À l’occasion de la sortie du livre Fichez-nous la paix ! dans la collection Cartooning for Peace, publié aux éditions Gallimard et dont Amnesty International est partenaire, Kak et Vladimir Kazanevsky racontent l’importance de leur métier de dessinateur de presse. Interview croisée menée par Nicolas Foucher, d’Amnesty International.
Président de l’association Cartooning for Peace, Kak est aussi membre de la rédaction de L’Opinion, où il illustre chaque jour la Une du quotidien. Vladimir Kazanevsky est un grand dessinateur ukrainien qui a remporté plus de 500 prix dans plus de cinquante pays, dans le cadre de concours internationaux de dessins. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février 2022, il prend la route de l’exil pour se réfugier en Slovaquie.
En partenariat avec Amnesty International
Amnesty International – Le dessin de presse a-t-il un rôle particulier dans le traitement de l’information ?
Kak – Si je devais ne lui en donner qu’un, ce serait d’inciter au regard critique sur l’actualité, notamment dans la perspective de se moquer des puissants. Cela peut passer par l’humour, l’ironie, la caricature, la gravité, l’émotion, etc. On peut comparer le dessin de presse à un numéro d’équilibriste : il ne raconte rien de faux, tout en exagérant une situation, pour précisément éveiller ce regard critique.
Vladimir Kazanevsky – En Ukraine, il n’y a pas de véritable tradition du dessin de presse politique. Sous l’ère soviétique, le dessin de presse faisait de la propagande contre « l’impérialisme américain ». Il n’y avait pas d’esprit critique et encore moins de voix dissidentes, comme cela pouvait être le cas à l’Ouest. L’histoire du dessin de presse politique en Ukraine est donc très récente.
Cartooning for Peace est une association internationale créée par Plantu en 2006 dans le but de favoriser le dialogue sur des sujets qui divisent. Ses trois principales missions sont la promotion et le décryptage du dessin de presse, la pédagogie auprès du public pour sensibiliser aux droits humains et l’accompagnement des dessinateurs et dessinatrices de presse menacé·es à travers des actions de plaidoyer et des campagnes de mobilisation. Elle regroupe 281 dessinateurs et dessinatrices dans 74 pays dans le monde.
Pour en savoir plus : https://www.cartooningforpeace.org
A. I. – Comment choisissez-vous les événements que vous dessinez sur la guerre en Ukraine ?
Kak – C’est l’actualité qui détermine mes choix. Sur un sujet qui s’inscrit dans la durée, comme c’est le cas pour la guerre en Ukraine, on fait au départ les dessins qui nous paraissent relever de l’évidence. Et puis après, c’est l’actualité à l’intérieur du sujet : un nouvel acte barbare, une ligne de front tendue, l’exil des personnes, la livraison (ou pas) d’armes, etc. Chaque dessinateur ou dessinatrice de presse traite un sujet plutôt qu’un autre, en fonction de sa sensibilité.
V. K. – Avant la guerre, je ne traitais pas les sujets politiques. Mais quand la guerre a commencé, je n’arrivais plus à réaliser de dessins amusants, cela m’était devenu impossible. Depuis le début de la guerre, je ne passe pas un jour sans la dessiner. Mais je ressens moins le besoin de faire quotidiennement écho à l’actualité du conflit que d’expliquer de manière plus globale les racines de cette guerre, sur un ton plus philosophique. Ma dernière exposition s’intitulait d’ailleurs « Philosophie de la guerre ».
A. I. – Qu’est-ce que le dessin de presse dit que des articles ou la photographie ne disent pas ?
Kak – Le dessin de presse fait l’ultra‑ synthèse d’un sujet, avec un angle particulier, en une seule image. Cela touche les individus beaucoup plus rapidement qu’un article ou un reportage. La critique qu’il fait est donc beaucoup plus affirmée que ce que le journaliste va pouvoir se permettre. En réalité, le dessin de presse permet de zoomer sur un détail précis du sujet en question. Surtout, il donne un autre point de vue critique. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, les dessins de presse vont, par leur décalage, être encore plus incisifs que ce que vont exprimer les autres voix, officielles ou non (chroniqueurs, commentateurs, politiques, etc.). Dans une photo, il y a bien sûr le regard du photographe. Mais dans le dessin de presse, les visages sont déformés et les situations sont beaucoup plus symboliques : on peut, par exemple, mettre en scène des personnalités politiques en relation, là où elles ne discutent pas dans la réalité.
