À travers cet article, l’historienne Natalie Klein-Kelly plonge aux sources de l’humanitaire. Par un passionnant et peut-être surprenant voyage dans le passé, elle donne les clés pour mieux comprendre le travail humanitaire aujourd’hui.
De nombreux travaux ont été menés, en particulier au cours des quinze dernières années, pour relier l’humanitarisme à son passé, et décrire les liens vieux de plus de deux siècles qui existent entre l’abolition de l’esclavage, la réforme religieuse, le développement durable et le plaidoyer pour les droits humains[1]Silvia Salvatici, A History of Humanitarianism, 1755-1989: In the Name of Others, Manchester University Press, 2019.. Cela a permis d’identifier « les schémas remarquablement persistants qui continuent aujourd’hui encore d’influencer les actions réalisées au nom d’inconnus qui vivent loin de nous[2]Peter Stamatov, The Origins of Global Humanitarianism: Religion, Empires, and Advocacy, Cambridge University Press, 2013, p. 10. ». Bien que cela ne soit ni évident ni même particulièrement confortable pour les humanitaires actuels, les missionnaires et les fonctionnaires coloniaux peuvent être considérés de façon tout à fait justifiée comme l’« origine » ou l’« archéologie » de leur profession d’aujourd’hui[3]Silke Roth, The Paradoxes of Aid Work: Passionate Professionals, Routledge, 2015, pp. 61–62..
Cet article étudie ce qu’ont en commun celles et ceux qui, au cours des deux derniers siècles et jusqu’à aujourd’hui, se sont aventurés en-dehors des sociétés qui étaient les leurs pour aller aider des inconnus dans des contrées lointaines. Il porte sur celles et ceux qui partent physiquement à l’étranger et y vivent un certain temps, c’est-à-dire les personnes qui s’engagent dans un « travail de terrain » en dehors de leur propre pays, plutôt que celles qui ne font que des visites courtes et régulières et travaillent « au siège » ou réalisent un travail humanitaire dans leur propre pays. Il s’agit de rechercher volontairement les points communs plutôt que les différences dans le riche tissu du travail humanitaire à l’étranger, en faisant l’hypothèse que l’on identifiera une certaine continuité jusqu’au monde d’aujourd’hui. En examinant l’identité de celles et ceux qui sont partis et ce qu’ils ont fait, cet article porte sur les philanthropes – notamment les « philhellénistes[4]Natalie Klein, L’humanité, le christianisme, et la liberté: Die internationale philhellenische Vereinsbewegung der 1820er Jahre, Philipp von Zabern, 2000. » – et missionnaires du xixe siècle, puis les fonctionnaires coloniaux et les « agents » humanitaires du début du xxe siècle, s’attachant ensuite aux travailleurs humanitaires de la fin du xxe siècle, en particulier ceux du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et de Médecins Sans Frontières (MSF). Étant donné la tendance actuelle à la spécialisation, nous posons la question de savoir si le travail des humanitaires est devenu, aujourd’hui, plus une profession et une carrière qu’une vocation, et ce que cette profession – si c’en est une – représente en définitive[5]Michael Barnett and Thomas G. Weiss, “Humanitarianism: A Brief History of the Present”, in Michael Barnett and Thomas Weiss (eds.), Humanitarianism in Question: Politics, Power, Ethics, Cornell … Continue reading.
