Les éditions Gallimard viennent de publier cet ouvrage dont les bénéfices seront reversés à l’association SOS Méditerranée. Un recueil de textes d’écrivains qui ont décidé de mêler leurs voix pour faire entendre celle – si faible, quand elle ne s’est pas éteinte – des migrants. Tous nos remerciements vont à Jean-Marie Laclavetine qui nous livre ici son percutant et sensible avant-propos à cet ouvrage.
Boris Martin, rédacteur en chef
Dans la nuit du 20 au 21 avril 2021, l’Ocean Viking patrouille dans les eaux internationales au large de la Libye, quand Alarm Phone, une hot line qui recueille les appels de migrants en détresse, lui signale une embarcation perdue dans une mer déchaînée où déferlent des vagues de plus de six mètres. Depuis deux jours les migrants lancent des appels de détresse en vain, répercutés par Alarm Phone vers les autorités maritimes d’Italie, de Malte et de Libye qui se renvoient la responsabilité du sauvetage en un sinistre jeu de ping-pong. Le navire de SOS Méditerranée se lance dans une course contre la montre pour retrouver le canot avant qu’il ne chavire. Il passera la journée à chercher l’embarcation, aidé par trois cargos marchands obéissant à l’imprescriptible loi de la mer qui impose d’aller au secours de toute personne en détresse et de la ramener en lieu sûr – loi fondamentale que les dirigeants européens bafouent quotidiennement en notre nom. Quand les sauveteurs arrivent enfin sur les lieux, il est trop tard : des dizaines de cadavres flottent à la surface. Aujourd’hui encore, le souvenir de ces 130 morts continue de hanter les sauveteurs. Ces hommes, ces femmes (l’une d’elles était enceinte), ces enfants ne connaîtront jamais le port sûr qui aurait dû les accueillir, ils n’auront jamais vu se dessiner à l’horizon la côte du salut, nous ne connaîtrons jamais leurs noms. Le même jour, deux autres embarcations ont été signalées en perdition, à l’est de cette zone. L’une a été interceptée par les Libyens, l’autre a coulé avec ses 42 passagers.
L’équipage de l’Ocean Viking constate chaque jour, en pleine mer, le résultat de cette politique d’abandon organisée. Chaque jour ? Pas vraiment, car le navire reste parfois bloqué dans tel ou tel port, en butte à un acharnement administratif : le cynisme prend parfois la forme de ces tracasseries visant un seul but : empêcher des pieds étrangers de fouler notre sol.
Disons-le clairement : la politique européenne en matière de gestion des flux migratoires est tout simplement raciste. Alors que nous ouvrons nos portes, à juste titre, aux réfugiés d’Ukraine, nous restons intraitables avec les non-blancs, et déléguons à des pays extérieurs à l’Europe la charge de repousser les hordes faméliques venues du Sud. Parmi ces pays vigiles, l’Ukraine, justement. L’Union européenne y a déversé des dizaines de millions d’euros afin qu’y soient construits sept camps de rétention. Dans ces centres s’entassent aujourd’hui (au début de l’été 2022) des centaines d’Afghans, d’Irakiens, de Syriens, de Camerounais, de Ghanéens, de Guinéens, d’Éthiopiens terrorisés, piégés dans les zones de combats et de bombardements, et rien n’est fait pour les exfiltrer : la directive européenne de « protection temporaire » des réfugiés (TPD) promulguée au début du mois de mars ne s’applique pas à eux. L’Ukraine, comme la Slovaquie, la Hongrie ou d’autres pays, sont devenus les garde-frontières de la citadelle européenne, qui les finance avec la très vague promesse d’une intégration future, afin qu’ils refoulent les migrants sans ménagements, ou les enferment en ignorant leurs demandes d’asile. À noter que les animaux des zoos ukrainiens ont eu plus de chance : les lions, les girafes et les chimpanzés ont pu trouver refuge dans des pays limitrophes sans que quiconque leur demande leurs papiers.
Parmi ces pays garde-chiourmes, la Libye tient bien sûr un rôle de premier plan. Les embarcations de fortune sont fréquemment interceptées en mer et déchargées dans les centres où viols, travail forcé, rançons, tortures, séquestrations, violences physiques sont des pratiques quotidiennes. Ces centres, nous contribuons généreusement à les financer. Les passeurs y font la loi, obligeant chaque jour des centaines de personnes, après les avoir rackettées, à embarquer sur des rafiots « de fortune » (l’expression se charge d’ironie noire) inaptes à faire la traversée jusqu’à l’Italie.
Longtemps nous avons considéré avec horreur le « mur de la honte » qui, à Berlin, séparait le Bien (c’est-à-dire nous, heureux habitants de l’Éden libéral) du Mal totalitaire. Le Mur reste un symbole infâme, cependant on oublie que moins d’une centaine de personnes sont mortes en tentant de le franchir, alors que de nos jours, sous nos yeux, un autre mur s’avère mille fois plus meurtrier. Il se nomme Méditerranée. Pour protéger notre bien-être, pour préserver nos régimes inégalitaires et déliquescents, nous sommes prêts à sacrifier par milliers des innocents indésirables, tout en restant persuadés que nous valons beaucoup mieux que les staliniens d’hier ou d’aujourd’hui, beaucoup mieux que les chiens de garde turcs ou libyens à qui nous déléguons la besogne de refouler dans des conditions atroces les prétendants au paradis européen – cela au nom de la raison, du bon sens, de la préservation de nos cultures, de nos patrimoines, de nos si fragiles économies, et du fantasme soigneusement entretenu du grand remplacement. Le travail accompli par SOS Méditerranée depuis 2015 se fonde sur le refus de cette politique basée sur un égoïsme forcené. L’équation est simple : des êtres humains sont en danger de mort au milieu de la mer, et quelles que soient les raisons pour lesquelles ils s’y trouvent, quelles que soient les difficultés (matérielles ou électorales) que leur arrivée en Europe pourrait créer, nous avons le devoir de les secourir. La loi immémoriale de la mer et les règlements internationaux formellement reconnus par la plupart des pays nous y obligent.
