Les études humanitaires : un champ toujours en voie de constitution

Valérie Gorin
Valérie GorinValérie Gorin est chargée de cours et chercheuse depuis 2011 au Centre d’Etudes Humanitaires Genève centre conjoint de l’Université de Genève et de l’Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement. Depuis 2020, elle y est responsable du programme de Master en formation continue en action humanitaire. Historienne de formation, elle a obtenu son doctorat en Sciences de la communication à l’Université de Genève en 2013. Ses intérêts de recherche portent sur l’histoire et la communication humanitaire, avec un intérêt spécifique pour la culture visuelle des organisations de solidarité internationale et les pratiques de plaidoyer. Ses récentes publications portent sur les liens entre émotions et images dans la communication (Making humanitarian crises. Emotions and images in history, 2022) ou sur les rapports inégalitaires dans les représentations médiatiques de l’humanitaire (« Media representations of humanitarianism, in Handbook on Humanitarianism and Inequality, 2024). (biographie actualisée en juin 2024)

Il en a fallu du temps avant que l’humanitaire, d’une action militante, passe à un objet de recherche. C’est toute cette évolution que retrace avec brio Valérie Gorin, tout en rappelant au passage que les « études humanitaires » sont encore loin d’être achevées. En filigrane, l’autrice « situe » dans cette histoire le rôle qu’une revue comme Alternatives Humanitaires peut jouer dans la construction d’un pont entre action et réflexion.


Fondé en 1998, le Centre d’études humanitaires Genève a fêté ses 25 ans à l’automne 2023. Témoin des changements contextuels et organisationnels qui ont profondément remodelé l’action humanitaire ces deux dernières décennies, il est aussi contemporain du champ naissant des « études humanitaires » depuis le début des années 2000. La fondation du Humanitarian Studies Centre en 2023, à l’université Erasmus de Rotterdam, en est l’un des exemples les plus récents[1]Parmi les centres les plus connus, citons également l’Institut d’études humanitaires internationales à Aix-en-Provence (fondé en 1993), le Humanitarian and Conflict Resolution Institute à … Continue reading. Cette montée en puissance des études humanitaires traduit pourtant la reconnaissance tardive de ce champ depuis le début du siècle. Cet article se propose dès lors d’explorer la trajectoire académique de l’action humanitaire en suivant deux axes. Le premier questionne la dénomination elle-même : l’intérêt de l’aborder sous forme « d’études » permet en effet de ne pas cantonner l’action humanitaire à un objet, mais à la faire « intervenir dans l’ensemble du champ des sciences humaines et sociales, sur la base d’un déplacement d’ordre conceptuel ou paradigmatique[2]Lucas Monteil et Alice Romerio, « Des disciplines aux “studies”. Savoirs, trajectoires, politiques », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 11, n° 3, 2017, p. 231. ». Le deuxième axe interroge ensuite la délimitation du champ, pris dans une tension constante entre le développement d’une pensée critique et réflexive sur l’humanitaire, et l’envie de répondre aux besoins de formation avec et pour les humanitaires.

De l’emploi du terme «études»

En 2002, Philippe Ryfman posait déjà le cadre de ce qui pourrait être une « école française » d’analyse de l’humanitaire, appelant à la création d’initiatives fédératrices pour constituer un véritable champ d’études, telles que des « programmes de recherche, de doctorants, de collections thématiques chez des éditeurs de référence, de revues ou de colloques[3]Philippe Ryfman, « Vers une “École française” d’analyse de l’humanitaire ? », Revue Internationale et Stratégique, vol. 3, n° 47, 2002, p. 143. ». Force est de constater que, depuis lors, ces initiatives ont vu le jour. Dans la mouvance de cet humanitaire « à la française », les revues Humanitaire, Humanitaires en mouvement et la présente revue Alternatives Humanitaires[4]La revue Humanitaire était éditée par Médecins du Monde entre 2000 et 2015 ; la revue Humanitaires en mouvement est éditée par le Groupe URD depuis 2008, et la revue Alternatives Humanitaires … Continue reading sont nées pour faire entendre la voix des organisations humanitaires francophones sur le plan international, au motif que les publications anglo-saxonnes étaient plus nombreuses[5]Origine de la revue Alternatives Humanitaires : https://www.alternatives-humanitaires.org/fr/presentation-de-la-revue. Pourtant, et tout comme en France, les revues prônant une focale purement humanitaire n’apparaissent pas avant les années 2010 chez les éditeurs anglophones. Mentionnons entre autres, le Journal of International Humanitarian Action (2016, affilié à la plateforme Network on Humanitarian Action, NOHA) et le Journal of Humanitarian Affairs (2019, affilié à Save the Children, en lien avec le Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires [Crash] de Médecins Sans Frontières [MSF] et le Manchester Humanitarian and Conflict Response Institute). Des collections spécifiques, comme les Humanitarian Studies chez Routledge, et d’autres manuels destinés aux étudiants[6]Roger Mc Ginty and Jenny H. Peterson, The Routledge Companion to Humanitarian Action, Routledge, 2015.ont également achevé l’institutionnalisation de ce champ autour d’un savoir partagé.

