Plus jamais ça… ?

Jean-Baptiste Richardier
Jean-Baptiste RichardierMédecin, cofondateur de Handicap International en 1982 pour apporter une aide aux réfugiés cambodgiens handicapés, notamment les nombreuses victimes de mines antipersonnel, Jean-Baptiste Richardier a accompagné le développement du réseau Handicap International, aujourd’hui présent dans près de soixante-dix pays. En 2014, il se consacre à la mise en place de l’Institut HI pour l’action humanitaire, puis au lancement de la revue internationale Alternatives Humanitaires dont il est l’un des administrateurs. Il est par ailleurs l’un des cofondateurs de l’association United Against Inhumanity, créée en octobre 2018.

Jetant un pont entre les tragiques événements de 1994 au Rwanda et ceux de la bande de Gaza aujourd’hui, l’auteur invite à une réflexion sur la répétition des exactions de masse, négation du « Plus jamais ça ! » si souvent promis. Il le fait en revisitant un texte écrit en 2004 à Kigali, au lendemain des commémorations solennelles du génocide. Ce rapprochement souligne combien les règles du droit des conflits armés et la responsabilité de protéger les populations civiles n’en finissent pas d’être foulées aux pieds.


Alors que s’achève la période de commémoration du 30e anniversaire du génocide des Tutsis et des massacres de Hutus modérés au Rwanda, le monde se déchire sur la qualification des opérations militaires menées par l’État d’Israël dans la bande de Gaza en réponse aux attentats commis par le Hamas le 7 octobre dernier. Bien que soumises au temps long de la justice internationale, plusieurs procédures ont été ouvertes. Dans ce contexte, la commémoration du génocide perpétré au Rwanda en 1994 ne pouvait manquer d’inviter à un troublant parallèle de l’inhumanité qui caractérise ces deux situations, mais aussi de l’abandon des populations civiles à leur sort par la communauté internationale. C’est ce qu’a fait notamment Chris McGreal, journaliste indépendant, dans un article publié par The Guardian qui titrait : « Il y a trente ans le monde a échoué à stopper le génocide au Rwanda. Aujourd’hui nous faisons défaut à Gaza.[1]Chris McGreal, “Thirty years ago the world failed to stop the Rwandan genocide. Now we fail Gaza”, The Guardian, 10 April 2024, … Continue reading »

Pour l’auteur, ce sont les mêmes pays qui avaient proclamé « Plus jamais ça ! » au lendemain de la tragédie du Rwanda, qui ont laissé les mains libres à l’État d’Israël plus de six mois durant. Il aura fallu la mort de travailleurs humanitaires étrangers pour les inciter, dans une certaine mesure, à réagir. Bien que distincts par leurs contextes historique, géographique et politique, le génocide au Rwanda et la guerre à Gaza ont en commun une violence extrême, des souffrances humaines considérables, et une incapacité de la communauté internationale et des grandes puissances à mettre en pratique le fameux « droit d’ingérence » et son aboutissement, « la responsabilité de protéger ». Développée en 2005 en réponse aux échecs de la communauté internationale à prévenir ou stopper des atrocités massives, notamment celles commises au Rwanda et en ex-Yougoslavie, cette doctrine stipule que la communauté internationale a la responsabilité, en cas de défaillance des États souverains, de protéger les populations contre les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, les nettoyages ethniques et les génocides. Auparavant, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie établi en 1993, ainsi que le Tribunal pénal international pour le Rwanda instauré fin 1994, avaient conduit à la création de la Cour pénale internationale en 2002.

Rwanda, Gaza… Le rapprochement peut sans aucun doute heurter, à tout le moins soulever de nombreuses objections. Toutefois, ces deux situations et d’autres exemples de massacres de grande ampleur illustrent les conséquences tragiques de conflits enracinés dans des tensions identitaires et politiques profondes, laissées trop longtemps sans réelle prise en compte et sans véritable solution. À l’heure où le souvenir des victimes rwandaises est réactivé à la faveur de ces commémorations, j’ai ressenti le besoin de me replonger dans l’émotion et les sentiments qui m’avaient profondément marqué lors de ma participation aux cérémonies solennelles organisées en 2004 à Kigali, auxquelles la majorité des dirigeants de la planète avait été conviée. La relecture du récit que j’en avais fait alors est une invitation à la réflexion sur la répétition des actes indicibles, la fragilité et l’inanité des paroles de contrition et l’héritage mortifère du désir de vengeance nourri de souffrances ignorées.

