Pour des populations migrantes soumises à des violences en tous genres, la confiance dans les acteurs humanitaires est essentielle. L’étude sur laquelle s’appuient les deux autrices est précieuse en ce qu’elle donne à voir que cette confiance se nourrit aussi bien des signes de l’indépendance des acteurs que de l’accessibilité de leurs services.
Depuis plus d’une décennie, le Honduras, comme d’autres pays d’Amérique centrale, fait face à une augmentation des déplacements de personnes vulnérables, notamment de migrants en transit, de personnes en demande d’asile et de migrants renvoyés dans leur pays d’origine. Bien des choses ont été écrites sur les causes de la migration et les risques auxquels sont confrontés les migrants, dans ce pays et dans la région[1]Warren Dodd, Marvin Gómez Cerna, Paola Orellana et al., “Interrogating the dimensions of human security within the context of migration and rural livelihoods in Honduras”, Migration and … Continue reading. Et ces déplacements permanents suscitent des besoins et créent des vulnérabilités qui nécessitent une réponse urgente de la part d’acteurs nationaux et internationaux, notamment les acteurs humanitaires.
Ces acteurs, et parmi eux la Croix-Rouge hondurienne (Cruz Roja Hondureña – CRH en espagnol), travaillent à défendre la sécurité, la dignité et le bien-être des migrants en se fondant sur des principes d’humanité, d’impartialité, d’indépendance et de neutralité, et il est essentiel pour eux de susciter et d’entretenir la confiance des migrants qui se trouvent dans des situations de vulnérabilité. Sans cette confiance, il devient difficile de fournir une aide humanitaire et une protection à ces personnes, ce qui peut avoir des conséquences graves, voire mortelles.
Dans cet article, nous étudions les résultats de recherches menées par le Laboratoire mondial des migrations de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en collaboration avec différentes organisations affiliées au Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (le Mouvement), dont la CRH[2]Magdalena Arias Cubas, Nicole Hoagland and Sanushka Mudaliar, Migrants’ Perspectives: Building Trust in Humanitarian Action, Red Cross Red Crescent Global Migration Lab, December 2022, … Continue reading, dans quinze pays d’Afrique, d’Amérique, d’Asie-Pacifique et d’Europe. Le projet porte sur les points de vue des migrants quant à l’action humanitaire et à la confiance qu’ils accordent aux organisations humanitaires. À partir de cette notion de confiance, nous analysons dans cet article les résultats des enquêtes et des groupes de discussion qui ont été organisés avec 142 migrants en transit, de retour dans leur pays ou expulsés au Honduras. Nous présentons à la fois les obstacles auxquels sont confrontés les migrants dans l’accès à l’aide humanitaire et à la protection, et les facteurs qui limitent la fourniture d’un soutien adapté.
La migration et le travail réalisé par la CRH au Honduras
Malgré l’importance du phénomène migratoire à l’heure actuelle, le Honduras et d’autres pays d’Amérique centrale étaient des pays « relativement peu étudiés sur les questions relatives à la migration continentale jusqu’à ces dernières décennies[3]Sarah Mahler and Dusan Ugrina, “Central America: Crossroads of the Americas”, Migration Information Source, 1 April 2006, … Continue reading ». Au Honduras, l’émigration n’a connu une croissance exponentielle que depuis les destructions causées par l’ouragan Mitch en 1998. Depuis, l’émigration volontaire, les retours forcés et les migrations de transit se sont intensifiés dans un contexte marqué par une approche de plus en plus sécuritaire, des violences à grande échelle, les impacts socio-économiques des catastrophes naturelles et la pandémie de Covid-19, ainsi que le besoin croissant des familles d’être réunies[4]Warren Dodd, Marvin Gómez Cerna, Paola Orellana et al., “Interrogating the dimensions…”, art. cit.; José Alejandro Quijada and José David Sierra, “Understanding undocumented…”, … Continue reading.
Les États-Unis sont la principale destination des migrants honduriens, et l’émigration vers ce pays a augmenté à partir des années 1990. Elle continue à se faire de façon clandestine, avec les risques et les vulnérabilités que cela implique[5]José Alejandro Quijada and José David Sierra, “Understanding undocumented…”, art. cit.; Nicole Ward and Jeanne Batalova, Central American Immigrants in the United States, Migration … Continue reading. Les migrants sont aussi confrontés à d’autres risques et situations de vulnérabilité tout au long de leurs itinéraires migratoires. Les parcours migratoires légaux et sûrs ayant été restreints, les migrants qui voyagent vers le nord et traversent le Mexique, y compris un nombre croissant de mineurs non accompagnés et de familles, sont victimes de violations de leurs droits humains et se retrouvent dans des situations qui mettent en danger leur vie et leur dignité[6]Jordi Raich, “Editorial: Mexico y Central America…”, art. cit.; Priscilla Solano and Douglas S. Massey, “Migrating through…”, art. cit..