« Au cours des décennies 1950-1980, la question de l’assistance internationale est ainsi abordée dans des publications à ancrage essentiellement disciplinaire, comme le droit ou la médecine. »

Quels sont les facteurs qui expliquent le retard dans l’émergence des études humanitaires ? En considérant les « studies » comme l’établissement de champs de recherche et d’analyse interdisciplinaires, il est intéressant de noter deux éléments dominants dans les trajectoires d’institutionnalisation. D’abord, la légitimation d’un tel champ d’études est liée, là comme ailleurs, à « l’opportunité de développer des perspectives critiques sur des objets invisibilisés et dominés dans l’espace des disciplines et, au-delà, dans une démarche de recherche de reconnaissance[7]Lucas Monteil et Alice Romerio, « Des disciplines aux “studies”. Savoirs… », art. cit., p. 236. ». Au cours des décennies 1950-1980, la question de l’assistance internationale est ainsi abordée dans des publications à ancrage essentiellement disciplinaire, comme le droit ou la médecine, et autour de sujets connexes à l’humanitaire – migration ou prévention des catastrophes par exemple[8]L’Association internationale des études humanitaires fournit une liste de revues scientifiques plus exhaustive : https://ihsa.info/resources/ihsa-journal. L’une des plus anciennes revues[9]Historiquement, la Revue Internationale de la Croix-Rouge (1869) éditée par le CICR peut être considérée comme la première « revue humanitaire »., Disasters (1977), émanait d’un groupe d’étudiants qui avait travaillé en contexte d’urgence et qui formera le London Technical Group ; ce groupe sera absorbé en 1991 par l’Overseas Development Institute, un centre de recherche qui travaille en consultation avec l’ancien département du Développement international du gouvernement britannique. Ces revues traduisent donc l’institutionnalisation de champs parallèles à l’humanitaire, tels que les « development studies », « disaster studies », « refugee studies » ou « peace studies », qui émergent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans le sillage de la décolonisation. Elles vont de pair avec le déploiement de politiques visant à renforcer l’aide au développement, la résolution des conflits ou l’assistance aux réfugiés. Cependant, alors que le système d’aide international vit un renouveau entre les années 1950-1960, marqué par l’essor des Nations unies et la multiplication des organisations non gouvernementales (ONG), l’action humanitaire reste un objet secondaire qui ne s’imposera comme un prisme à travers lequel analyser les relations internationales qu’à la fin du xxe siècle.