Conjurer «la maladie des cœurs blessés» 

Juste devant moi, presque sous mes pieds, protégés par les dalles immenses du Mémorial de Gisozi érigé face aux collines de Kigali, gisent les restes de 250000habitants de la seule capitale, massacrés au cours de cent jours de folie meurtrière. Cela avait commencé le 7avril 1994 pour prendre fin le 17juillet. C’était il y a dix ans.

Comme tous les invités présents pour cette 10ecommémoration du génocide, j’ai du mal à réaliser le sens de ce chiffre. Au moment de déposer sur le ciment brûlant du caveau collectif la rose rouge que je tenais dans les mains depuis le début de la cérémonie, mes pensées vont à Cécile, la jeune femme courageuse et pleine de vie qui prend soin de la maison de passage pour les équipes de Handicap International. Hasard de la vie, son mari, Jean-Baptiste, et moi partagions le même prénom. Je pense aussi à son fils… Elle me l’a raconté le matin même, tous deux ont été tués dès les premiers jours des massacres. Elle ne sait ni comment, ni par qui, ni où leurs corps ont été enfouis. Ne lui reste que l’image des instants où ils se sont séparés, espérant ainsi augmenter leurs chances de ne pas être repérés. Ils se sont effacés de son existence heureuse, à jamais… Comme si l’évocation de visages à l’unité est nécessaire pour mesurer l’insoutenable dimension d’un massacre trop vite ramené à des chiffres qui n’expriment rien de la douleur des survivants et du calvaire des victimes. Je pense aussi aux amis de mon frère Christophe et de sa femme, Doris, qui ont vécu quatre années au «pays des mille collines» avant de le quitter pour une mission humanitaire au Cambodge. Leurs amis sont peut-être là, sous l’une de ces dalles, peut-être ailleurs, là où les a portés leur fuite éperdue, pour finalement s’écrouler sous les coups de bourreaux rarement anonymes. Plus aucune nouvelle d’eux depuis cette année funeste.

Le Cambodge justement, théâtre d’une autre forme d’extermination, qui n’a pas été reconnue par la communauté internationale celle-là[2]La qualification de génocide cambodgien, qui fut âprement débattue entre juristes et historiens, sera néanmoins reconnue sur le plan du droit international en novembre 2018.. Ses survivants n’ont pas eu la possibilité de voir honorer leurs morts et reconnaître ainsi leur souffrance, certes par une justice trop lente et imparfaite comme ici, mais tout de même rendue. Tandis que s’égrènent les chants magnifiques d’un chœur à l’évidence bouleversé, défilent les souvenirs d’une aube douloureuse de février 1981, à Phnom Penh. Des ossements alignés au bord d’une fosse commune fraîchement découverte, des crânes fracassés sous la torture… Tout juste arrivés dans cet autre pays martyrisé, avec ma femme, Marie, nous avions tenu à nous confronter aux conséquences macabres d’une autre folie collective pour tenter de comprendre et nous recueillir. Nous croyions à la force de la révolte, et ne pouvions imaginer qu’un tel déni d’humanité pourrait se reproduire.

J’étais déjà venu à Kigali en 1994, au lendemain du déploiement de l’une des missions les plus importantes de l’histoire de l’association. Déjà, lors de cette visite, j’avais été submergé par l’incompréhension en écoutant les récits de survivants, presque tous marqués par les détails sordides témoignant de l’inconcevable trahison de tous les liens sociaux, même ceux du sang. J’étais profondément troublé par ce sentiment désespérant de l’impossible réparation comme de ce pardon «obligatoire» auquel chacun était condamné, sans autre choix possible! Cette génération perdue, cette impossibilité de comprendre sont la raison même de l’interdit d’ignorance, de l’interdit d’indifférence et d’oubli qui nous concernent tous. Cette cruelle vérité doit nous rappeler le danger de l’entretien, ou de la simple tolérance, de la haine entre communautés au simple motif qu’elles seraient différentes. Elle façonne durablement l’esprit des plus jeunes et favorise l’émergence du chaos dans lequel elle se déchaîne sans retenue.

