A u début des années 2000, la « professionnalisation » était le mot d’ordre en vigueur dans le secteur humanitaire[1]« Ce principe de rationalité gestionnaire, contesté aujourd’hui seulement à la marge, est, on le sait bien, un cadre cognitif imposé par les bailleurs et, on le dit moins, par les partenaires … Continue reading.Vingt ans plus tard, cette professionnalisation a incontestablement et en grande partie accompli son œuvre. Elle n’est plus seulement un processus, appelé de leurs voeux par beaucoup, critiqué par certains. Elle est un fait (salariat, carrière, standardisation des pratiques, division de plus en plus complexe du travail…), même si son invocation perdure sans que l’on sache très bien s’il faut y voir le signe d’une méconnaissance de cette évolution ou celui d’une critique tournant à vide. On peut néanmoins se demander si la communauté des organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires ne peine pas depuis quelques années à trouver un second souffle. Comme si la structuration du secteur – dont les bénéfices ne sont pas contestables – avait contribué à gommer sa singularité faite de militantisme et de « vocation », déboussolant parfois les « anciens » et désenchantant peut-être les « nouveaux » venus.
Course à la « taille critique », mise en place de techniques de management inspirées du secteur privé marchand[2]Bruno Cazenave, Emmanuelle Garbe et Jérémy Morales, Le management des ONG, La Découverte, 2020. Voir également : Boris Martin, L’adieu à l’humanitaire ? Les ONG au défi de l’offensive … Continue reading, intégration de cadres venus du monde de l’entreprise, addition de processus de validation et d’évaluation, de règles de redevabilité… Toutes ces traductions concrètes de la professionnalisation – pourtant au service d’une efficacité plus grande des ONG – n’ont-elles pas fini par désabuser nombre de professionnels du secteur ? Quel imaginaire la jeune génération de futurs humanitaires formés dans les nombreuses filières écloses depuis vingt ans projette-t-elle sur ce secteur quand, dans le même temps, celui-ci n’échappe pas aux dénonciations de pratiques discriminantes en termes de genre ou d’origine ? L’émergence, relativement tardive, de syndicats ou de branches syndicales propres au monde associatif est-elle un prolongement de cette professionnalisation, ou une forme de résistance aux effets induits par cette dernière ? Peut-on parler de « ressources humaines déshumanisées dans l’humanitaire », alors même que la noblesse du combat et l’aura des travailleurs humanitaires a longtemps servi de bannière au secteur ? Le militantisme ne s’est-il pas usé à l’épreuve du professionnalisme, et à quels moyens peut-on penser pour le réactiver ? Ou s’est-il grâce à lui réinventé, se frayant un chemin entre exigences croissantes des bailleurs et soutien sans cesse renouvelé mais plus critique des donateurs ?
Si, tout comme la rhétorique de la professionnalisation, ce nouveau dossier de la revue Alternatives Humanitaires puise dans l’expérience des ONG françaises, il est appelé à apprécier cette évolution en miroir de celle qu’ont connue les ONG anglo-saxonnes. Comment y vit-on l’hyper spécialisation, le militantisme et l’exposition dans des environnements de plus en plus complexes desquels les humanitaires ne sortent pas toujours indemnes, en termes de santé mentale notamment ? Quelles voies de reconversion empruntent ceux qui font le choix de s’en éloigner pour oeuvrer dans le travail social ou à titre d’indépendants, irriguant ainsi de nouveaux secteurs par leur expérience humanitaire ?
Et qu’en est-il dans le « monde majoritaire », dans ce « Sud global » où les ONG locales ont aussi gagné en compétences et en importance ? De plus en plus en première ligne, invitées à se professionnaliser toujours davantage elles sont demandeuses d’une « localisation » qui permettrait ce mouvement, mais que peinent manifestement à mettre en place les ONG et les bailleurs du « monde minoritaire ».
Des ONG francophones aux ONG des pays d’intervention, en passant par les ONG anglo-saxonnes, ce numéro ambitionnait de faire un état des lieux de ce qu’est le travail en ONG aujourd’hui et des défis organisationnels auxquels sont confrontées les structures. Qu’est-ce qui a changé en vingt ans, quelle est la sociologie actuelle des volontaires, bien souvent en statut salarié d’ailleurs, leurs attentes et leurs interrogations ? Quels sont les impacts de modes de gouvernance et de management sur leur façon de travailler, de vivre l’engagement humanitaire tout simplement ?
Ce sont toutes ces questions que nous nous posions et auxquelles nous n’avons pas eu toutes les réponses. C’est que la feuille de route était ambitieuse, sans nul doute. Mais il faut aussi savoir décrypter, dans les contributions qui nous ont été soumises, les thèmes qui « travaillent » ceux qui font l’humanitaire et ceux qui l’observent.
De fait, ces interrogations viennent de loin, comme en témoigne la mise en perspective historique de Natalie Klein-Kelly. Et aujourd’hui, qu’en est-il ? Les acteurs, aidés en cela par les chercheurs, essaient de trouver un chemin dans cet humanitaire qui, pour être sans doute désenchanté, n’en reste pas moins une voie d’engagement. Ils le font en endossant des problématiques éminemment actuelles. À l’image des contributions de Lila Ricart et Lucy Hall, elles concernent l’évolution du secteur lui-même, sommé de mettre en place une « localisation » qui, parfois, a tout d’une Arlésienne. À l’image de celles de Dorothée Lintner et de Alexia Tafanelli et Camille Rouxel, elles interrogent des mots (« métier », « travail », « carrière ») qui n’ont pas toujours le même sens que dans d’autres secteurs et questionnent les conditions, notamment salariales, qui permettraient aux associations de garder leurs talents et d’en attirer d’autres. D’autres contributions renvoient à des problématiques qui, pour être malheureusement partagées avec tant d’autres secteurs, n’en sont que plus révoltantes dans l’humanitaire. Il en va ainsi des violences sexuelles et des masculinités toxiques qu’étudient Delu Lusambya d’un côté, Janyck Beaulieu, Rosalie Laganière-Bolduc et Laurie Druelle de l’autre. Et c’est précisément sur la place des femmes dans l’humanitaire que Miren Bengoa conclut ce dossier. On le voit, le travail humanitaire, pour particulier qu’il soit, n’échappe pas pour autant aux grands débats qui irriguent le monde d’aujourd’hui. Ce numéro, forcément incomplet, n’a fait qu’ouvrir une brèche, mais nous ne pouvons qu’espérer qu’elle laissera passer quelque lumière…