V. K. – Le principal élément d’un dessin de presse, c’est l’idée qu’il représente et comment il la représente. C’est un art différent de celui de l’écriture et de la photographie. En ce qui me concerne, je passe plus de temps à réfléchir à l’idée d’un dessin que je ne passe de temps à réaliser le dessin. Le dessin de presse est à la frontière entre le journalisme et l’art. Ainsi, on explique des événements comme un journaliste peut le faire, mais on le fait en tant qu’artiste. Pas simplement comme un artiste qui dessine, mais comme un artiste qui pense.
A. I. – Pourquoi le regard critique des dessinateurs et dessinatrices de presse est-il si singulier dans la dénonciation de la guerre en Ukraine ?
Kak – Il y a quelque chose d’universel, de transculturel, dans le fait d’exprimer un point de vue purement graphique à travers une petite œuvre. Mais les dessinateurs de presse côté russe ne peuvent pas s’exprimer, car la presse indépendante est complètement muselée. Les dessinateurs opposés à Vladimir Poutine ont donc dû fuir, car ils sont en danger dans leur pays, car les lois répressives à l’égard de la liberté d’expression en Russie se durcissent chaque jour un peu plus.
V. K. – Les dessinateurs et dessinatrices de presse occidentaux sont davantage libres, car ils peuvent critiquer à la fois le côté russe et le côté ukrainien. Pour moi, c’est une question difficile, car je ne suis plus un dessinateur libre. Avant la guerre, mes dessins critiquaient le président Zelensky, mais depuis le début de la guerre cela m’est impossible moralement. C’est impossible pour moi de critiquer mon Président ou mon armée, ma conscience m’en empêche. Dans le futur, quand nous gagnerons cette guerre, je pourrai me le permettre à nouveau.
A. I. – Pourquoi est-ce important d’avoir des points de vue du monde entier sur la guerre en Ukraine ?
Kak – Le corpus idéologique commun à nos dessinateurs et dessinatrices, c’est la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Mais quand on confronte des dizaines d’opinions, il y a forcément de la diversité. Sur le sujet de la guerre en Ukraine, il est intéressant de voir ce qu’un dessinateur ou une dessinatrice va retenir de l’actualité de la semaine, comment il ou elle va travailler son angle, selon que la personne habite en Europe, en Amérique latine, en Asie ou en Afrique. Les dessins vont être très différents, car nous n’avons pas les mêmes référents culturels. C’est là où l’on s’aperçoit de toutes les nuances d’un sujet. C’est une vraie richesse de regards.
V. K. – Au-delà de l’importance de la diversité des regards, c’est plus que jamais utile et nécessaire. C’est comme avec les fleurs, on préfère avoir un bouquet plutôt qu’une seule fleur. Les dessins de mes confrères et consœurs me permettent aussi de me remettre en question, de me challenger sur ce que je peux penser a priori, de nourrir mes réflexions, de me confronter à d’autres visions du conflit. Montrer des dessins de presse provenant du monde entier me contraint à ne pas regarder cette guerre avec des œillères. C’est primordial pour moi.
A. I. – Vous considérez-vous comme un combattant sur le front de l’information ?
Kak – Face parfois à des menaces de mort, c’est sûr qu’il y a des prises de risque de la part des dessinateurs et dessinatrices de presse qui continuent de s’exprimer dans leur pays en critiquant les puissants. Donc, oui, ces personnes-là sont sur le front : ce n’est pas un fusil qu’elles ont dans les mains, mais les flèches qu’elles décochent peuvent leur coûter une riposte telle que l’incarcération arbitraire, la détention, la torture, etc. Le front de l’information sur lequel nous nous situons nous expose de facto.