Car c’est bien l’effondrement brutal de tous les repères et valeurs communes, et leur reniement par tous ceux qui étaient censés les incarner qui expliquent le mieux les actes de violence auxquels s’est livrée une grande partie de la population rwandaise, dans une terrifiante aliénation. Des «ordres» sans hiérarchie clairement identifiée ont rendu brutalement caduques les liens de toute nature, comme les valeurs chrétiennes dont ils étaient imprégnés depuis l’enfance: «tu ne tueras point»… Et ceux-là mêmes qui, au nom de ces valeurs, ont tenté de s’interposer avec un rare courage, ils ont été frappés les premiers, avec une férocité sacrilège. 

« Cette commémoration s’est présentée pour moi comme l’occasion d’honorer une promesse. »

Elles n’ont pas été si fréquentes les belles histoires de résistance dans ce carnage, et jamais elles ne pourront effacer l’horreur qu’il doit inspirer. Mais il faut les chérir, car elles sont les lumières qui montrent le chemin aux enfants du Rwanda d’aujourd’hui; elles incarnent ce qu’il est resté d’humanité dans cette indicible tragédie avec laquelle ils doivent grandir malgré tout. Rien ne leur a été épargné des facettes les plus odieuses de l’inhumanité, comme témoins, comme victimes, et trop souvent comme acteurs. Dix années ont passé, et cette commémoration s’est présentée pour moi comme l’occasion d’honorer une promesse, celle de revenir au Rwanda pour affronter à nouveau ce mélange complexe de sentiments qui s’entrechoquent indéfiniment: le ressentiment, la compassion, le remord et la peur.

Lors d’une pause entre un chant et un discours, je m’intéresse à mes voisins immédiats, dans l’alignement impeccable des personnalités qui attendent que le Président vienne serrer chaque main, une à une. Des rangs si clairsemés, à vrai dire ce n’est pas bon signe… et ce n’est pas digne! Où sont les chefs d’État de la planète qui se sont émus si tardivement du naufrage de cette petite nation? Où sont les hauts responsables des Nations unies qui n’ont pas su conjurer les causes de ce torrent de sang? Où sont les représentants des organisations non gouvernementales (ONG), aujourd’hui parties, qui s’étaient mobilisées massivement pour panser les blessures? Je m’étais préparé à un tout autre rassemblement, une affluence exprimant la ferveur nécessaire, à la hauteur des responsabilités diffuses et des résolutions qu’elles appellent. 

Les caprices du protocole m’ont placé aux côtés des représentants des principaux protagonistes de l’histoire tragique de ce pays, et d’une journée qui n’a pas encore connu ses rebondissements les plus marquants. À ma droite, se trouve Renaud Muselier, secrétaire d’État aux Affaires étrangères du gouvernement Raffarin III; le président Paul Kagame vient saluer la délégation française avec une froideur évidente; puis il s’arrête un instant pour mieux souligner la présence de Louis Michel, le turbulent ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Belgique, à l’origine du spectaculaire repentir de son pays quatre ans plus tôt. À ma gauche, un peu en retrait, Roméo Dallaire, le lieutenant-général canadien qui commandait les 2500soldats de la MINUAR présents à Kigali au début des massacres, et qui a dû se résoudre à superviser leur quasi-retrait sans gloire… Certains murmurent qu’en venant se recueillir ainsi aux côtés des survivants, il fait preuve d’un courage qu’il n’a pas su trouver alors. Détestable querelle vis-à-vis d’un homme prisonnier des ordres reçus, et reflet d’un système qui a failli. Il partage depuis lors les cauchemars des survivants, de celles et ceux qu’il sait avoir abandonnés aux machettes. Il ressent éperdument le besoin de s’expliquer, comme celui de demander pardon, mais il accuse aujourd’hui ceux qui l’ont condamné à porter une croix trop lourde dans un livre retentissant, J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda, dont il veut consacrer les droits à la sauvegarde des enfants du Rwanda. Dans le cortège qui gravit lentement les marches du mémorial, je me présente et le salue avec chaleur.