Parallèlement à l’augmentation de l’émigration au cours des dix dernières années, le Honduras a connu une augmentation des retours volontaires et forcés, principalement depuis le Mexique voisin et les États-Unis. Depuis 2014, plus de 520 241 migrants sont revenus au Honduras volontairement ou sans l’avoir choisi, et parmi eux 145 125 mineurs. Pour donner une illustration du changement spectaculaire d’échelle concernant le nombre de retours, en 2014 le gouvernement n’avait enregistré que 225 retours, et en 2022 ce chiffre était de 94 339[7]Instituto Nacional de Migración, Hondureños Retornados, 2023, https://inm.gob.hn/retornados.html.
Comme plusieurs autres pays de la région, le Honduras a également vu les migrations de transit augmenter, car les migrants traversent le pays pour aller vers les États-Unis, souvent de façon clandestine. En 2022, le Honduras a enregistré l’entrée de 188 858 migrants en situation irrégulière, contre seulement 17 590 l’année précédente[8]Instituto Nacional de Migración, Migración Irregular, 2023, https://inm.gob.hn/migracion-irregular.html. Les Cubains et les Vénézuéliens représentent les groupes de migrants les plus nombreux à traverser le pays, mais on a constaté la présence notable de migrants venant de pays aussi lointains que l’Inde, le Cameroun et la Chine[9]Caitlyn Yates, “As more migrants from Africa and Asia arrive in Latin America, governments seek orderly and controlled pathways”, Migration Information Source, 22 October 2019, … Continue reading.
Une évaluation récente réalisée par la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) auprès de migrants se trouvant à la frontière entre le Mexique et les pays d’Amérique centrale[10]Federación Internacional de Sociedades Nacionales de la Cruz Roja y de la Media Luna Roja, Necesidades de la Población Migrante en las Fronteras de México y Centroamérica, Reporte interno, … Continue reading, montre qu’il existe des besoins urgents en matière d’aide humanitaire et de protection. Ces besoins comprennent : l’accès à des structures de soins de santé, à des médicaments, à des soins d’urgence et des soins spécialisés (dont du soutien psychosocial) ; l’accès à des équipements sanitaires, à des produits d’hygiène et à l’eau potable ; en matière de protection, l’accès à des structures d’hébergement sûres, à des services de protection et de signalement et à des services de communication, notamment le service de Rétablissement des liens familiaux (RLF) ; l’accès à un abri et à la nourriture ; et l’accès à des informations pertinentes sur les droits des migrants et les modifications des conditions légales à remplir tout au long des routes migratoires.
Dans ce contexte, les acteurs humanitaires sont de plus en plus présents pour fournir une aide humanitaire et une protection aux migrants en situation de vulnérabilité. Comme cela a été documenté ailleurs[11]Comité Internacional de la Cruz Roja, Misión del CICR en Honduras, 2018, https://www.icrc.org/sites/default/files/wysiwyg/Worldwide/Ameriques/mexico/folleto_honduras_2018.pdf; International … Continue reading, la CRH a commencé à travailler sur la question de la migration en 2012 et elle continue à le faire en collaboration avec les organisations du Mouvement et d’autres acteurs nationaux et internationaux. Les initiatives clés de la CRH promeuvent son approche inclusive basée sur les besoins et les vulnérabilités et comprennent :
- La création du premier module d’assistance aux migrants à Corinto, un point de passage de la frontière qui fournit de l’aide aux migrants renvoyés dans leur pays et aux migrants en transit, quel que soit leur pays d’origine ou leur statut juridique.
- En accord avec le ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, la CRH gère le Centre d’aide aux migrants renvoyés à Omoa et le Centre de soins pour les enfants et leurs familles migrantes à San Pedro Sula, qui fournissent respectivement une aide aux adultes renvoyés dans leurs pays et aux enfants.
- Depuis 2016, en accord avec l’Institut national des migrations, la CRH aide les migrants en transit dans les Centres de prise en charge des migrants en situation irrégulière, notamment par le biais de la fourniture de services de RLF.
- Grâce aux conseils du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) et avec le soutien financier de la Croix-Rouge espagnole, la CRH met en œuvre des initiatives pour aider les personnes déplacées internes du fait de violences et les migrants renvoyés dans leur pays qui ont besoin d’une protection.
- Avec la FICR et d’autres sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, la CRH a mis en place des points de services humanitaires pour fournir de l’aide aux migrants en transit.