L’institutionnalisation des études humanitaires qui s’ensuit n’est donc pas tant due à l’invisibilité de l’aide qu’à un changement de paradigme. L’action humanitaire était jusqu’alors davantage perçue comme une profession de foi que comme un « métier » requérant des compétences professionnelles spécifiques. Cette vision vocationnelle renvoie ici aux narratifs développés depuis longtemps par les humanitaires eux-mêmes, dans de nombreuses (auto)biographies à visée presque mythographique[10]Marcel Junod, Le Troisième combattant. De l’ypérite en Abyssinie à la bombe atomique d’Hiroshima, Éditions Payot, 1947 ; Bernard Kouchner, L’île de lumière, Éditions Ramsay, 1980.. Au cours des années 2000 toutefois, les écrits de praticiens adoptent une posture plus critique d’un humanitaire « par-delà la légende[11]Rony Brauman, « L’humanitaire par-delà la légende », Études, vol. 3, tome 392, 2000, p. 615-626. », inaugurant la lignée d’acteurs qui mettent leur expérience au service d’une démarche oscillant entre réflexion et recherche. L’ère de « l’humanitaire libéral[12]Michael Barnett, Empire of Humanity: A History of Humanitarianism, 2011, Cornell University Press, pp. 161-240. » voit ainsi surgir de nombreuses controverses à propos de l’aide internationale, présentée de plus en plus comme un système « sous attaque[13]Joanna Macrae, “The death of humanitarianism? An anatomy of the attack”, Disasters, vol. 22, no. 4, 1998, pp. 309–317. » qui aurait montré ses limites et ses paradoxes[14]Fiona Terry, Condemned to Repeat? The Paradox of Humanitarian Action, Cornell University Press, 2002.. Ces critiques sont en partie le résultat de l’échec de la communauté internationale lors du génocide rwandais qui, dans le prolongement de la guerre en ex-Yougoslavie, cristallise la prise de conscience par les organisations humanitaires de l’instrumentalisation de l’aide[15]Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’aide humanitaire, aide à la guerre ?, Éditions Complexes, 2001.. Des voix s’élèvent alors pour demander des réformes du système et de sa gouvernance ; un débat ravivé par le 11-Septembre, les guerres qui s’ensuivent en Afghanistan et en Irak, et celles qui seront déclenchées dans le prolongement des Printemps arabes, à l’image de la Syrie. La naissance des études humanitaires est donc corrélée à l’agenda des critiques qui ont agité le système humanitaire depuis une vingtaine d’années, attention qui s’est également traduite par une production académique, avec le développement de travaux portant sur l’histoire des organisations, l’humanitaire dans les relations internationales, ainsi que sur l’anthropologie, la sociologie et la politisation de l’aide.

« La naissance des études humanitaires est donc corrélée à l’agenda des critiques qui ont agité le système humanitaire depuis une vingtaine d’années. »

Ensuite, l’apparition d’un champ d’études spécifique est à mettre en parallèle avec les « enjeux de pouvoir qui les accompagnent et les sous-tendent », notamment « les liens entre évolutions internes au champ universitaire, mouvements sociaux et politiques publiques[16]Lucas Monteil et Alice Romerio, « Des disciplines aux “studies”. Savoirs, … », art. cit., p. 237. ». Ici, plus que le militantisme qui caractérise la naissance des « gender studies » ou des « postcolonial studies », c’est la place grandissante de l’humanitaire dans le débat public et le rôle des États qui ont mené à la reconnaissance progressive des études humanitaires au cours des années 1990. On le constate avec l’établissement de réseaux d’enseignement et de recherche tels que NOHA, déjà évoqué. Fondé en 1993, ce réseau regroupe neuf universités en Europe et il est soutenu par la Commission européenne[17]Voir le site : https://www.nohanet.org. Depuis 2017, une association internationale des études humanitaires (IHSA) regroupe également la communauté des chercheurs dans les pays du Nord comme du Sud et permet ainsi un décloisonnement d’un narratif humanitaire occidentalo-centré. Une communauté qui se visibilise et interagit grâce notamment à l’organisation de conférences internationales, dont celles de l’IHSA ou de l’International Humanitarian Summit à Dubai, ce dernier « sommet » reflétant la place grandissante des États du Golfe dans l’aide internationale. Ce développement académique s’est aussi traduit par la création de cursus de formation. En 2010, deux études de marché dénombraient ainsi entre cinquante et quatre-vingts masters en action humanitaire dans le monde, majoritairement situés dans les pays du Nord, et en langue anglaise[18]Jean-Daniel Rainhorn, Amna Smailbegovic et Sabine Jiekak, Formations universitaires en action humanitaire, Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire de Genève (CERAH), 2010 ; … Continue reading. Les objectifs de ces différentes initiatives et réseaux sont multiples : promotion de la recherche et de l’enseignement, production de réflexions sur les politiques et pratiques humanitaires au travers de publications et d’événements publics.

« En 2010, deux études de marché dénombraient ainsi entre cinquante et quatre-vingts masters en action humanitaire dans le monde, majoritairement situés dans les pays du Nord, et en langue anglaise. »

Quels champs cultivent les études humanitaires?

