiante. En moins de deux mois, 440 000 Juifs hongrois sont entassés dans des trains et déportés à Auschwitz, où ils sont immédiatement exterminés. Restent les 250 000 Juifs de Budapest. Le 8 juillet 1944, Miklós Horthy, chef du gouvernement encore théoriquement en fonction quoique sous la coupe de l’occupant, annonce l’arrêt des déportations. Mais il ne fait guère de doute qu’il ne s’agit que d’un sursis. L’Armée rouge est encore loin de Budapest, qu’elle n’atteindra qu’en décembre. Après un siège de plusieurs semaines, et au prix de destructions urbaines massives, les combats ne cesseront que le 16 janvier 1945 dans la ville basse (Pest), mais ils se poursuivirent encore durant plusieurs semaines dans sa partie haute (Buda). Dans l’intervalle, la grande majorité des Juifs de la capitale aura échappé au pire, grâce à l’action courageuse et résolue de diplomates et d’humanitaires présents sur place. Ce sauvetage a pu s’opérer en dépit de tentatives de nouvelles déportations, de la création d’un ghetto et de diverses exactions et massacres épisodiquement commis par les SS et les milices d’un parti fasciste hongrois ayant pris le pouvoir, les Croix Fléchées.

C’est ce contexte que s’attache à relater l’auteure dont le livre, s’il pêche parfois par une écriture laborieuse – et des erreurs syntaxiques et orthographiques à mettre au débit de l’éditeur –, témoigne d’une belle originalité et d’une richesse d’informations. Car au-delà de ses aspects historiques, il fourmille d’enseignements qui seront profitables aux acteurs humanitaires d’aujourd’hui, confrontés à des situations de vulnérabilité extrême de populations civiles.

Pour l’essentiel, l’ouvrage se compose d’une galerie de portraits de ces diplomates et humanitaires, de leurs collaborateurs, et parfois de leurs épouses. Revenant sur leurs parcours antérieurs, il offre surtout une description précise des opérations de sauvetage qu’ils ont conduites à Budapest, mettant en lumière les risques souvent insensés qu’ils prirent. C’est précisément ce matériau, complété par divers extraits de témoignages, qui fait la valeur du livre de Larissa Cain.

Les organisateurs vont ainsi créer, dans divers quartiers de la ville, de multiples zones protégées dont le nombre ne cessera de s’accroître au fil des mois[1]On ignore si les uns et les autres s’étaient inspirés du précédent de Nankin, en Chine, où l’entrée des troupes japonaises en décembre 1937 se solda par le massacre de plusieurs dizaines, … Continue reading. Dans des immeubles, ils vont regrouper et abriter le maximum de Juifs de la capitale, certains venus des environs, et d’autres encore ayant pu échapper à la déportation en province. Ces bâtiments vont être décrétés par ces diplomates et humanitaires sous « protection », certains jouissant même d’un statut d’extra-territorialité. Ainsi mises à l’abri, les personnes bénéficieront de distributions d’eau, de nourriture, de médicaments, de vêtements et de produits essentiels. Plusieurs milliers d’entre elles recevront des sauf-conduits, vrais ou faux, qui leur permettront d’échapper aux déportations qui se poursuivaient encore – quoique à un rythme plus ralenti –, comme aux arrestations diligentées par des miliciens et aux regroupements dans le ghetto. Certains se verront attribuer une autre nationalité que celle, hongroise, qui les condamnait à rester dans le pays : ils pourront ainsi quitter le territoire.

Friedrich Born est le délégué suisse du CICR qui joua un rôle crucial dans ce vaste plan de sauvetage. Nommé par l’institution genevoise en mai 1944, il connaissait bien le pays dans lequel il s’était installé au milieu des années 1930 pour faire des affaires. Il en avait appris la langue qui se doublait de sa parfaite maîtrise de l’allemand. On estime qu’il a ainsi directement sauvé près de 15 000 personnes, sans compter celles qui, retenues dans le ghetto, purent échapper à la famine grâce aux doses minimales de ravitaillement qu’il réussit à leur faire parvenir. Là aussi les chiffres restent, bien sûr, imprécis, mais ce sont sans doute plusieurs dizaines de milliers d’êtres humains qui lui doivent la vie. Il n’était pas seul, ses quelques collaborateurs l’appuyant dans sa tâche titanesque, sans compter la Croix-Rouge hongroise sur laquelle il put compter. En dépit du caractère très conventionnel et institutionnel de cette structure et de sa perméabilité au climat antisémite prédominant, son directeur György Gergely fut un véritable soutien.

Quant aux diplomates, le plus célèbre est naturellement le Suédois Raoul Wallenberg qui connaît encore une forte et juste postérité pour son rôle majeur dans ce sauvetage d’ampleur. On sait qu’il fut arrêté à un checkpoint par l’Armée rouge dès l’entrée de celle-ci dans Budapest en janvier 1945. Des doutes demeurent quant au sort qu’il connut, certains évoquant son exécution en 1947 dans la prison de la Loubianka, à Moscou, d’autres sa mort au Goulag vers 1950. Larissa Cain évoque ce héros, bien sûr, mais elle s’attache tout autant à mettre en avant le rôle non moins crucial d’acteurs moins connus. Il en va ainsi du chargé d’affaires suisse Harald Feller, faisant fonction d’ambassadeur, du nonce apostolique à Budapest (autrement dit l’ambassadeur du Vatican) Angelo Rotta, de l’Italo-Espagnol Giorgio Jorge Perlasca ou encore du vice-consul de Suisse Carl Lutz[2]À noter qu’avant son arrivée à Budapest en 1942, Lutz avait, durant sept ans, occupé une fonction similaire en Palestine sous mandat britannique, là où Wallenberg avait, lui aussi, été … Continue reading et de son épouse Gertrud.