- En 2023, la CRH consolide son partenariat avec l’Organisation internationale pour les migrations afin de renforcer la structure et le fonctionnement des hébergements temporaires fournis aux migrants en transit.
Indépendance, besoins non satisfaits et obstacles
Afin de répondre aux besoins des migrants, les acteurs humanitaires comme la CRH doivent susciter la confiance des migrants et l’entretenir. Les recherches menées par le Laboratoire mondial des migrations mettent en évidence trois enseignements qui portent sur les obstacles auxquels sont confrontés les migrants dans leur accès à l’aide humanitaire et à la protection, ainsi que les facteurs qui limitent la fourniture d’un soutien adapté[12]Les recherches préliminaires incluaient des entretiens, des groupes de discussion et des enquêtes réalisées en face-à-face ou en ligne avec plus de 16 000 migrants en Argentine, en … Continue reading.
« De nombreux migrants en situation de vulnérabilité associent le fait de demander une aide humanitaire et une protection avec le risque de se faire arrêter et expulser. »
Tout d’abord, l’indépendance – réelle et perçue par les migrants – des organisations humanitaires vis-à-vis des pouvoirs publics est essentielle. Le principe d’indépendance est fondamental pour les acteurs humanitaires, mais les résultats de l’étude mettent en lumière une tendance préoccupante : de nombreux migrants en situation de vulnérabilité associent le fait de demander une aide humanitaire et une protection avec le risque de se faire arrêter et expulser[13]Independent Monitoring, Research and Evidence Facility, Exploring Migrants’ Trust in Humanitarian Organisations, 19 March 2021, … Continue reading. Dans l’ensemble des pays où l’étude a été réalisée, un quart des migrants (25 %) ont exprimé la peur que le fait d’accéder à une aide humanitaire et à une protection, de la part de quelque acteur humanitaire que ce soit, les expose au risque d’être arrêtés ou expulsés. Au Honduras, et dans les autres pays où les migrants interrogés se sont identifiés eux-mêmes comme des migrants expulsés, des migrants dont les demandes d’asile avaient été rejetées ou des migrants en situation irrégulière – c’est-à-dire des migrants qui ont probablement eu au cours de leur parcours des interactions négatives avec des pouvoirs publics –, le nombre de personnes ayant exprimé cette crainte était plus important. Au Honduras, 53 % des migrants ont exprimé cette peur.
Ensuite, et malgré les efforts déployés par les acteurs humanitaires pour atteindre les migrants en situation de vulnérabilité, les résultats montrent que de nombreux besoins ne sont pas satisfaits. Dans les pays où l’enquête a été menée, la majorité des migrants (79 %) ont déclaré avoir eu besoin d’une aide qui n’était pas disponible à plusieurs étapes de leur parcours. Au Honduras, 54 % des migrants ont déclaré avoir eu besoin d’une aide et ne pas l’avoir reçue à un moment de leur parcours, et plus d’un tiers d’entre eux (35 %) ont déclaré avoir eu besoin d’aide et ne pas avoir pu satisfaire ce besoin tandis qu’ils étaient en transit vers leur destination. Il convient de noter qu’à la différence d’autres pays où les migrants ont exprimé de l’ambivalence ou de la déception quant au soutien reçu, au Honduras, la majorité des migrants interrogés (87 %) étaient d’accord avec la phrase affirmant que l’aide et la protection « fournie par les acteurs humanitaires répond aux besoins les plus importants des migrants ». Cependant, comme le montre l’évaluation des besoins citée précédemment[14]Federación Internacional de Sociedades Nacionales de la Cruz Roja y de la Media Luna Roja, Necesidades de la Población Migrante en las Fronteras de México y Centroamérica, op. cit., les besoins en matière de services de santé de base, d’hébergement, d’accès à l’eau et à des sanitaires, de protection et d’information restent importants.
Enfin, les résultats de l’étude révèlent les obstacles clés qui bloquent l’accès à l’aide humanitaire et à la protection. Comme nous l’avons déjà signalé, plus de la moitié des migrants interrogés au Honduras ont déclaré avoir eu besoin d’une aide et ne pas l’avoir reçue à une étape de leur parcours. Lorsqu’il leur a été demandé « Pour quelle raison n’avez-vous pas reçu d’aide ou de soutien ? », les obstacles le plus fréquemment cités sont le manque de disponibilité et la méconnaissance de l’existence de cette aide. Un tiers des migrants interrogés a répondu : « il n’y avait pas d’aide disponible » (34 %), ou bien : « je ne savais pas où je pouvais obtenir de l’aide » (33 %). Les autres obstacles cités incluaient la distance ou l’inaccessibilité (22 %), la peur d’être arrêté ou expulsé (13 %), et l’éligibilité (10 %), probablement du fait de leur statut juridique ou de leur nationalité.
