Ce livre découle d’un constat. Le processus de professionnalisation opéré dans le secteur humanitaire à partir de la fin des années 1990 s’est caractérisé par l’élaboration de connaissances techniques standardisées, envisagées comme nécessaires à l’efficacité des interventions. Simultanément, la production de savoirs critiques engendrée par un intérêt académique grandissant à l’égard du monde de l’aide n’a, en revanche, été accompagnée que d’une faible diffusion au sein de la profession. Pour Joël Glasman, historien et professeur à l’université de Bayreuth, ce cloisonnement épistémologique apparait d’autant plus paradoxal que ce corpus offre des clés de compréhension des interventions parfois aussi indispensables qu’a pu sembler l’être autrefois la profusion de tels standards techniques. Penser le réel des autres et penser dans l’incertitude serait donc une nécessité opérationnelle qui, dans sa dimension qualitative, exige de l’écoute et du temps, mais également des repères historiques, politiques et sociologiques que l’auteur entend contribuer à décloisonner. Car derrière l’emploi du terme presque désuet d’humanités, c’est à une conception unitaire des sciences sociales que nous convie Joël Glasman qui, sans prétention encyclopédique, mobilise un large répertoire bibliographique. Son propos s’organise selon un découpage thématique que le lecteur pressé peut au besoin aborder directement : pouvoir, néolibéralisme, corruption, violences, santé, racisme, genre, statistiques.
L’ouvrage s’adresse au public humanitaire au sens le plus large, celui des volontaires, autre choix terminologique intéressant en ce qu’il entend marquer le lien entre l’espace des travailleurs humanitaires professionnalisés et celui relativement réduit des praticiens bénévoles. Sous une approche déconstructionniste assumée, l’auteur offre ici une excellente synthèse de débats classiques structurant le champ humanitaire. Les premiers développements rendent ainsi une épaisseur historique salutaire aux mythes fondateurs bien connus, comme Solferino ou le Biafra. Le récit de la diffusion des principes de la Croix-Rouge propose également une perspective utile pour se déprendre d’une vision par trop naturaliste et anhistorique de ces derniers. Sur des problématiques plus contemporaines, l’emprise du néolibéralisme est traitée sous l’angle – déjà bien étudié – de la porosité entre le monde de l’aide et le secteur entrepreneurial. En outre, et plus décapants encore, des travaux d’inspiration foucaldienne analysent l’humanitaire dans sa dimension institutionnelle et bureaucratique comme technique néolibérale de gouvernement et modalité de redéploiement des États. Rendu inévitable par les débats récents qu’il a engendrés, le rapport au colonialisme est abordé avec nuance. Si des continuités existent avec la période coloniale, il convient aussi d’appréhender cette question sous l’angle de l’engagement au sein d’un secteur qui tend à se désoccidentaliser. Des travaux récents montrent, par exemple, les tensions auxquelles peuvent spécifiquement se trouver confrontés sur le terrain les volontaires issus de pays du Sud dans la division du travail humanitaire. Au-delà des slogans, les appels à la décolonisation du monde de l’aide sont porteurs de sens sous l’impératif d’une plus juste répartition des rapports de pouvoirs. Mais rappeler que c’est notamment par l’indifférence à la souffrance d’autrui que se caractérise l’entreprise coloniale devrait simultanément inciter à se distancier des amalgames historiques glissants.
On aurait tort, toutefois, de réduire ce manuel a un précis de culture générale humanitaire destiné aux néophytes, et le développement de certains apports théoriques ne manquera pas d’offrir un retour réflexif précieux aux praticiens plus chevronnés. Appréhendé dans sa dimension sociologique, le traitement du rapport à la violence donne à voir des alternatives à la vacuité de lectures contextuelles parfois excessivement culturalistes, faites, par exemple, d’oppositions tribales prédatrices et dénuées de fondements historiques. Propices à une analyse de terrain, les approches « par le bas » des conflits incitent au contraire à se déprendre des fausses évidences géopolitiques. Prêter attention aux dynamiques locales – par exemple foncières, ou les trajectoires d’hommes en armes entre légalité et illégalité – peut s’avérer décisif dans la conduite de négociations. De même, la question de la fraude est éclairée sous un jour singulier. Réalité à la gestion complexe sur certaines missions, celle-ci reste le plus souvent traitée institutionnellement sous l’angle de la déviance personnelle. Sa compréhension y gagnerait si elle était observée plus finement au prisme de son insertion dans des réseaux complexes d’interdépendances individuelles ou, au global, comme stratégie d’extraversion d’États structurellement dépendants de la rente de l’aide. Enfin, l’enthousiasme pour les pratiques de quantifications est particulièrement bien cerné par Joël Glasman qui a par ailleurs consacré un ouvrage entier à cette question. Si elle a une histoire et une rationalité propres, la mesure des besoins n’en reste pas moins une nécessité dont la raison statistique, parfois illusoire sur sa précision, n’aide pas forcément à en comprendre les aspects sociaux, et donc les implications opérationnelles.
Au-delà de ces exemples qui viennent illustrer sa dimension pratique, l’ouvrage de Joël Glasman vient combler un vrai vide éditorial. Dense, le contenu n’en reste pas moins d’une lecture remarquablement fluide, y compris dans la description de certains développements théoriques complexes dont l’ensemble se caractérise par un net tropisme africaniste. Mais, tel que le propose Joël Glasman, l’exercice de la critique appliquée à l’humanitaire ne se caractérise finalement guère par une accumulation de références vulgarisées. Il s’agit d’outils de compréhension au service d’une réflexion résolument tournée vers le terrain. Dans l’esprit de ce que disait jadis Pierre Bourdieu de la sociologie, les humanités humanitaires sont un sport de combat défensif qui cultive l’art de l’esquive au contact du réel. C’est donc dans la pratique d’enquêtes, en échange avec des récipiendaires, collègues ou universitaires, qu’elles sauront nous protéger des fausses certitudes et nous aider à penser dans l’incertitude.