V. K. – Oui, bien sûr. Depuis le premier jour de la guerre, je me sens comme un soldat qui se bat contre la propagande du régime russe. Cela fait dix ans que le régime utilise sa propagande à grande échelle. Il faut donc aussi trouver la force de riposter sur ce terrain de la désinformation. Je pense que certains de mes dessins y parviennent, car ils suscitent le mécontentement de personnes qui soutiennent la Russie, notamment sur les réseaux sociaux.
A. I. – Quel est l’impact que vous espérez avoir avec vos dessins sur la guerre en Ukraine ? Comment pensez-vous que votre travail peut sensibiliser les gens à cette situation ?
Kak – Le dessin de presse circule beaucoup. Il est par exemple facilement partagé sur les réseaux sociaux. Il peut donc toucher beaucoup plus du monde que ne peut le faire un journal papier. Son écho est démultiplié. Une personne qui ne s’informe pas forcément beaucoup peut ainsi se forger un avis et avoir envie de se renseigner davantage sur un sujet. L’impact, c’est aussi un message de soutien et de solidarité envers la population civile ukrainienne. Avec nos propres moyens, des petits crayons, on essaye de combattre à ses côtés en sensibilisant un maximum de personnes sur l’injustice dont elle est victime.
V. K. – Oui, tout à fait. Je vis aujourd’hui en Slovaquie et je sais qu’une partie de la population slovaque n’apporte pas son soutien à l’Ukraine. Et donc j’arrive, à travers mes dessins, à les convaincre et à les faire changer d’avis. Parfois partiellement, parfois totalement.
A. I. – Peut-on rire de la guerre ?
Kak – On peut rire de tout. C’est sain d’être en capacité de rire de tout, et en particulier des choses dures. Si on n’est pas capable de rire d’un sujet, c’est que l’on n’a plus de recul sur la situation dont il est question. En réalité, c’est un très bon antidote contre les différentes formes de souffrance et de peur. C’est une des raisons pour lesquelles les dessinateurs et dessinatrices de presse sont pourchassé·es dans certains régimes. Le dessin de presse permet de rendre les choses plus vivables. Se moquer soulage, voire défoule : il y a là quelque chose de l’ordre de l’exutoire.
V. K. – Pour qu’un dessin de presse soit réussi, la première des réactions doit être le sourire de celui ou celle qui le reçoit. C’est très intéressant le fait que des dessinateurs et dessinatrices trouvent aujourd’hui l’humour pour critiquer cette guerre. Les hyperboles et les exagérations dans les dessins font forcément sourire. Et c’est important que celles et ceux qui arrivent à créer ces émotions s’en servent pour dénoncer la guerre. Du fait de ma proximité avec le sujet, je n’y arrive pas. Selon moi, un bon dessin de presse doit faire rire, réfléchir, puis pleurer.
A. I. – Pourquoi est-il important de lire Fichez-nous la paix ! ?
Kak – Car il y a une diversité incroyable de regards dans ce livre. Aussi, car l’injustice et la guerre parlent à beaucoup de gens dans ce monde. C’est la solidarité humaniste des dessinateurs et dessinatrices de presse envers le peuple ukrainien qui frappe dans cet album.
Propos recueillis par Nicolas Foucher, Amnesty International
Fichez-nous la paix ! est le cinquième hors-série de la collection Cartooning for Peace aux éditions Gallimard, dont Amnesty International est partenaire. Cet ouvrage est également soutenu par France Médias Monde. Le livre est disponible en librairie et sur la boutique solidaire d’Amnesty International.
Interview reproduite ici avec l’aimable autorisation d’Amnesty International. Tous nos remerciements à Nicolas Foucher, chargé de projets éditoriaux, et à Audrey Sala, responsable pilotage & coordination de la mise en œuvre de la stratégie, pour son amicale intercession. Dessins reproduits avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard : tous nos remerciements à Sophie Gallet pour cela.