Le Centre Primo-Levi, centre de soins pour les personnes victimes de la torture et de la violence politique, est à l’origine de cette collection éponyme aux éditions Érès, dont il a fait un espace de réflexion collective, de recherche et d’échanges sur les questions liées aux traumatismes.
Rêves et cauchemars des personnes exilées est un ouvrage collectif, élaboré par une équipe pluridisciplinaire de médecins, psychologues, chercheurs et chercheuses en sciences sociales qui décline le thème du cauchemar sous toutes ses acceptions. C’est probablement ce qui fait son intérêt : le cauchemar est celui de la nuit, le rêve traumatique et répété, mais ce sont aussi les procédures kafkaïennes de demande d’asile, où les angoisses traumatisantes du cauchemar nocturne se retrouvent réalisées dans la vie diurne et réelle. Le livre, par son approche polyphonique, rend compte de l’extension de la notion de cauchemar en dehors des moments de sommeil. Le jeu sémantique est très parlant et réalisé à l’échelle de l’ouvrage entier. Si c’est au départ troublant (on aurait pu s’attendre à une seule et déjà riche approche psychanalytique), la métaphore finit par politiser l’ensemble.
En ouverture, l’article de Michel Augier[1]Anthropologue, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement et directeur d’études à l’EHESS. nous invite à déconstruire[2]Italique de l’auteur. et évaluer la notion d’« étranger » selon l’établissement de trois curseurs : géographique (« être plus ou moins chez soi partout »), socio-juridique (« avoir plus ou moins de droits dans tous les pays ») et culturel (« rencontrer plus ou moins de reconnaissance culturelle partout dans le monde »). Cette contribution permet à la lectrice et au lecteur de se situer par rapport au sujet du livre (les personnes exilées) et de prendre la mesure de l’hégémonie de la conception occidentale de qui est étranger (à soi-même) dans la marche actuelle du monde. Un pas de côté indispensable pour une compréhension précise des questions présentées ensuite et des rapports de force qui sont en jeu dans les procédures de demande d’asile, ainsi qu’une première familiarisation pour qui n’est pas coutumier·ère des notions psychanalytiques de subjectivation, d’émergence ou de disparition du sujet dans un parcours migratoire.
Isabelle Arnulf, médecin neurologue et somnologue[3]Service des pathologies du sommeil, hôpital Pitié-Salpêtrière, Paris. Isabelle Arnulf est aussi professeure à Sorbonne Université., apporte ensuite une description clinique du cauchemar et une typologie utile pour en saisir à la fois les origines et leur complexité, ainsi que la variété des symptômes, l’impact sur la vie présente du sujet et les possibilités de prise en charge médicale.
Aurélia Malhou, juriste au Centre Primo-Lévi, apporte quant à elle son témoignage dans l’accompagnement des procédures de demande d’asile des personnes en situation d’exil. Des « procédures cauchemardesques » dont elle tire le titre de son article et rend compte de manière efficace à travers des exemples et des chiffres éloquents.
Ainsi l’ouvrage continue, alternant des contributions de praticiens – psychanalystes ou psychologues –, nourries de nombreux exemples et d’« études de cas » de patients qui ont été suivis, notamment au sein du Centre Primo-Levi, avec d’autres articles plus axés sur la recherche en sciences sociales et une lecture plus globale et politique qu’individuelle. C’est cette diversité des domaines d’étude des contributions qui permet une vue large du sujet et une complexité de la pensée. On invoque Freud, Lacan, on les contredit au regard des recherches actuelles, on cite Foucault, on explore la littérature, on discute, on avance, on écoute, on témoigne, on avoue qu’on ne sait pas tout. L’ouvrage prend la forme d’un débat très riche, d’une discussion passionnée entre spécialistes et soucieuse de ses sujets. On peut regretter, au terme de ce qui nous apparaît davantage comme un survol, de ne pas avoir été emmené·es un peu plus en profondeur. Mais est-ce l’objectif de cet ouvrage collectif ? Il reste un balayage pertinent d’une question très vaste et encore peu explorée par la médecine et les sciences sociales. Aux lecteurs et lectrices d’aller chercher ailleurs, pour aller plus loin, initié·es par ce premier corpus. Peut-être pour entendre la parole des personnes concernées, qui fait ici péniblement défaut.