Aborder les études humanitaires impliquerait dans un premier temps l’exercice toujours difficile de circonscrire ce qu’est l’humanitaire. Loin de le considérer comme une discipline en soi – comme peuvent l’être l’histoire ou la sociologie qui s’enseignent avec leurs propres épistémologies et méthodes –, l’humanitaire s’envisage à la fois comme « une idéologie, un mouvement, une profession et une initiative compatissante pour porter assistance et protection aux populations à risque » ainsi « qu’un ensemble d’institutions, un marché et un secteur d’activités[19]Antonio Donini, “The far side: the meta functions of humanitarianism in a globalised world”, Disasters, no. 34, 2010, p. 221. ». Cette définition plus large et flexible permet de dépasser une focale centrée uniquement sur l’étude des institutions, des contextes et des réponses. Pour autant, peut-on vraiment apprendre et enseigner l’humanitaire sans le limiter à une simple expertise technique ou à un savoir-faire ? Comme le soulignait déjà Ryfman en 2002, cartographier « l’état des savoirs » se révèle délicat[20]Philippe Ryfman, « Vers une “École française”… », op. cit., p. 135., et plus encore s’il s’agit de dresser un parcours généraliste et transversal de la formation universitaire. Comme pour l’ensemble des « studies », c’est une perspective réflexive et critique qui domine, mais avec une tension permanente entre pluri- et interdisciplinarité. En 2001, le Programme plurifacultaire en action humanitaire (PpAH), ancêtre du Centre d’études humanitaires Genève, mobilisait ainsi l’ensemble des facultés de l’Université de Genève (droit, médecine, psychologie et sciences de l’éducation, sciences économiques et sociales, sciences de la Terre) :

« Concevoir la formation et la recherche sur l’humanitaire dans un esprit résolument pluridisciplinaire permet de répondre aux grands défis humanitaires de notre temps, qu’il s’agisse de l’appréhension globale des problèmes structurels de société, des questions de violence, de guerre, de torture, de faim, d’inégalités, des catastrophes anthropiques ou naturelles, dans leur phase d’identification, de prévention, de gestion d’urgence ou de reconstruction, ou de la prise en compte de réflexions éthiques sur les pratiques professionnelles dans l’humanitaire, ici et ailleurs[21]Programme plurifacultaire en action humanitaire, Rapport d’activités 2000-2001 et perspectives, Université de Genève, 2001, p. 3.. »

Les parcours universitaires et de formation reflètent dans l’ensemble les principales réformes du système humanitaire ces vingt dernières années. Devant la reconnaissance des états « d’urgences complexes », les besoins en coordination et professionnalisation ont amené de nouveaux modèles de management au sein des organisations et appelé la maîtrise de connaissances multiples sur les contextes de crise. Le tournant d’un humanitaire fondé sur les besoins vers une approche tournée sur les droits a aussi poussé les acteurs à adopter un cadre normatif qui appelle à la redevabilité et la standardisation. Une véritable approche interdisciplinaire peine néanmoins à se formuler, comme le relevait Alain Guilloux en 2009, quand il constatait que la majorité des formations humanitaires se situaient en réalité au sein de départements ou de facultés disciplinaires[22]Alain Guilloux, “Interdisciplinarity in perspective: The case of humanitarian studies”, The Journal of the World Universities Forum, vol. 2, no. 6, 2009, p. 72.. À titre d’exemple, le Centre d’études humanitaires Genève est rattaché à la Faculté de médecine et une partie de sa formation porte sur des enjeux de santé, alors que les centres de Rotterdam ou de Doha sont rattachés aux Instituts en sciences sociales. Ce rattachement existe bien souvent pour des raisons historiques en lien avec l’ancrage disciplinaire de leurs fondateurs. Cependant, une nuance fondamentale doit être apportée à l’autre constat de Guilloux qui souligne que « peu de programmes cherchent à explorer l’environnement politique dans lequel l’humanitaire opère, les contextes dans lesquels il se déploie, et les choix difficiles auxquels les acteurs humanitaires font face[23]Idem. ». Au contraire, une démarche plus systémique inspirée par les sciences sociales a conduit à considérer l’humanitaire comme un système construit par des idéologies, des identités multiples, des rapports de force et des dogmes.