Le moment le plus intense de cette première cérémonie se présente enfin, celui de l’inhumation symbolique, dans la dignité, des restes de plusieurs dizaines de corps récemment exhumés d’une fosse commune. Un à un, de mains en mains, les cercueils sont descendus et alignés dans l’immense caveau prévu pour les accueillir enfin. Les survivants réunis autour du Mémorial, une majorité de femmes, respirent difficilement et ne retiennent plus leurs larmes. Nombre d’entre elles serrent dans leurs bras les photos de leurs proches, pour mieux les associer à ce rituel indispensable dont les circonstances de leur mort les ont privées. Les chants se font plus doux et s’éteignent avec la fermeture définitive du caveau.

Une fois la flamme du souvenir allumée par la main d’un enfant, nous sommes invités à parcourir l’exposition permanente consacrée à l’histoire du génocide. Devant les images accablantes, soutenues par une qualité de réalisation audiovisuelle exceptionnelle, je me reprends à penser à ma découverte du musée de Tuol Sleng, établi dans la célèbre prison où furent humiliés, torturés et exterminés par les Khmers Rouges plusieurs dizaines de milliers de Cambodgiens. Autres temps, autres ambiguïtés nationales, autres sphères d’influences et d’alliances internationales, autre prise de conscience des responsabilités en jeu, autre quête de justice… Mais l’impact, la puissance d’évocation, la nausée, et une forme de culpabilité imprécise mais bien présente relient, par-delà les continents, ces deux hauts-lieux de mémoire de l’histoire universelle des crimes contre l’humanité commis au xxesiècle.     

Les premiers discours s’étirent et résonnent déjà quand nous parvenons enfin dans le stade Amahoro, dont le nom veut dire «paix» en Kinyarwanda… Déo, le directeur de l’équipe Handicap International, est maintenant à mes côtés, quand soudain un premier hurlement de détresse déchire le recueillement qui figeait jusqu’ici, dans un silence pesant, les 30000Rwandais conviés à cette cérémonie publique. Ces cris sont ceux d’une femme; dans un mouvement désespéré, elle se précipite vers le bord des tribunes, comme pour se jeter dans le stade. Des bras apaisants l’entourent et, tandis qu’elle est transportée à l’écart avec d’infinies précautions, d’autres cris lui répondent et montent des quatre coins du stade. Des jeunes, pour la plupart, brisés par l’évocation du martyre de leur peuple qui fut aussi son propre bourreau, incapables de surmonter une émotion trop longtemps contenue crient leur douleur à la face du monde. L’orateur, Alpha Oumar Konaré, président de la Commission de l’Union africaine, marque un temps d’arrêt respectueux. Le stade frémit de compréhension, la tension collective se libère. 

Dans la tribune centrale, protégées du soleil qui crève par instants les nuages menaçants de la saison des pluies, s’entassent les quelques délégations internationales qui ont tenu à participer à cette cérémonie du souvenir, du «Plus jamais ça!». Les paroles de compassion et de fraternité se succèdent dans les discours des invités, principalement africains; là encore, le faible niveau de représentation des pays occidentaux tranche avec la solennité de l’événement et sa signification pour tous les peuples de la planète. Les propos sont parfois véhéments à l’adresse des puissances occidentales dont les comportements et les visées dans la région des Grands Lacs, et plus largement en Afrique, sont stigmatisés. C’est la ferveur dédiée aux victimes du génocide qui en est affectée.

À la suite du président ougandais Yoweri Museveni, qui allège quelques instants l’atmosphère du stade en citant des proverbes africains sur les devoirs de bon voisinage, le président Thabo Mbeki prend la parole au nom de l’Afrique du Sud. Il présente les excuses de son pays pour avoir fourni des armes à l’ancien régime et pour n’avoir pas su crier assez fort au moment des événements. «Taire la vérité constitue une souffrance supplémentaire pour les victimes», affirme-t-il avec force, avant de déplorer que «certains pays soient trop arrogants pour prononcer les mots appropriés»… En clôture de son discours, écouté dans un impressionnant silence par la foule immense, il compare le Rwanda d’hier «aux églises où des massacres ont eu lieu et que l’on ne visite plus», mais assure que «le Rwanda d’aujourd’hui n’est plus un cimetière abandonné par les Anges. Sa fierté, c’est le sens du pardon.» 