Cette histoire forte, qui s’est écrite il y a presque 80 ans, peut nous permettre d’éclairer certains pans, souvent dramatiques, de notre actualité. Naturellement, l’organisation mise en place à Budapest par ces humanitaires et diplomates n’est pas reproductible telle quelle dans d’autres situations où des populations civiles sont gravement menacées. Une analyse rapide – à laquelle ne se livre pas, bien sûr, Larissa Cain – montre qu’elle suppose la réunion d’un certain nombre de facteurs, tant de principe que conjoncturels. Parmi eux, on citera le respect, plus ou moins affirmé par les autorités locales, des règles diplomatiques (par exemple, l’immunité du personnel diplomatique, l’inviolabilité des locaux, ou encore l’extra-territorialité) et d’au moins quelques-unes des normes du droit international humanitaire – au rang desquelles la neutralité et l’impartialité des travailleurs humanitaires comme des représentants d’États non parties à un conflit armé. Naturellement, joue aussi le sentiment de certains responsables des appareils politico-militaires impliqués dans des massacres de masse, et dont certains « gestes d’humanité » pourraient, dans l’avenir et s’ils étaient contraints de rendre des comptes, être portés à leur crédit. À l’heure où la lutte contre l’impunité des auteurs d’exactions massives à l’encontre de populations civiles est devenue un élément central du post-conflit[3]Dans le conflit russo-ukrainien, en 2022, elle a même eu lieu en temps réel. La collecte des données, les témoignages, l’identification des scènes de crimes… se déroulent en pleine guerre. et de la guerre des narratifs entre les belligérants, on peut se risquer à créer un pont entre deux moments de l’Histoire.

Ainsi, et même si la situation n’est en rien comparable, ce dispositif mis en place en ­Hongrie aurait pu trouver une application à l’été 2021 à Kaboul, lorsque plusieurs dizaines de milliers de civils tentèrent désespérément de quitter l’Afghanistan, tombé entre les mains des talibans. Face au chaos ambiant, le président de la République française avait en effet proposé de les abriter temporairement – jusqu’à leur évacuation définitive – dans des zones de la capitale sous protection de forces des Nations unies. Cette initiative resta sans lendemain et, à vrai dire, cet échec est assez compréhensible : il est improbable qu’une armée ou un groupe armé victorieux en train de prendre le contrôle d’un pays accepte l’intervention de forces militaires étrangères (fussent-elles des Casques bleus), y compris sur mandat du Conseil de sécurité, alors même que des années de lutte acharnée auront abouti à la chute du précédent régime. En revanche, au nom du souci de reconnaissance et de légitimation internationale qu’elles exprimaient, les nouvelles autorités auraient pu accepter, temporairement, des mesures semblables à celles mises en place il y a près de 80 ans à Budapest.

Sans faire d’histoire contrefactuelle, la comparaison est à méditer, et à ne pas ignorer à l’avenir. Dans des contextes exceptionnels, la non-militarisation de la protection de personnes et de populations vulnérables – à condition qu’elle ne s’enlise pas, et que des solutions d’évacuations ou d’ordre politique soient rapidement mises en place – nous paraît devoir s’imposer. Les outils de la négociation humanitaire, ainsi que le corpus du droit international humanitaire, du droit des réfugiés et du droit international des droits de l’Homme demeurent des supports sur lesquels il faut alors s’appuyer. Ainsi, les leçons de l’Histoire ne seront pas vaines[4]Le lecteur intéressé pourra utilement compléter l’ouvrage ici recensé par le livre-catalogue Les Diplomates face à la Shoah, de l’exposition éponyme (désormais close) organisée par le … Continue reading.

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References

References
1 On ignore si les uns et les autres s’étaient inspirés du précédent de Nankin, en Chine, où l’entrée des troupes japonaises en décembre 1937 se solda par le massacre de plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de soldats faits prisonniers et près de 90 000 à 300 000 civils. Une « zone de sécurité » auto-instituée en centre-ville par quelques occidentaux restés sur place par engagement humanitaire – ainsi l’Allemand John Rabe, pourtant pro-nazi – permit, au moins en partie, de préserver des tueries les masses de civils qui s’y abritèrent, et de leur apporter un peu d’assistance. L’auteure, en tout cas, n’y fait nulle référence. Lire, par exemple, Michaël Prazan, Le Massacre de Nankin, 1937. Entre mémoire, oubli et négation, Denoël, 2007.
2 À noter qu’avant son arrivée à Budapest en 1942, Lutz avait, durant sept ans, occupé une fonction similaire en Palestine sous mandat britannique, là où Wallenberg avait, lui aussi, été amené à se rendre pour ses activités professionnelles avant-guerre. Une sensibilité au sort des communautés juives a alors pu se développer chez eux.
3 Dans le conflit russo-ukrainien, en 2022, elle a même eu lieu en temps réel. La collecte des données, les témoignages, l’identification des scènes de crimes… se déroulent en pleine guerre.
4 Le lecteur intéressé pourra utilement compléter l’ouvrage ici recensé par le livre-catalogue Les Diplomates face à la Shoah, de l’exposition éponyme (désormais close) organisée par le Mémorial de la Shoah à Paris. L’occasion de revenir aussi sur ceux qui furent alors les premiers « lanceurs d’alertes » sur la montée des persécutions en Allemagne nazie, avant le début de la guerre. Avant de devenir, pour certains, des sauveteurs, puis d’être impliqués – après-guerre – dans les négociations sur les réparations et dans la construction de la dimension internationale de la mémoire.

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