« Les études humanitaires se situent donc à la fois au sein, en amont et en aval du secteur humanitaire et portent essentiellement sur la production et la circulation des savoirs émanant d’un tel secteur et portant sur celui-ci. »

Les études humanitaires se situent donc à la fois au sein, en amont et en aval du secteur humanitaire et portent essentiellement sur la production et la circulation des savoirs émanant d’un tel secteur et portant sur celui-ci, son système de gouvernance, ses dynamiques de pouvoir, ses normes et son ethos. L’évolution du programme de master du Centre d’études humanitaires Genève montre ainsi qu’en 1998 – dès les débuts donc –, l’analyse politique, économique et sociale des contextes humanitaires était présente, tout comme la gestion des projets et des équipes, en plus des disciplines traditionnelles associées au travail humanitaire, telles que la santé et le droit[24]Programme plurifacultaire en action humanitaire…, op. cit., p. 26-39.. En 2023, le tronc commun du cursus a intégré les dimensions éthiques, sociologiques et anthropologiques de l’aide, tout en renforçant l’offre de formation spécialisée sur des secteurs d’activité en négociation, plaidoyer, communication ou protection[25]Voir le catalogue des cours du Centre : https://humanitarianstudies.ch/course-catalogue-2023-2024. Ce socle de base se retrouve dans la majorité des programmes universitaires, mais il démontre aussi que les « études humanitaires semblent aujourd’hui plus relever d’une accumulation d’approches et de connaissances disciplinaires que d’évoluer vers une discipline en tant que telle[26]Jean-Daniel Rainhorn, Amna Smailbegovic et Sabine Jiekak, Formations universitaires en action…, op. cit., p. 12. ».

Pour autant, les questions de légitimité et de statut ne sont pas résolues au sein des études humanitaires. Faut-il les considérer comme portant uniquement sur l’humanitaire-objet, ce qui signifierait des frontières assez étanches entre le monde académique et celui des praticiens ? Ou au contraire, impliquent-elles des frontières plus poreuses, en intégrant des partenariats et de la recherche au sein des organisations et avec elles ? Dans quelle mesure ces études considèrent-elles l’humanitaire-sujet, c’est-à-dire le savoir produit directement par les institutions humanitaires ? Là aussi, le champ est mouvant et intègre des approches différentes selon la nature des centres académiques qui les portent. Alors que le Centre d’études humanitaires Genève se consacre exclusivement à la formation continue de professionnels humanitaires et bénéficie de partenariats avec des organisations telles que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et MSF, qui envoient des cohortes de participants aux cours, une majorité de centres se consacrent à la formation initiale. À ce jour, il existe des données partielles et datées indiquant un taux d’employabilité d’environ 50 % de ces jeunes diplômés dans le secteur humanitaire[27]Peter Walker and Catherine Russ, Professionalising the Humanitarian Sector…, op. cit., p. 46.. Enfin, certains centres exercent uniquement comme instituts de recherche et de réflexion.

La nature des publications scientifiques est également éclairante sur les frontières entre recherche, débat, politique et pratique. Les revues francophones et anglophones offrent un dialogue entre chercheurs et praticiens, mais aussi des travaux sous forme de recherche empirique, états de littérature, essais ou documents d’orientation des politiques. Un dialogue qui reste encore restreint après des débuts difficiles, comme le soulignaient déjà ironiquement les éditeurs du premier numéro de la revue Disasters : « Bien que nous soupçonnions que [les scientifiques et les travailleurs humanitaires] évitent de se lire mutuellement, nous espérons qu’un certain échange d’idées puisse se produire. Cela pourrait même contribuer à diminuer la condescendance entre les deux groupes, bien qu’aucun ne réalise qu’elle est mutuelle[28]“Editorial”, Disasters, The Journal of Disaster Studies, Policy and Management, vol. 1, n° 2, 1977, p. 1 [traduit par l’autrice]. ».

Outre les cursus académiques, un grand nombre de formations professionnelles non diplômantes ont également vu le jour, notamment chez les anglophones. Des plateformes telles que l’Humanitarian Leadership Academy (émanant de Save the Children) ou RedR UK s’inscrivent notamment dans le renforcement des capacités locales, en collaboration avec des ONG nationales. Bien souvent, ces formations sont aussi des voies de reconversion professionnelle pour des humanitaires revenus du terrain. L’Organisation des Nations unies dispose même de son propre Institut pour la formation et la recherche (UNITAR), destiné en premier lieu à façonner les jeunes diplomates issus de ses rangs. Rares, cependant, sont les organisations qui disposent d’un fonds de formation, comme le programme iDevelop du CICR. Ce soutien à la formation académique permet de déconstruire la culture organisationnelle et de s’exposer à d’autres points de vue, mais il est difficile de déterminer le nombre et le profil des employés qui en bénéficient, les organisations communiquant très peu sur leurs données socio-démographiques. Il existe donc des silos de formation qui, soit cantonnent à un savoir technique et managérial – comme les formations internes en ONG –, soit exposent à la réflexion théorique.