Voilà un argument élémentaire et indiscutable.
La déclaration de Malte, signée par les États européens, vise à fournir à la Libye les moyens nécessaires pour interdire aux migrants et aux demandeurs d’asile l’accès aux côtes italiennes. Le refoulement vers la Libye, pays désorganisé, livré au chaos et à une violence extrême, non signataire de la convention de Genève, enfreint un principe fondamental de la protection internationale des réfugiés.
Depuis 2014, près de 24 000 personnes ont perdu la vie en tentant la traversée, dont 19 000 en Méditerranée centrale. Plusieurs centaines y ont déjà péri depuis le début de cette année. SOS Méditerranée a effectué depuis sa création 309 opérations, mettant à l’abri plus de 35 000 personnes… 35 000 noyades évitées grâce à la détermination et au courage – physique et politique – de ces simples citoyens qui en 2015 ont décidé d’apporter leur concours à l’aventure impulsée par Sophie Beau et Klaus Vogel, fondateurs de l’association.
Il y a de la folie dans cette entreprise, mais de cette folie nous avons beaucoup à apprendre. Pendant deux ou trois décennies, Klaus Vogel a piloté des porte-conteneurs de trois cents mètres de long sur tous les océans. La vie de ce capitaine au long cours a changé lorsqu’il a croisé en Méditerranée un canot pneumatique surchargé, puis deux, puis cent, ballottés par les vagues, destinés au naufrage. Depuis la fin de l’opération « Mare Nostrum » en novembre 2014, il n’y avait plus de dispositif institutionnel pour organiser les sauvetages. Hanté par le souvenir des boat people en mer de Chine dans les années 1980, Klaus Vogel a donné sa démission et mis au point le projet d’une société civile de sauvetage en mer. Il n’avait pas l’âge de la retraite, pas d’argent, juste le désir d’employer utilement son énergie et sa révolte. Il fallait affréter un bateau pour aller au secours des migrants, et répondre ainsi à « un impératif moral et légal » auquel les nations civilisées avaient décidé de se soustraire. Dans son entreprise insensée, le capitaine a vite été rejoint par Sophie Beau, familière des programmes sociaux et humanitaires, qui ne manquait pas non plus d’énergie ni de ténacité. Voilà comment a vu le jour SOS Méditerranée, aventure dont Klaus, Sophie et leurs amis étaient loin de mesurer la complexité et la dureté. La difficulté principale : trouver les 14 000 euros quotidiens nécessaires pour l’organisation, la location et le fonctionnement du navire. Grâce aux dons de tous ceux qui n’acceptent pas que la Méditerranée devienne une fosse commune, ce pari est gagné, jour après jour, depuis sept ans.
Le 9 mai 1950, Robert Schuman prononçait ces mots qui posaient les fondations de la maison Europe : « L’Europe […] se fera par des réalisations concrètes – créant d’abord une solidarité de fait. » Mais qu’est-ce que la solidarité, si elle n’est pas universelle, si elle ne s’étend pas à l’espèce entière ? Que peut apporter l’Europe au monde, si elle se barricade dans ses renoncements et ses peurs de vieillarde ? Dans une conjoncture marquée par bien des incertitudes et bien des dangers, divers défis restent à relever : organiser entre États un programme de sauvetage en mer qui prévoie le débarquement en lieu sûr des rescapés ; mettre immédiatement un terme à l’injustifiable soutien financier de l’Europe aux garde-côtes libyens ; cesser de criminaliser les associations civiles qui tentent d’atténuer les conséquences tragiques de la politique des États européens en matière de sauvetage en mer.
Le présent recueil est né de ce constat, et de cet espoir. Les auteurs qui y ont contribué avaient, pour la plupart, déjà manifesté publiquement leur soutien aux objectifs de SOS Méditerranée et, plus largement, leur solidarité avec les migrants, d’où qu’ils viennent, où qu’ils aillent. Quand nous les avons sollicités, tous ont immédiatement accepté de participer à cette entreprise qui, pour être modeste, n’en est pas moins représentative du refus, exprimé par toute une partie des sociétés européennes, des politiques iniques menées au nom de la gestion prétendument raisonnable des flux migratoires. Entendons leurs voix.
Avant-propos de l’ouvrage reproduit avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard et l’efficace intercession de Clara Donati.
Retrouvez également sur notre site le film de la conférence organisée par SOS Méditerranée, Médecins du Monde et Action contre la Faim au Sénat, le 7 octobre 2022, sur le thème « Les espaces maritimes, des espaces humanitaires ? » Notre revue était partenaire de ce débat, animé par Boris Martin, rédacteur en chef.