L’émotion est à son comble lorsque le Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, l’unique chef d’un gouvernement occidental présent pour cette commémoration, prend la parole. Il renouvelle au peuple rwandais la demande de pardon de la population de son pays et celle de son gouvernement, pour avoir failli à la mission confiée à son contingent de 1300Casques bleus. En le retirant du pays dès les premiers jours de la mise en œuvre du plan d’extermination, suite au massacre brutal de dix d’entre eux par l’armée régulière rwandaise, il reconnaît que «la Belgique n’a pas rempli son devoir d’ingérence et de fraternité». Guy Verhofstadt dit sa tristesse, les images horribles qu’aucun mot ne peut traduire, les intelligences insultées, gâchées. Il évoque avec tendresse la mémoire des fils, des filles, des époux et des mères décimés, et le calvaire des survivants, condamnés à redonner un sens à leur existence.

Conférant à cette cérémonie sa véritable dimension universelle, il rappelle que tous les États ont failli à leur responsabilité et à leur tâche, par indifférence et en ne faisant pas suffisamment. Au moment où le spectre du nettoyage ethnique, de la haine et de la négation de l’autre pointe à nouveau dans d’autres parties du monde, il invite chacun à permettre à ces événements passés de nous interpeller: «La tragédie du Rwanda a été le tombeau d’une certaine idée de l’homme; mais en bannissant tout projet de vengeance, le peuple rwandais offre au monde une image prometteuse de l’avenir.»

Il stigmatise ensuite la disproportion flagrante entre «les clameurs médiatiques qui accompagnent la crise irakienne et la diplomatie du silence qui a entouré ce qui s’est passé dans cette région du monde». Soumise par les colonisateurs, exclue du commerce international, elle est tenue à l’écart des mutations économiques en cours. Pour mettre un terme à cette injustice, il en appelle au devoir moral des pays riches de lancer un ambitieux programme de développement décennal de l’Afrique, pour la propulser dans le xxiesiècle. «Les Africains le méritent, dit-il, en mémoire des dérives les moins glorieuses de l’histoire occidentale».

Les applaudissements sont chaleureux et sincères, car les mots sont perçus comme justes, et le repentir se double d’une communion, dans une même douleur, avec la présence des familles des dix soldats belges suppliciés, abandonnés eux aussi par les hommes de la force de maintien de la paix des Nations unies. L’ordre d’intervenir n’est pas venu, ni pour sauver les leurs, ni pour s’interposer et indiquer par là-même aux «génocidaires» que la communauté internationale ne laisserait pas se réaliser un projet planifié de longue date, par un cercle connu d’extrémistes au sein du pouvoir en place. 

Le président Paul Kagame prend la parole pour le discours de clôture, prononcé en anglais afin de s’adresser sans ambiguïté à la communauté internationale. Il prend soin de s’en excuser auprès du public et commence par inviter ses auditeurs «à partager un moment de réflexion sur l’héritage empoisonné du génocide, qui ne doit pas, comme le suggère l’Occident, se résumer à l’aboutissement de haines anciennes». Il salue les victimes anonymes, dont aucune ne méritait de mourir, et invite «à écouter les clameurs silencieuses qui montent des mille collines». Il souligne le combat quotidien des survivants, encore incapables dix ans après de mettre des mots sur l’angoisse qui les étreint. Comment le pourraient-ils? «Ce génocide le plus productif de l’histoire», selon lui, n’a-t-il pas vu les élèves tués par leur maître, et les disciples par les religieux? Plus de 100000enfants n’ont-ils pas eu à assumer brutalement la charge trop lourde de chef de famille? «Rancunes, mal gouvernance, corruption et autocratie ont conjugué leurs effets pour défigurer tout un peuple», assure-t-il. Se posant en père de la nation, il adjure le peuple rwandais «de connaître et affronter la vérité pour pouvoir mieux vivre, soulager ses morts et aider les survivants, et affirmer ainsi que la vie est plus forte que la mort».

