La guerre en ex-Yougoslavie comme catalyseur pour la reconnaissance des victimes masculines de violences sexuelles

Alizée Ligeron

Alizée Ligeron est une ancienne étudiante du Master 1 Action Humanitaire Internationale à l’IEP de Fontainebleau. Elle est diplômée d’une licence en Histoire (Université Paris Diderot) et d’un master Matilda - Histoire européenne des femmes et du genre (Université Lumière Lyon 2). Les questions de genre, notamment de violences basées sur le genre et de lutte contre les discriminations, sont au cœur de ses centres d’intérêt académiques. Ainsi, les violences sexuelles commises sur des victimes masculines en temps de guerre est un sujet d’étude qu’elle a déjà pu aborder au cours de son mémoire de recherche portant sur « Les oublié.es : les violences sexuelles commises par le Corps Expéditionnaire français en Italie lors de la Campagne d’Italie (1943-1944) ». Après un stage au sein de l’association française Règles Elémentaires, afin de clôturer son parcours universitaire mêlant études sur le genre et études sur le développement et l’action humanitaire, elle intègre le Master 2 Développement soutenable et genre de l’Institut d'études du développement de la Sorbonne (IEDES) pour l’année 2024-2025.

Publié le 16 décembre 2024

Ne pas nommer un phénomène, c’est l’invisibiliser. En 1949, l’article 27 de la Convention de Genève (IV) établit que, face aux viols, les femmes civiles seront spécifiquement protégées sur le plan juridique. Puis, en 1993, en pleine guerre des Balkans, la résolution 827 de l’Organisation des Nations unies (ONU) consacre la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) : pour la première fois, les violences sexuelles sont considérées juridiquement comme des crimes à part entière. Là encore, ce sont les femmes qui sont clairement identifiées. Mais qu’en est-il des hommes et des garçons civils ? à travers l’exemple du conflit en ex-Yougoslavie entre 1991 et 1995, comment se traduit le processus de reconnaissance des victimes masculines de violences sexuelles (VS) dans le droit international humanitaire (DIH) ?

L’invisibilisation des violences sexuelles faites aux hommes dans le droit international humanitaire

Contrairement aux VS subies par les femmes, le DIH ne dispose pas d’un terme spécifique pour nommer les VS commises sur des hommes combattants, le viol masculin étant classé sous le terme générique de « torture ». De surcroît, l’article 76 du Protocole additionnel (I) aux Conventions de Genève adopté en 1977 – relatif à la protection face au viol en temps de guerre – est exclusivement centré sur les femmes et les filles. La juriste Lara Stemple[1]Lara Stemple, « Male Rape and Human Rights », Hastings Law Journal, vol. 60, n° 3, 2009, p. 605-646. montre que l’approche genrée a mené les organisations non gouvernementales (ONG) et l’ONU à hiérarchiser les victimes de VS, plaçant les hommes, en quelque sorte, en bas de l’échelle.

Les jeunes garçons victimes sont aussi les grands oubliés des résolutions onusiennes contre les viols en temps de guerre. Ainsi Sandesh Sivakumaran[2]Sandesh Sivakumaran, « Lost in translation. UN response to sexual violence against men and boys in situations of armed conflict », International Review of the Red Cross, vol. 92, n° 877, 2010, … Continue reading remarque que dans la résolution 1820 du Conseil de sécurité (2008), le mot « enfants » est utilisé pour « filles ». Or ce terme neutre du point de vue du genre, associé au terme « femmes » pour créer la catégorie « femmes et enfants », loin d’englober les garçons, les invisibilise. Cette occultation globale des victimes masculines est notamment due à la rareté de leurs témoignages, la réification des catégories « femmes-victimes » et « hommes-agresseurs » contribuant sans aucun doute à renforcer l’autocensure des hommes victimes.

