Ceux qui vivent sur l’eau

Didier Bizet
Didier BizetDidier Bizet a travaillé de nombreuses années en agences de publicité en tant que directeur artistique en France et à l’étranger. En 2015, il décide de se consacrer à plein temps à la photographie. Il est naturellement attiré par les pays de l'ancien bloc soviétique «où la mélancolie du temps s’en remet docilement à l'appareil photo». Entre pratique artistique et documentaire, la photographie est pour lui un moyen d'apprendre à connaître son environnement : «Elle me donne une porte d’entrée et me permet parfois de répondre à mes propres questions sur les différentes sociétés. Ce n'est pas seulement un plaisir, c'est aussi une nécessité pour mon existence. Le monde qui m'entoure change, se modernise et se développe, et me surprend toujours. Je recherche les curiosités de notre société moderne pour les comprendre». Dès le départ, il se lance dans un projet à long terme qui le conduit à parcourir le vaste pays transcontinental qu'est la Russie au cours de neuf voyages, à la recherche du versant mélancolique de la vie. Son travail a été publié dans de nombreux magazines et, en 2018, son livre Itinéraire d'une mélancolie est publié aux éditions Juillet. Il continue à retourner en Russie et en Crimée, travaillant sur des sujets comme le métro de Moscou où il passe six heures par jour pendant deux semaines : «Le métro de Moscou est un autre monde, il représente pour moi toute la complexité de l'histoire de la Russie et résume sa fragilité.» En 2019, il passe du temps à Ekaterinbourg où il documente l'un des plus grands pèlerinages de Russie au cours duquel, chaque année, entre 60 000 et 100 000 pèlerins se rendent sur la tombe du dernier tsar, Nicolas II de Russie. Ce travail a été publié dans les pages du Figaro Magazine. Toujours à l'Est, Didier Bizet s'est rendu à deux reprises sur les rives de la mer d'Aral qui se rétrécit au Kazakhstan pour documenter le retour - temporaire - de l'eau dans la Petite mer d'Aral. Cette série a été reprise dans de nombreuses publications, dont les éditions française, finlandaise et russe du magazine GEO et le magazine allemand Stern. Didier Bizet est diplômé des Beaux-Arts de Paris et titulaire d'une licence en histoire de l'art. En 2020, il reçoit un Sony Award pour sa série très remarquée Baby-Boom, qui est ensuite projetée au Festival international du photojournalisme 2020 à Perpignan. La même année, il fonde sa maison d'édition Revelatœr, qui compte aujourd'hui cinq titres à son catalogue.

Nous avons fait la connaissance de Didier Bizet et de son travail en 2022, à travers son reportage sur le bus médical de l’Ordre de Malte au Liban[1]Didier Bizet, « Liban : sur la route des soins », Alternatives Humanitaires, n° 19, mars 2022, p. 112-129, … Continue reading. C’est au Ghana que nous allons cette fois-ci avec lui pour découvrir le village sur pilotis de Nzulezu. Il aurait été fondé au xive siècle par des réfugiés fuyant les guerres de l’ancien empire du Ghana, situé sur les territoires actuels de la Mauritanie et du Mali. Nzulezu est un mot de la langue nzema qui signifie « surface de l’eau », mais certains habitants le traduisent également par « ceux qui vivent sur l’eau ». Construit au milieu des lagunes, entre deux immenses jungles difficiles à franchir, il a longtemps représenté un abri idéal contre toute attaque extérieure. Aujourd’hui, le village compte une population d’environ 500 personnes réparties en sept familles. Depuis toujours, on y vit de la pêche et de l’agriculture, mais aussi du brassage du gin local. Toutes les activités liées aux tâches de la vie quotidienne, comme l’enseignement ou le culte, se font sur le lac. À Nzulezu, la communauté et la nature sont les bases essentielles de la survie dans cet écosystème exceptionnel, à mi-chemin entre le monde moderne et les valeurs traditionnelles. Malgré sa candidature pour être inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, le tourisme balbutiant rapporte trop peu aux habitants, alors que la montée régulière des eaux, due à des pluies plus importantes, impose un entretien permanent des maisons sur pilotis. L’État se défausse de toute responsabilité quant à la sauvegarde du village historique, mais pas des dons des ONG, qu’il contrôle de si près que certaines sont découragées à mener des actions de terrain. Heureusement, un formidable réseau local ghanéen s’organise depuis quelques années, à l’image de l’ONG Food For All Africa qui offre vêtements, fournitures scolaires et nourriture aux habitants. Les difficultés d’accès à une alimentation suffisante expliquent en effet en grande partie le taux élevé d’abandon scolaire au Ghana. La communauté du village s’organise également de son côté afin de gérer au mieux les déchets qui, jusqu’à présent, étaient jetés dans le lac. Le chef et ses aînés se sont rapprochés d’une entreprise de la région, et des poubelles ont été fournies à chaque foyer. Depuis, deux groupes de volontaires, le Nzulezu Sanitation Club et le Nzulezu Community Cleaners, sont en charge de vider les conteneurs. Le sujet de Didier Bizet nous plonge au cœur d’un village ghanéen confronté aux questions qui interpellent notre village global.