Puis le ton se fait plus cinglant lorsqu’il évoque «ceux qui avaient pour mission de risquer leur vie pour secourir celle des autres». S’il affirme, au nom du peuple rwandais, devoir assumer la première des responsabilités, il la nuance en référence aux «relations complexes entre la tradition de violence propre à son peuple, et les erreurs graves des puissances coloniales». Après avoir pris soin d’accepter les excuses de ceux qui –comme les Belges et, dans une certaine mesure, les Américains– en ont effectivement présenté, le réquisitoire commence. Le ton est dur, comme le sont les faits reprochés, à commencer par «la disgrâce des Nations unies qui ont provoqué un faux sentiment de sécurité à la population». Plus politique, il plaide sans difficulté pour «une réforme en profondeur d’un système nécessaire mais totalement défaillant». La tribune officielle applaudit.

Vient le tour de la France, seul pays occidental nommé avec la Belgique, mais pour des raisons bien différentes. Les mots claquent sans concession. Il rappelle les menaces dont les familles des membres de son parti, restées au pays, ont fait l’objet de la part de diplomates français alors qu’il était encore un chef de guerre en exil. Il parle des formations militaires et des fournitures d’armes à un régime dont Paris connaissait les intentions. Et si la France est intervenue, «c’est bien tardivement, et au nom d’une stratégie délibérée de protection des tueurs». Il assène enfin le coup le plus sévère, en soulignant que «ses représentants ont l’audace de rester là, sans présenter d’excuses pour la responsabilité de leur pays». L’incident diplomatique est alors consommé.

Dès lors, les journalistes assoupis sur l’herbe de la pelouse sont redevenus attentifs! Les caméras sont braquées sur Renaud Muselier qui aimerait à l’évidence se trouver à mille lieues de là, mais reste impassible. La cérémonie à peine terminée, il quitte le stade en éludant les questions des journalistes. Dans l’après-midi, il décide d’avancer son départ du Rwanda.  

Chacun s’interroge sur les raisons d’une telle charge du président rwandais. Certes, la confrontation n’est pas récente entre le FPR, le parti aujourd’hui au pouvoir, et la France; et la commission d’enquête des parlementaires français n’a pas été tendre sur l’aveuglement de notre pays. Mais Paul Kagame, le combattant, ne veut pas oublier son soutien militaire direct à l’ancien régime, ou encore l’interdiction faite au FPR d’intervenir dans la zone couverte par l’opération Turquoise. Pourtant, la raison principale doit sans doute être cherchée dans les échanges tendus des semaines précédant la commémoration, en relation avec des fuites dans la presse sur le rapport du juge Bruguière, qui établirait la responsabilité du FPR dans l’attentat perpétré contre l’avion du président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, le 6avril 1994. La nouvelle de sa mort avait sonné, pour les extrémistes du régime, le déclenchement du plan d’extermination des Tutsis et des opposants Hutus. En aparté, Louis Michel me confiera qu’il considère peu vraisemblable que la diplomatie française soit à l’origine d’une telle provocation à la veille de la commémoration. Reste que l’argument avancé par la France de l’indépendance de la justice avait bien peu de chance d’apaiser les autorités rwandaises, et pour les peuples africains, il y avait un certain panache à défier ainsi la France devant les caméras du monde entier. 

« Être sommé de présenter des excuses sous les regards de tout un peuple n’a pas la vertu réparatrice d’une demande de pardon spontanée, et la France n’est pas connue pour savoir regarder son passé en face. »

Durant quelques instants, j’ai ressenti combien il était devenu difficile d’être français au Rwanda… Étrange sentiment de se retrouver ainsi au cœur d’une querelle diplomatique venue troubler la ferveur et l’esprit de partage, et s’interposer dans la proximité entre les peuples que cette cérémonie appelait. Être sommé de présenter des excuses sous les regards de tout un peuple n’a pas la vertu réparatrice d’une demande de pardon spontanée, et la France n’est pas connue pour savoir regarder son passé en face. Une vérité acceptable par tous devra donc attendre l’établissement des responsabilités par l’histoire. Heureux Belges en revanche! Leur gouvernement ayant fait le choix de la repentance –choix courageux, eu égard à leur responsabilité dans l’instauration du clivage «ethnique» au Rwanda–, ils ont su tout à la fois participer pleinement à ces cérémonies par la présence d’une délégation de 200personnes, communier ainsi avec le peuple rwandais dans l’hommage rendu aux victimes, restaurer l’honneur perdu de leurs soldats, et se poser en leader occidental d’une vision rénovée et exigeante de la collaboration entre l’Occident et les pays d’Afrique. Chapeau! Contraste brûlant pour le représentant de Handicap International à cette commémoration, une ONG aux origines franco-belges affirmées. 