Une personnalité et des compétences généralistes, plus que des aptitudes spécifiques
En observant ces professions avant leur déploiement sur le terrain, on constate des points communs frappants avec celles du passé. Des avocats, des médecins, des religieux et des « généralistes » constituent apparemment le « monde de l’humanitarisme » à l’heure actuelle, tout comme il y a un siècle[6]Stephen Hopgood, “For a fleeting moment: The short, happy life of modern humanism”, in Michael Barnett (ed.), Humanitarianism and Human Rights: A World of Differences?, Cambridge University … Continue reading. Dans les années 1820, des médecins, d’anciens soldats et un célèbre poète comptaient parmi les personnes envoyées en Grèce pour y gérer l’utilisation de fonds (issus de dons)[7]En particulier : les docteurs Samuel Howe et Bailly, le colonel Stanhope, le général von Heideck et Lord Byron ; voir Natalie Klein, L’humanité, le christianisme, et la liberté…, … Continue reading. À la suite de guerres plus importantes, telles que celles de l’ère napoléonienne et les guerres mondiales, les profils d’anciens militaires prédominaient, par exemple dans les services coloniaux, ce qui a aussi eu un impact sur la première génération de directeurs d’Oxfam sur le terrain dans les années 1960[8]Chris Jeppesen, “‘Sanders of the river, still the best job for a British boy’: Recruitment to the colonial administrative service at the end of the empire” in The Historical Journal, … Continue reading. On continue de retrouver des profils d’anciens militaires dans les bureaux des organisations humanitaires sur le terrain, encore aujourd’hui[9]Mojtaba Salem, Nils Van Quaquebeke, Maria Besiou, “Aid worker adaptability in humanitarian operations: Interplay of prosocial motivation and authoritarian leadership” in Production and Operations … Continue reading. Au cours des deux derniers siècles, le secteur humanitaire s’est caractérisé par une ouverture à une large sélection de compétences avant le déploiement sur le terrain, comme on l’observe également dans la volonté explicite d’inclure « le profane » ainsi que des artisans et des travailleurs qualifiés, dans certaines sociétés missionnaires au xixe siècle[10]Roberto Catalano, “Missionary societies in the evangelical churches: Origins and characteristics” in Annales Missiologici Posnanienses, vol. 19, 2014, p. 117.. Le développement actuel des diplômes universitaires spécialisés dans les études humanitaires est caractérisé, peut-être de ce fait, par une dimension multidisciplinaire[11]Valérie Gorin, « Les études humanitaires : un champ encore en voie de constitution », Alternatives Humanitaires, n °25, mars 2024, p. 102..
Le « désir d’être une personne qui a des valeurs morales » joue sans aucun doute un rôle important dans le secteur de l’humanitaire, aujourd’hui comme hier[12]Erica Bornstein and Peter Redfield, “An introduction to the anthropology of humanitarianism”, in Erica Bornstein and Peter Redfield (eds.), Forces of Compassion: Humanitarianism between Ethics … Continue reading. Plus précisément, le fait de voyager à l’étranger, en dehors de son cercle de proches, de sa culture et de son pays ne peut pas être motivé par un « altruisme biologique » qui pourrait motiver un acteur local, mais plutôt par un mélange d’« altruisme comportemental » et d’« altruisme psychologique[13]Gilles Carbonnier, “Reason, emotion, compassion: can altruism survive professionalisation in the humanitarian sector?” in Disasters, vol. 39, no. 2, 2015, pp. 191–196. ». La manière dont ces motivations altruistes s’articulent a changé au cours des siècles, et l’encadrement moral est moins acceptable aujourd’hui que par le passé, même si ces motivations restent fortes à l’heure actuelle[14]Daniel Warner, “Henry Dunant’s imagined community: Humanitarianism and the Tragic” in Alternatives: Global, Local, Political, vol. 38, no. 1, 2013, pp. 16–17 ; Erica Bornstein and … Continue reading.
« La manière dont ces motivations altruistes s’articulent a changé au cours des siècles, et l’encadrement moral est moins acceptable aujourd’hui que par le passé. »
Dans l’ensemble, les valeurs altruistes semblent se mêler à une volonté d’accomplissement de soi, le souhait d’être « authentique » et de vivre une « aventure[15]Silke Roth, The Paradoxes of Aid Work…, op. cit., p. 52. ». La manière dont un fonctionnaire colonial exprimait sa motivation dans ses mémoires, dans les années 1950, trouve probablement toujours un écho à l’heure actuelle : « travailler avec, et comprendre des personnes d’une culture différente de la mienne ; un travail […] pensé pour aider ces personnes à se développer ; une opportunité d’aventure et d’exploration au grand air ; servir. Et quelque part au milieu de tout ça […] (peut-être inconsciemment) le désir d’être un peu différent.[16]Chris Jeppesen, “Sanders of the river…”, art. cit., p. 506. »