Ce que former veut dire

Ce discours sur la professionnalisation et la formation doit toutefois être relativisé de deux manières. La première nuance porte sur la reconnaissance de diplômes universitaires dans les parcours humanitaires. Grâce aux travaux en sociologie du travail[29]Pascal Dauvin et Johanna Siméant, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, 2002, Presses de Sciences Po., les réalités des carrières sont mieux connues aujourd’hui. Il existe des disparités entre le personnel expatrié, qui bénéficie de formations universitaires, et le personnel national, qui reste cantonné à une expérience sur le terrain. De plus, les formations académiques humanitaires montrent des inégalités d’accès, particulièrement celles dispensées en Occident dont les prix sont rédhibitoires pour les travailleurs venant des pays du Sud, et qui restent donc réservées à une minorité, même si elles bénéficient d’une meilleure reconnaissance professionnelle[30]Eric James, “The professional humanitarian and the downsides of professionalisation”, Disasters, vol. 40, no. 2, 2016, pp. 185–206.. Toutefois, les connaissances apprises à l’université semblent souvent peu mobilisables sur le terrain[31]Silke Roth, The Paradoxes of Aid Work: Passionate Professionals, Routledge, 2015, p. 75.. Ces enjeux se retrouvent dans les motivations des étudiants du Centre d’études humanitaires Genève (regroupant expatriés et nationaux) qui annoncent, lors de leur inscription, vouloir améliorer leurs compétences, saisir des opportunités professionnelles, bénéficier d’une certification diplômante dans un institut académique reconnu, ou se reconvertir professionnellement.

Une deuxième nuance porte sur l’identification des aptitudes et des compétences à développer pour les métiers humanitaires. Les injonctions à la professionnalisation de ces dernières décennies se sont souvent traduites dans un langage vide de sens poussant à l’efficacité et à la performance – qui est même apparu dans l’une des normes humanitaires en vigueur[32]Core Humanitarian Standard, « Norme humanitaire fondamentale de qualité et de redevabilité », numéro 7, https://corehumanitarianstandard.org/files/files/CHS_French.pdf. Des études récentes de Bioforce et sur le réseau NOHA[33]Rory Downham, « La professionnalisation de l’action humanitaire : un chantier qui reste ouvert », Alternatives Humanitaires, n° 16, 2021, p. 112-127, … Continue reading soulignent notamment le manque de consensus sur les compétences à avoir. Comment circonscrire un savoir commun dans un monde où les visions humanitaires peuvent être très différentes ? Qu’en est-il notamment des enjeux de pouvoir liés au langage et à la localisation dans la production des savoirs, à l’heure où les appels à la décolonisation demandent une reconfiguration des dynamiques dans le système humanitaire ? Des questions qui demeurent ouvertes et qui nécessitent aussi d’explorer la circulation et la contestation des savoirs dans le champ des études humanitaires.