La société civile face aux violences sexuelles de masse en ex-Yougoslavie

En 1993, alors même que le conflit en ex-Yougoslavie fait rage, le Rapporteur de l’ONU Cherif Bassiouni alerte la communauté internationale sur l’existence de « camps de viols » en Bosnie Herzégovine[3]Céline Bardet, « La violence sexuelle n’a pas de genre », Mémoires, vol. 75, n° 2, 2019, p. 14-15, cit. p. 14. : selon lui, les VS en temps de guerre doivent être traitées de façon genrée afin de comprendre les mécanismes de violence de genre spécifiques se jouant dans l’agression des femmes ou des hommes civils, une compréhension qui permettrait une légifération, une prévention et une prise en charge des victimes plus juste et efficace. Toutefois, ce sont d’abord des ONG qui ont mis en lumière les VS de masse en ex-Yougoslavie, notamment contre des hommes. Amnesty International déclare ainsi qu’elle a « été informée de cas où des prisonniers mâles détenus sous l’autorité tant des forces serbes que bosniaques auraient été obligés de se livrer à des actes sexuels entre eux[4]Amnesty International, Bosnie-Herzégovine. Viols et sévices sexuels pratiqués par les forces armées, janvier 1993. ».

Cette mise en lumière ne suffit pas pour autant. À l’occasion de ce conflit, les ONG et leurs bailleurs de fonds ont peu à peu systématisé dans leurs programmes la prise en compte des VS faites aux femmes, mais les victimes masculines n’y sont que très rarement intégrées. Au cours des années 1990, rares sont les productions scientifiques sur la question des VS infligées aux hommes en ex-Yougoslavie. Néanmoins des rapports d’ONG[5]Amnesty International, Bosnie-Herzégovine…, art. cit., du CICR, de l’ONU, et des publications de juristes ou encore d’épidémiologistes ont ouvert un champ de recherche sur ces VS masculines. Plus tard, au début des années 2000, sur un panel de 4 076 associations de solidarité internationale œuvrant pour les victimes de VS, 3 % prenaient en compte les victimes masculines, parmi lesquelles soixante seulement interviennent en contexte de conflit armé[6]Marc Le Pape, « Viol d’hommes, masculinités et conflits armés », Cahiers d’études africaines, vol. 209-2017, n° 1-2, 2013, p. 203..

La condamnation de Duško Tadić : un tournant historique

Face à l’utilisation de plus en plus fréquente des viols de masse comme armes de guerre – comme en République démocratique du Congo ou en Lybie –, les deux Tribunaux pénaux internationaux travaillent à la définition du « viol » comme crime de guerre : le TPIY le reconnait en tant que tel en 1993, puis la Cour pénale internationale en 1998. Le Statut de Rome n’intègre pas dans sa définition du viol une notion sexospécifique, ainsi « les viols sont interdits contre toute personne[7]Nolwenn Le Martelot, « Les enjeux de la qualification du “viol comme arme de guerre” », Institut Géopolitique du Genre, 9 février 2024.».

C’est dans ce cadre juridique qu’est reconnu pour la première fois un cas de VS masculines comme crime de guerre et crime contre l’humanité. L’accusé est Duško Tadić, l’ancien président du Conseil local du Parti démocratique serbe à Kozarac en Bosnie-Herzégovine. La Chambre de première instance reconnaît que des milliers de Croates et de Musulmans sont internés dans des camps par les forces serbes, où les détenus sont contraints de pratiquer ou de subir des VS : « Au camp d’Omarska, l’un des détenus a été contraint de mordre les testicules d’un autre prisonnier, tandis que des hommes en uniforme, dont l’accusé Duško Tadić, les encerclaient en lui criant de mordre plus fort[8]Legacy website of the ICTY | TPIY | MKSJ, Les affaires clés, MIFRTP, date inconnue. ».

En mai 1997, la Chambre reconnait D. Tadić coupable de violation des lois de la guerre et de crime contre l’humanité. Puis en 1999, la Chambre d’appel le reconnait coupable d’infractions graves aux Conventions de Genève : « [D. Tadić] a aidé et encouragé le groupe d’hommes qui ont pris une part active à ces faits […] ; nous retenons la cruauté et l’humiliation infligées à la victime et aux autres détenus présents[9]Ibid. ». Pour ces faits, l’accusé est condamné à vingt ans de prison ferme.