Par conséquent, au cours des deux derniers siècles, parmi les critères de recrutement, la formation et les compétences techniques ou professionnelles semblent passer derrière la réputation et la personnalité. De façon tout à fait caractéristique, les personnes qui partaient à l’étranger n’ont pas été recrutées pour exercer leur profession : en Grèce, dans les années 1820, le colonel Stanhope n’a pas combattu ; Francesca Wilson, enseignante, a géré l’aide humanitaire pendant la Première Guerre mondiale ; Marcel Junod, qui était médecin, a travaillé comme négociateur du CICR pendant la Seconde Guerre mondiale[17]Pour Francesca Wilson, voir Silvia Salvatici, A History of Humanitarianism…, op. cit., pp. 80–83 ; Marcel Junod, Le troisième combattant, Europa Verlag, 1947 ; pour le colonel Stanhope, … Continue reading. Au xixe siècle, pour le recrutement des missionnaires, on recherchait, en plus de l’engagement et de la volonté d’aller sur le terrain, une personnalité « amicale, humble, patiente, jamais vantarde, grossière ou égoïste[18]Roberto Catalano, “Missionary Societies…”, art. cit., p. 109. ». Dans la première moitié du xxe siècle, le bureau britannique des Colonies a recruté des professionnels issus de la classe moyenne. On voulait des « qualités innées » : « un honnête homme » avec de l’imagination, de la compassion et une intelligence humaine ; un « bon fonctionnaire de brousse » avec de bonnes manières, de la discipline, le sens de l’humour et souhaitant faire une carrière « utile[19]Chris Jeppesen, “Sanders of the river…”, art. cit., pp. 484–485, 493, 497, 500. ». Dans les années 1970, le CICR recherchait un « aventurier nomade », « en bonne santé, présentant bien, disposant d’une éducation universitaire ou d’une formation professionnelle et ayant de l’expérience, doté de compétences en langues, d’une valeur morale démontrée », recommandé par d’autres professionnels et capable de se conformer à la culture et aux normes de la destination de sa « mission[20]Brigitte Troyon and Daniel Palmieri, “The ICRC delegate: an exceptional humanitarian player?” in International Review of the Red Cross, vol. 89, no. 865, March 2007, pp. 100–101, 108. ». Pour les French Doctors – c’est-à-dire MSF et Médecins du Monde –, dans les années 1990, il semble que l’idéalisme, l’esprit d’aventure, le courage et la résilience étaient davantage valorisés que les compétences (médicales)[21]Voir Renée C. Fox, “Medical humanitarianism and human rights: Reflections on Doctors without Borders and Doctors of the World”, Social Science and Medicine, vol. 41, no. 12, 1995, … Continue reading. Jusque durant la dernière décennie, on trouve des déclarations selon lesquelles l’intégrité, la maturité et une profonde motivation pour l’action humanitaire doivent être prises en compte lors des recrutements[22]Gilles Carbonnier, “Reason, emotion, compassion…”, art. cit, p. 200..
Les principales activités des humanitaires sur le terrain
Une fois sur le terrain, les humanitaires mettent majoritairement en œuvre deux types d’activités spécifiques qui ne sont liées ni l’une ni l’autre à un ensemble de compétences que la pratique d’une profession spécifique (avant le départ) garantirait. Tout d’abord, depuis les mouvements militants qui se sont développés à partir du xviiie siècle et jusqu’à aujourd’hui, il est nécessaire de disposer d’« informations de première main » et de « témoignages » fiables, pour garantir la validité, mais aussi la redevabilité des actions menées[23]Peter Stamatov, The Origins of Global Humanitarianism…, op. cit., pp. 4, 157.. Il était tout aussi essentiel pour les missionnaires de pouvoir fournir des récits fidèles à leur ordre de rattachement dans leurs pays d’origine[24]Silvia Salvatici, History of Humanitarianism…, op. cit., p. 45.. La rédaction de rapports à destination du siège et des bailleurs de fonds a toujours occupé les travailleurs humanitaires, depuis les délégués du CICR, au xixe siècle, jusqu’aux directeurs de terrain d’Oxfam au xxe siècle, et cela reste le cas des humanitaires contemporains[25]Brigitte Troyon and Daniel Palmieri, “The ICRC delegate….”, art. cit., p. 101 ; Maggie Black, A Cause for Our Times…, op. cit., p. 134.. Le besoin, perçu ou réel, d’avoir un représentant à l’étranger, précisément pour susciter la confiance, comprendre les besoins et minimiser les risques de mauvaise utilisation des fonds fournis par les donateurs est aujourd’hui considéré comme un obstacle à la volonté actuelle de relocaliser l’aide humanitaire[26]Patrick F. Gibbons and Cyril Otieku-Boadu, “The question is not ‘If to localise?’ but rather ‘How to localise?’: Perspectives from Irish Humanitarian INGOs” in Frontiers in Political … Continue reading. Ensuite viennent des éléments de gestion : organiser plutôt que fournir soi-même des services de santé, d’éducation et d’autres services (d’aide). Par exemple, dans les années 1820, l’envoyé du Comité grec de Londres en Grèce s’est occupé de superviser la création de journaux, d’une usine de munitions et d’écoles, sans grand succès[27]Natalie Klein, L’humanité, le christianisme, et la liberté…, op. cit., pp. 63, 66.. Le travail des missionnaires comprenait l’organisation « de conditions de vie sur terre de meilleure qualité » : diriger des écoles, rédiger et imprimer du matériel pédagogique, plaider pour le « changement social », la construction de routes et l’organisation de campagnes sur l’hygiène, tout cela en mettant l’accent sur la « rationalité » et le « progrès scientifique » pour coïncider avec les avancées européennes[28]Silvia Salvatici, A History of Humanitarianism…, op. cit., pp. 40, 41.. Leur travail pouvait aussi inclure la gestion de grands projets de construction et de structures de gouvernance[29]Roberto Catalano, “Missionary Societies in the…”, art. cit., pp. 118, 121, 124.. Et tout ceci ne diffère pas beaucoup du travail quotidien des fonctionnaires coloniaux du milieu du xxe siècle, qui se résumait par les formules « fourniture d’une bonne gouvernance » et « amélioration de l’être humain[30]Chris Jeppesen, “Sanders of the river…”, art. cit., p. 501. ». Dès le début du xixe siècle, mais de manière plus importante au cours de la première moitié du xxe siècle, pour des organisations comme Save the children, la supervision des distributions des secours nécessitait de disposer d’« agents » sur place[31]Natalie Klein, L’humanité, le christianisme, et la liberté…, op. cit., pp. 73, 113 ; Missionaries and ICRC delegates supervised Save the Children Fund distributions as their … Continue reading. Dans l’histoire de MSF, un pharmacien de formation qui a géré la logistique générale d’une multitude de camps au Cambodge à la fin des années 1970 a été considéré comme un « faiseur de miracles[32]Anne Vallaeys, Médecins Sans Frontières : la biographie, Fayard, 2004, p. 489. ».
Dans le passé, comme plus récemment, on a considéré les humanitaires professionnels de façon significative comme des « touche-à-tout[33]Personnel d’Oxfam sur le terrain dans les années 1960, Maggie Black, A Cause for Our Times…, op. cit., p. 135 ; actuellement, Dinah Rajak and Jock Stirrat, “Parochial Cosmopolitanism … Continue reading ». Ce terme peut sembler impropre à l’ère de la spécialisation croissante du secteur de l’humanitaire ces vingt dernières années, mais même dans ce contexte, l’adaptabilité et la flexibilité des travailleurs humanitaires sur le terrain sont perçues comme essentielles lorsqu’ils sont déployés à l’étranger[34]Mojtabe Salem, Nils Van Quaquebeke and Maria Besiou, “Air worker adaptability in…”, art. cit., pp. 3982–3984..
C’est peut-être parce qu’on a reconnu l’importance de compétences professionnelles générales plutôt que spécifiques que la formation au départ tend à se concentrer sur des briefings qui sont généralement de plus en plus formalisés et de plus en plus longs. Les sociétés missionnaires ont créé au xixe siècle des formations pré-départ qui pouvaient durer deux ans[35]Roberto Catalano, “Missionary Societies in the…”, art. cit., p. 126.. Le bureau britannique des Colonies a créé un programme de formation en 1924 et exigé des candidats une formation universitaire après 1945[36]Chris Jeppesen, “Sanders of the river…”, art. cit., p. 483.. Le CICR n’a lancé sa formation officielle qu’en 1971, soit plus d’un siècle après avoir envoyé ses premiers délégués sur le terrain[37]Brigitte Troyon and Daniel Palmieri, “The ICRC delegate…”, art. cit., p. 101 ; Cédric Cotter, (S’)Aider pour survivre…, op. cit., p. 227.. Le développement de formations plus spécialisées, et de plus en plus au niveau universitaire, au cours des dernières décennies semble aller dans le sens d’une professionnalisation croissante[38]Monika Krause, The Good Project: Humanitarian Relief NGOs and the Fragmentation of Reason, University of Chicago Press, 2014, p. 135.. Cependant, il n’existe pas de consensus sur les compétences et aptitudes qui devraient être enseignées dans ce genre de formation, sur ce qui est vraiment « utilisable » sur le terrain, comme sur la manière d’équilibrer l’enseignement d’un savoir technique et le développement d’une conscience éthique[39]Valérie Gorin, « Les études humanitaires… », art. cit., p. 107-109 ; Hugo Slim, Humanitarian Ethics: A Guide to the Morality of Aid in War and Disaster, Hurst & Company, 2015, p. 247..