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References

References
1 Parmi les centres les plus connus, citons également l’Institut d’études humanitaires internationales à Aix-en-Provence (fondé en 1993), le Humanitarian and Conflict Resolution Institute à Manchester (2008), le Center for Humanitarian Leadership (2011) à Melbourne, le Center for Conflict and Humanitarian Studies (2016) à Doha, le Centre for Humanitarian Action à Berlin (2018) et le Norwegian Center for Humanitarian Studies (2021-2023).
2 Lucas Monteil et Alice Romerio, « Des disciplines aux “studies”. Savoirs, trajectoires, politiques », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 11, n° 3, 2017, p. 231.
3 Philippe Ryfman, « Vers une “École française” d’analyse de l’humanitaire ? », Revue Internationale et Stratégique, vol. 3, n° 47, 2002, p. 143.
4 La revue Humanitaire était éditée par Médecins du Monde entre 2000 et 2015 ; la revue Humanitaires en mouvement est éditée par le Groupe URD depuis 2008, et la revue Alternatives Humanitaires est éditée depuis 2016.
5 Origine de la revue Alternatives Humanitaires : https://www.alternatives-humanitaires.org/fr/presentation-de-la-revue
6 Roger Mc Ginty and Jenny H. Peterson, The Routledge Companion to Humanitarian Action, Routledge, 2015.
7 Lucas Monteil et Alice Romerio, « Des disciplines aux “studies”. Savoirs… », art. cit., p. 236.
8 L’Association internationale des études humanitaires fournit une liste de revues scientifiques plus exhaustive : https://ihsa.info/resources/ihsa-journal
9 Historiquement, la Revue Internationale de la Croix-Rouge (1869) éditée par le CICR peut être considérée comme la première « revue humanitaire ».
10 Marcel Junod, Le Troisième combattant. De l’ypérite en Abyssinie à la bombe atomique d’Hiroshima, Éditions Payot, 1947 ; Bernard Kouchner, L’île de lumière, Éditions Ramsay, 1980.
11 Rony Brauman, « L’humanitaire par-delà la légende », Études, vol. 3, tome 392, 2000, p. 615-626.
12 Michael Barnett, Empire of Humanity: A History of Humanitarianism, 2011, Cornell University Press, pp. 161-240.
13 Joanna Macrae, “The death of humanitarianism? An anatomy of the attack”, Disasters, vol. 22, no. 4, 1998, pp. 309–317.
14 Fiona Terry, Condemned to Repeat? The Paradox of Humanitarian Action, Cornell University Press, 2002.
15 Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’aide humanitaire, aide à la guerre ?, Éditions Complexes, 2001.
16 Lucas Monteil et Alice Romerio, « Des disciplines aux “studies”. Savoirs, … », art. cit., p. 237.
17 Voir le site : https://www.nohanet.org
18 Jean-Daniel Rainhorn, Amna Smailbegovic et Sabine Jiekak, Formations universitaires en action humanitaire, Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire de Genève (CERAH), 2010 ; Peter Walker and Catherine Russ, Professionalising the Humanitarian Sector. A Scoping Study, Enhancing Learning and Research for Humanitarian Assistance (ELRHA), 2010.
19 Antonio Donini, “The far side: the meta functions of humanitarianism in a globalised world”, Disasters, no. 34, 2010, p. 221.
20 Philippe Ryfman, « Vers une “École française”… », op. cit., p. 135.
21 Programme plurifacultaire en action humanitaire, Rapport d’activités 2000-2001 et perspectives, Université de Genève, 2001, p. 3.
22 Alain Guilloux, “Interdisciplinarity in perspective: The case of humanitarian studies”, The Journal of the World Universities Forum, vol. 2, no. 6, 2009, p. 72.
23 Idem.
24 Programme plurifacultaire en action humanitaire…, op. cit., p. 26-39.
25 Voir le catalogue des cours du Centre : https://humanitarianstudies.ch/course-catalogue-2023-2024
26 Jean-Daniel Rainhorn, Amna Smailbegovic et Sabine Jiekak, Formations universitaires en action…, op. cit., p. 12.
27 Peter Walker and Catherine Russ, Professionalising the Humanitarian Sector…, op. cit., p. 46.
28 “Editorial”, Disasters, The Journal of Disaster Studies, Policy and Management, vol. 1, n° 2, 1977, p. 1 [traduit par l’autrice].
29 Pascal Dauvin et Johanna Siméant, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, 2002, Presses de Sciences Po.
30 Eric James, “The professional humanitarian and the downsides of professionalisation”, Disasters, vol. 40, no. 2, 2016, pp. 185–206.
31 Silke Roth, The Paradoxes of Aid Work: Passionate Professionals, Routledge, 2015, p. 75.
32 Core Humanitarian Standard, « Norme humanitaire fondamentale de qualité et de redevabilité », numéro 7, https://corehumanitarianstandard.org/files/files/CHS_French.pdf
33 Rory Downham, « La professionnalisation de l’action humanitaire : un chantier qui reste ouvert », Alternatives Humanitaires, n° 16, 2021, p. 112-127, https://www.alternatives-humanitaires.org/fr/2021/03/25/la-professionnalisation-de-laction-humanitaire-un-chantier-qui-reste-ouvert ; Lars Löfquist, “Teaching humanitarian action: NOHA joint master’s programme at 30.” Journal of International Humanitarian Action, vol. 8, no. 1, 2023, p. 8.

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