Conclusion

Bien que les enjeux liés aux VS en temps de guerre aient été de mieux en mieux identifiés à la fin du xxe siècle, cette reconnaissance s’appliquera longtemps et presque essentiellement aux femmes et aux filles. La réification de la conception de la « victime » de VS a en effet été des obstacles à la prise en compte des hommes, notamment civils, comme des victimes potentielles avec des logiques et des besoins propres. Il aura fallu attendre la fin des années 1990 pour que les instances des organisations internationales s’y intéressent, grâce notamment au travail des ONG et des journalistes : la condamnation de D. Tadić est exemplaire.

Un événement plus tardif pousse la communauté internationale et la société civile à questionner le caractère genré de la catégorie de « victimes » : les viols d’Abou Ghraib en 2003[10]Abigail Solomon-Godeau, « Torture à Abou Ghraib : les médias et leurs dehors », Multitudes, vol. 1, n° 23, 2007, p. 211-223, cit. p. 214-215.. Amnesty International est la première à alerter, suivie en 2004 par CBS News[11]Amandine Schmitt, « Torture, humiliations… Les photos qui ont révélé l’horreur d’Abou Ghraib », L’Obs, 28 août 2016. qui révèle des photographies de prisonniers subissant des sévices sexuels. La présence d’une soldate états-unienne, Lynndie England, autorise à penser que les femmes peuvent elles aussi être à l’origine de VS contre des hommes.

Cet article vous a été utile et vous a plu ? Soutenez notre publication !

L’ensemble des publications sur ce site est en accès libre et gratuit car l’essentiel de notre travail est rendu possible grâce au soutien d’un collectif de partenaires. Néanmoins tout soutien complémentaire de nos lecteurs est bienvenu ! Celui-ci doit nous permettre d’innover et d’enrichir le contenu de la revue, de renforcer son rayonnement pour offrir à l’ensemble du secteur humanitaire une publication internationale bilingue, proposant un traitement indépendant et de qualité des grands enjeux qui structurent le secteur. Vous pouvez soutenir notre travail en vous abonnant à la revue imprimée, en achetant des numéros à l’unité ou en faisant un don. Rendez-vous dans notre espace boutique en ligne ! Pour nous soutenir par d’autres actions et nous aider à faire vivre notre communauté d’analyse et de débat, c’est par ici !

References

References
1 Lara Stemple, « Male Rape and Human Rights », Hastings Law Journal, vol. 60, n° 3, 2009, p. 605-646.
2 Sandesh Sivakumaran, « Lost in translation. UN response to sexual violence against men and boys in situations of armed conflict », International Review of the Red Cross, vol. 92, n° 877, 2010, p. 259-277, cit. p. 269.
3 Céline Bardet, « La violence sexuelle n’a pas de genre », Mémoires, vol. 75, n° 2, 2019, p. 14-15, cit. p. 14.
4 Amnesty International, Bosnie-Herzégovine. Viols et sévices sexuels pratiqués par les forces armées, janvier 1993.
5 Amnesty International, Bosnie-Herzégovine…, art. cit.
6 Marc Le Pape, « Viol d’hommes, masculinités et conflits armés », Cahiers d’études africaines, vol. 209-2017, n° 1-2, 2013, p. 203.
7 Nolwenn Le Martelot, « Les enjeux de la qualification du “viol comme arme de guerre” », Institut Géopolitique du Genre, 9 février 2024.
8 Legacy website of the ICTY | TPIY | MKSJ, Les affaires clés, MIFRTP, date inconnue.
9 Ibid.
10 Abigail Solomon-Godeau, « Torture à Abou Ghraib : les médias et leurs dehors », Multitudes, vol. 1, n° 23, 2007, p. 211-223, cit. p. 214-215.
11 Amandine Schmitt, « Torture, humiliations… Les photos qui ont révélé l’horreur d’Abou Ghraib », L’Obs, 28 août 2016.

You cannot copy content of this page