Les leçons à tirer pour les acteurs humanitaires
Ces résultats mettent en lumière des enseignements précieux pour les acteurs humanitaires, notamment l’importance de maintenir leur indépendance, réelle et perçue. Comme l’ont exprimé des migrants au cours de groupes de discussion, les personnes en situation de vulnérabilité peuvent se méfier des autres, y compris des acteurs humanitaires, du fait d’expériences précédentes négatives (et même à cause de rumeurs), et peuvent mettre en place des stratégies d’évitement afin de ne pas prendre le risque d’être arrêtées et expulsées. Pour susciter et entretenir la confiance des migrants, les acteurs humanitaires doivent non seulement revendiquer leur indépendance de façon claire et visible, mais aussi prendre des mesures pour communiquer sur les étapes, les lieux et les contextes dans lesquels ils coopèrent et se coordonnent avec les pouvoirs publics. En pratique, cela nécessite de mieux communiquer sur les principes de leur approche humanitaire, de garantir la protection et la confidentialité des données des migrants et d’étudier attentivement les risques liés à leur participation à certaines procédures telles que le retour de migrants.
« Les acteurs humanitaires doivent non seulement revendiquer leur indépendance de façon claire et visible, mais aussi prendre des mesures pour communiquer sur les étapes, les lieux et les contextes dans lesquels ils coopèrent et se coordonnent avec les pouvoirs publics. »
De plus, et malgré le travail important réalisé par les acteurs humanitaires, les besoins sont de plus en plus importants sur le terrain. Comme les migrants l’ont expliqué lors des groupes de discussion, les personnes qui traversent le Honduras, en partent ou y reviennent sont exposées à des risques de décès, de violence, d’abus et de violation de leurs droits. Les migrants peuvent ne pas avoir accès à des services essentiels du fait de leur statut juridique ou parce qu’ils risquent d’être arrêtés et expulsés. Dans ce contexte, le fait de ne pas savoir où et comment avoir accès à une aide et le fait que cette aide ne soit pas disponible peuvent contribuer à alimenter des sentiments de solitude et de désarroi, et renforcer la dépendance des migrants vis-à-vis d’individus ou de réseaux moins fiables. Cela montre à quel point il est important de prendre des mesures concrètes pour renforcer l’accès à l’aide disponible et la sensibilisation à l’existence même de cette aide, depuis la mise au point de stratégies pour améliorer l’accès des migrants aux informations sur leurs droits et sur les services et le soutien disponibles, jusqu’à l’élaboration d’une approche intégrée qui réponde aux besoins humanitaires le long des routes migratoires.
Enfin, pour promouvoir la sécurité, la dignité et le bien-être des migrants, et pour susciter et entretenir leur confiance envers les acteurs humanitaires, ces derniers doivent continuer à s’impliquer dans la diplomatie humanitaire. Ils doivent encourager les États à créer un environnement permettant la mise en œuvre d’une action humanitaire basée sur les principes, renforcer les efforts pour éviter et réduire les souffrances humaines et répondre aux besoins d’aide et de protection de tous les migrants. La fourniture d’une aide efficace n’est qu’une partie de l’équation et, comme le fait la CRH qui est active sur ce sujet depuis 2012, il est nécessaire de défendre l’impératif humanitaire de protection et d’assistance à tous les migrants en situation de vulnérabilité, quels que soient leur identité, leur pays d’origine ou leur statut juridique.
En conclusion, le travail de la CRH et les recherches menées par le Laboratoire mondial des migrations montrent qu’alors que l’ampleur des besoins humanitaires liés aux migrations ne fait que croître, les migrants doivent être au cœur de l’action humanitaire. Les acteurs humanitaires doivent consulter les migrants, écouter et répondre à leurs réflexions, à leurs craintes et à leurs inquiétudes quant à leur situation et quant à l’aide humanitaire et la protection qu’ils reçoivent. La perception de l’indépendance des acteurs humanitaires par les migrants, leurs besoins non satisfaits et les obstacles qu’ils rencontrent pour accéder à une aide offrent des enseignements sur la manière dont les acteurs humanitaires peuvent susciter et entretenir la confiance de ces derniers. Mais, et c’est tout aussi important, cela donne également des indications sur la manière dont leur travail peut être adapté pour répondre au mieux aux priorités, aux besoins, aux forces et aux vulnérabilités des migrants.
Traduit de l’anglais par Lucile Guieu