Le stade se vide lentement tandis que les invités sont ensuite conviés à l’émouvante et digne inauguration du Mémorial pour honorer –en présence de leurs proches– les dix «paras» belges massacrés par l’armée régulière le 7avril 1994. Dix colonnes de granit blanc, érigées par Bruxelles sur le sol rwandais, scintillent désormais sous le soleil de Kigali pour témoigner de leur sacrifice. 

La journée est clôturée par un nouveau rassemblement au stade Amahoro, dédié cette fois au peuple rwandais. Les discours se recentrent sur sa propre responsabilité et des torrents de pluie s’abattent sur le public, «comme le 7avril 1994», commentent gravement les personnes présentes.

Les cérémonies terminées, une réalité demeure: les Rwandais sont condamnés à vivre avec l’incompréhension des actes commis, la cohabitation entre les victimes et leurs bourreaux, la culpabilité d’une indignité diffuse à laquelle l’instinct de survie les a contraints. Alors, je ne peux m’empêcher de penser –comme hier au Cambodge face à un peuple convalescent d’exactions encore tellement présentes– que les responsabilités particulières et collectives exigent un devoir spécifique de la communauté des nations; celui d’offrir au peuple rwandais assistance et accompagnement pour l’aider à surmonter ses doutes, ses suspicions, ses peurs, ses désirs de vengeance, ses délations, mais aussi ses rancœurs face à l’impunité et l’injustice. Un devoir de réparation en quelque sorte.  

Impossible aujourd’hui de revenir indemne d’un séjour au Rwanda, de ne pas se tordre l’esprit à tenter encore et toujours de comprendre, de balancer entre l’écœurement et l’admiration, la révolte et le doute, comme d’affronter la question lancinante sur le rôle réel de chacun de vos interlocuteurs au sein de cette tragédie. Pour ma part, je suis revenu plus convaincu encore du rôle particulier que les ONG peuvent jouer dans la reconnaissance des souffrances, mais aussi dans la réussite du lent et douloureux processus de réconciliation; et ce, d’autant mieux que notre action n’est pas tributaire du règlement de la question des responsabilités des États. Notre nature non gouvernementale nous permet de rester la simple mais nécessaire expression de la compassion, de l’empathie et d’un désir profond de solidarité entre les peuples. Tout doit être entrepris pour épargner aux enfants nés il y a dix ans, les conséquences de la «maladie des cœurs blessés», qui habite et malmène victimes et bourreaux confondus; pèse sur eux et leurs familles le poids terrible d’avoir questionné, par leurs actes ou leurs souffrances, la capacité de l’humanité à surmonter ses démons les plus obscurs.

 

Kigali, 7 avril 2004

Cet article vous a été utile et vous a plu ? Soutenez notre publication !

L’ensemble des publications sur ce site est en accès libre et gratuit car l’essentiel de notre travail est rendu possible grâce au soutien d’un collectif de partenaires. Néanmoins tout soutien complémentaire de nos lecteurs est bienvenu ! Celui-ci doit nous permettre d’innover et d’enrichir le contenu de la revue, de renforcer son rayonnement pour offrir à l’ensemble du secteur humanitaire une publication internationale bilingue, proposant un traitement indépendant et de qualité des grands enjeux qui structurent le secteur. Vous pouvez soutenir notre travail en vous abonnant à la revue imprimée, en achetant des numéros à l’unité ou en faisant un don. Rendez-vous dans notre espace boutique en ligne ! Pour nous soutenir par d’autres actions et nous aider à faire vivre notre communauté d’analyse et de débat, c’est par ici !

References

References
1 Chris McGreal, “Thirty years ago the world failed to stop the Rwandan genocide. Now we fail Gaza”, The Guardian, 10 April 2024, https://www.theguardian.com/commentisfree/2024/apr/10/rwanada-genocide-lessons-gaza-israel
2 La qualification de génocide cambodgien, qui fut âprement débattue entre juristes et historiens, sera néanmoins reconnue sur le plan du droit international en novembre 2018.

You cannot copy content of this page