Devenir un professionnel en représentant ce qui est le mieux pour les autres
Avoir une profession rend autonome professionnellement pour fournir des services[40]Monika Krause, The Good Project…, op. cit., pp. 135–136.. Dans le secteur de l’humanitaire, il semble que ce soit l’expérience sur le terrain qui confère cette autonomie. Autrement dit, c’est être déjà allé sur le terrain qui compte, et non le parcours professionnel ou la formation avant le déploiement. Pour donner un exemple linguistique, vous pouvez vous former pour devenir missionnaire, mais vous n’êtes missionnaire qu’une fois que vous êtes parti à l’étranger et que vous avez été missionnaire. Cela fait écho aux observations sur la fragilité de ce « secteur professionnel » dans lequel l’expertise n’est acceptable que si elle « vient du terrain[41]David Mosse, “Introduction: The Anthropology of Expertise and Professionals in International Development”, in David Mosse (ed.), Adventures in Aidland…, op. cit., pp. 10–18. ». Ainsi, actuellement, les travailleurs humanitaires en devenir considèrent que réussir à entrer dans le secteur humanitaire est la plus grande difficulté qu’ils rencontrent[42]Silvia Roth, Paradoxes of Aid Work…, op. cit., pp. 77–79.. La popularité des formations humanitaires peut être corrélée à un désir d’augmenter ses chances d’entrer dans ce secteur d’activité, même si cela ne garantit pas le succès qu’un diplôme professionnel peut apporter[43]Valérie Gorin, « Les études humanitaires… », art. cit., p. 107..
Cela conduit à se poser la question de savoir sur quoi porte vraiment cette profession qui consiste à partir à l’étranger pour aider des inconnus qui vivent loin – dans la mesure où l’on peut appeler cela une profession –, puisque des personnes avec des parcours divers, fortement motivées par une forme de vocation, et qui ont suivi une formation pré-départ limitée peuvent toutes accéder à cette profession en la pratiquant, et que les formes passées et actuelles de ce travail partagent des similarités.
« L’adaptabilité et la flexibilité des travailleurs humanitaires sur le terrain sont perçues comme essentielles lorsqu’ils sont déployés à l’étranger. »
Au fil des siècles, la profession humanitaire pourrait être décrite de manière provocatrice comme le vecteur de valeurs universelles qui sont considérées, à une époque donnée, à juste titre ou non, comme une source d’apprentissage dans l’intérêt de « lointains étrangers ». Pour les humanitaires d’aujourd’hui, cela peut être leur recours à des méthodologies supposément universelles et meilleures, telles que des outils issus de pratiques venues du monde des affaires, qui font d’eux les porteurs d’une sorte de « rationalité universelle[44]Dinah Rajak and Jock Stirrat, “Parochial Cosmopolitanism …”, art. cit., p. 166. ». Cette idée d’être un porteur de rationalité aurait trouvé un écho parmi les philanthropes du xixe siècle, même s’ils auraient utilisé le mot « civilisation[45]Natalie Klein, L’humanité, le christianisme, et la liberté…, op. cit., p. 296. ». Par leur présence, les missionnaires devaient communiquer la « richesse culturelle et humaine de la société occidentale, une bénédiction à partager », et leurs femmes étaient ouvertement encouragées à rejoindre les missions d’outremer pour représenter « le mode de vie chrétien ainsi que les valeurs de la société occidentale[46]Roberto Catalano, “Missionary Societies…”, art. cit., p. 111 ; Silvia Salvatici, A History of Humanitarianism…, op. cit., p. 37, 43–45. ». Fruit de son époque, MSF a bénéficié de l’« image des médecins hippies » au début des années 1970, ce qui est aussi une forme de valeur[47]Peter Redfield, Life in Crisis: The Ethical Journey of Doctors without Borders, University of California Press, 2013, p. 57. Le fait que le CICR a utilisé – et utilise encore – le terme de « délégué » pour désigner son personnel à l’étranger peut être interprété avant tout comme une manière d’attendre de son personnel qu’il représente les normes et les valeurs que l’organisation défend. Aider des inconnus qui vivent loin en partant à l’étranger peut alors être considéré comme une profession faite de valeurs, correspondant à leur époque, qu’elle soit exercée par un professionnel ou non.
Les opinions exprimées ici sont celles de l’autrice et peuvent ne pas représenter les organisations ou institutions avec lesquelles l’autrice est associée professionnellement.