Photos et légendes :
© Didier Bizet
https://www.didierbizet.com

(En ouverture et ici) Le village de Nzulezu s’étend sur 500 mètres, et ses baraquements sont entièrement bâtis sur l’eau. Il est composé d’une allée centrale, nommée « Main street », et d’allées perpendiculaires où résident les habitants. Susana Cudjoe, mère au foyer, passe sa journée sur le pont à cuisiner, lessiver, corriger les devoirs… Les ponts sont considérés comme des pièces à part entière pendant les saisons sèches. Nzulezu, Ghana – novembre 2022

 


Les journées démarrent vers 5 h du matin. Dès 6 h, on étend le linge, on répare les baraquements, on affute ses outils, on cuisine pour la journée. Egya Huangbole Yaw est toujours assis sur ce tronc ; il fabrique des pièges à poissons en bambou pour les pêcheurs. Sa pirogue est toujours très proche, car sa mobilité réduite due à une maladie des jambes le condamne à se déplacer très lentement. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

 


Anthony Cudjoe, l’un des doyens du village, quitte chaque matin sa maison pour le large. Les 500 habitants du village ne se déplacent que par bateau et pirogue pour rejoindre la terre ferme. À part le poisson pêché dans le lac Amansuri, tout est acheminé par voie fluviale. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

 


Daniel est père de plusieurs enfants, toute sa famille réside à Nzulezo, y compris cousins et oncles. Plusieurs fois par semaine, il vient vérifier la récolte de sa pêche. Habituellement, les eaux marécageuses sont le territoire des crocodiles et des serpents. Lors de la saison sèche, les reptiles se réfugient là ou l’eau est la plus abondante. Daniel y revient parfois la nuit pour chasser les bébés crocodiles qu’il vendra à des particuliers. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

 


Fredik, 25 ans, est un jeune homme du village qui travaille dans la jungle, où il a installé son campement. Il élabore un gin local à partir du jus, déjà légèrement alcoolisé, qu’il récupère des arbres de raphia. Le liquide est bouilli deux fois dans la citerne, ce qui exige beaucoup de bois que Fredik se charge de couper en forêt. Afin de refroidir le liquide, un long siphon est utilisé avec des pièces de moteur enfoncées dans l’eau. Quelques heures suffisent à la fabrication de ce gin local que Fredik stockera ensuite chez lui, et que sa femme se chargera de vendre au marché. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

 


Chaque mercredi, les femmes du village partent pour les marchés de Beyin et de Bonyere, deux villes de la côte bordant le golfe de Guinée. Le bateau à moteur est bien plus rapide que la pirogue (vingt minutes au lieu d’une heure) pour rejoindre l’arrêt de bus qu’elles prendront afin de rallier le marché. Le trajet entre Nzulezu et Beyin s’effectue sur un canal tracé il y a vingt ans et financé par le Ghana Wildlife Society à travers la lagune. Auparavant, l’accès au village était périlleux. Le marché sera l’occasion de ramener de l’essence, des habits, des produits d’entretien et tout ce qui est nécessaire à la vie des résidents de Nzulezu. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

 


Nzulezu dispose de son école élémentaire. L’enseignement suit les cours nationaux, mais l’école tourne parfois au ralenti. Les retards et absences sont fréquents. Trois classes sont ouvertes, et l’école attend de nouvelles subventions pour ouvrir une classe supplémentaire. Cinq professeurs travaillent à l’école de Nzulezu, deux hommes sont titulaires de l’académie et passent cinq jours sur place ; ils sont logés près de l’école et regagnent leurs foyers respectifs le vendredi soir avec la navette moteur. Les trois femmes institutrices habitent au village à plein temps. Elles ont un diplôme et enseignent aux enfants âgés de 3 à 12 ans. Les uniformes des élèves ont été offerts par une association humanitaire ; le bâtiment de l’école a été construit et également financé par une ONG. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

Pendant la saison sèche, ce terrain mi-eau mi-boue, habituellement navigable, est utilisé pour des parties de foot. Trois morceaux de bois servent de cages. Quant au ballon, il est précieux et ne résiste pas toujours aux chocs ou aux intempéries. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

Morrison Anyimah et Bismarck Eshun se rendent tous les jours au lycée en pirogue. Il leur faut à peu près une heure de Nzulezu pour rejoindre Beyin,la ville la plus proche. De là, ils prennent un bus afin d’arriver au lycée. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

Anyimah est charpentier et construit une nouvelle maison au centre du village. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

Le village sur pilotis de Nzulezu n’est pas relié à l’électricité, mais presque toutes les maisons du village disposent d’une télévision alimentée par des batteries de voiture. Pour s’éclairer la nuit, les villageois utilisent des lanternes, et des lampes à piles ou rechargeables pour se déplacer. WhatsApp® est l’application qu’utilise la jeune génération. La connection est meilleure aux extrémités des allées et au bord du lac. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

Alex Anlima est pêcheur, il navigue entre le village et le bord de mer dans sa pirogue. Nzulezu, Ghana – décembre 2022

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References

References
1 Didier Bizet, « Liban : sur la route des soins », Alternatives Humanitaires, n° 19, mars 2022, p. 112-129, https://www.alternatives-humanitaires.org/fr/2022/03/25/liban-sur-la-route-des-soins

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