Extrêmement renseigné et argumenté, l’article de Leonard Rubenstein présente de manière implacable certaines des violations et menaces les plus graves que connaît le droit international humanitaire dans ces deux conflits. À les accepter sans réagir, le risque est grand de voir ce droit perdre toute autorité, les auteurs de ces violations ne pas être inquiétés, et les populations civiles sacrifiées sur l’autel de l’inaction internationale.
Voilà près de dix ans paraissait un ouvrage collectif portant sur le développement du droit international humanitaire (DIH) et son non-respect durant la seconde moitié du xxe siècle : il était intitulé Do the Geneva Conventions Matter?[1]Matthew Evangelista and Nina Tannenwald (eds.), Do the Geneva Conventions Matter?, Oxford University Press, 2017. [Les Conventions de Genève ont-elles une réelle importance ?]. Aujourd’hui, la question semble encore plus pertinente, alors qu’en ce premier quart du xxie siècle, la guerre se caractérise par des attaques persistantes et brutales contre les travailleurs humanitaires, le personnel et les infrastructures de santé et, plus généralement, contre les civils.
Certaines armées nationales et certains groupes armés non étatiques affichent ouvertement leur mépris pour les valeurs et les règles spécifiques du droit dans les guerres qui se déroulent en République démocratique du Congo, à Gaza, au Myanmar, au Soudan, au Tigré (Éthiopie), en Ukraine, et dans des conflits moins médiatisés partout dans le monde. La Coalition pour la protection de la santé en situation de conflit (Safeguarding Health in Conflict Coalition – SHCC en anglais) a rapporté plus de 2500 attaques contre le personnel et les établissements de santé en 2023, soit le nombre le plus élevé qu’elle ait jamais enregistré au cours de ses dix années d’activité[2]Safeguarding Health in Conflict Coalition, Critical Condition: Violence Against Health Care in Conflict 2023, May 2024, … Continue reading. L’affaiblissement des engagements en faveur du DIH est tout aussi manifeste de la part des États – et plus récemment d’Israël – qui célèbrent leur fidélité à ce droit, mais font une interprétation tellement étroite de leurs obligations qu’ils le vident de sa valeur de protection et justifient ainsi des attaques qui conduisent à tuer et blesser massivement des civils et à détruire le système de santé.
La guerre totale menée par la Russie
La Russie a envahi l’Ukraine en 2022 sous un prétexte fort peu valable, en enfreignant les obligations qui étaient les siennes au titre de la Charte des Nations unies de ne pas utiliser la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État. La conduite de la guerre par la Russie a été marquée par des attaques brutales contre des hôpitaux, des immeubles résidentiels, des gares et des centres commerciaux, par l’enlèvement et la déportation d’enfants, le massacres de civils et le blocage de l’aide et de l’évacuation. Un consortium d’organisations non gouvernementales (ONG) nationales et internationales a documenté plus de 1500 attaques contre des infrastructures de santé depuis le début de la guerre, avec notamment plus de 770 hôpitaux ou cliniques qui ont été endommagés ou détruits. Plus de 200 professionnels de santé ont été tués[3]eyeWitness to Atrocities, Insecurity Insight, Media Initiative for Human Rights et al., Attacks on health care in Ukraine, n‧d., https://www.attacksonhealthukraine.org. Un rapport de la Banque mondiale et du Programme des Nations unies pour le développement a évalué qu’au cours de la première année de guerre, les attaques russes contre le réseau électrique ukrainien ont privé l’Ukraine de plus de la moitié de sa capacité de production[4]The World Bank and UNDP, Ukraine Energy Damage Assessment, March 2023, https://www.undp.org/ukraine/publications/ukraine-energy-damage-assessment. Lorsqu’il a été interrogé à ce sujet, le président Poutine n’a jamais cherché à se justifier sur la base du droit.
« Même si la Russie a adopté les Conventions de Genève et les Protocoles additionnels et les a intégrés à son droit national, elle ne les a jamais intégrés à sa doctrine militaire ni à la formation ou au commandement militaires. »
Pour la plupart des analystes, la Russie commet des atrocités dans le cadre d’une stratégie militaire qui a pour objectif de supprimer et de dissuader toute résistance, de démoraliser la population, de briser sa volonté de résister, et d’exercer une pression psychologique sur le gouvernement[5]Joshua Askew, “‘Terror bombing’: Why is Russia targeting civilians in Ukraine?” euronews, 1 June 2023, … Continue reading. Julia Friedrich et Niklas Masuhr soulignent le fait que Poutine a décoré l’unité qui a commis les massacres de Boutcha. Et, comme l’explique Mark Kramer, du Davis Center for Russia and Eurasia de l’université de Harvard, même si la Russie a adopté les Conventions de Genève et les Protocoles additionnels et les a intégrés à son droit national, elle ne les a jamais intégrés à sa doctrine militaire ni à la formation ou au commandement militaires. Au contraire, selon lui, « le mépris de ce droit fait partie intégrante de la philosophie militaire russe.[6]Mark Kramer, “Russia, Chechnya and the Geneva Conventions, 1994-2006”, in Matthew Evangelista and Nina Tannenwald (eds.), Do the Geneva Conventions matter?…, op. cit. »
La Russie est loin d’être seule. Le régime d’Assad en Syrie a lancé des centaines d’attaques chimiques sur des civils et, avec la Russie, il a attaqué des hôpitaux à plus de 600 reprises, tout en criminalisant la fourniture de soins à quiconque se trouvant dans une zone contrôlée par l’opposition. Il n’a jamais cherché à défendre ses actions au titre des Conventions de Genève et n’a formulé que des dénégations ridicules en cherchant à discréditer le messager ou en qualifiant les professionnels de santé de soutiens du terrorisme. Il a été largement prouvé que ce régime a attaqué des civils et des hôpitaux dans le cadre d’une stratégie visant à déplacer les populations et à affaiblir le soutien aux forces d’opposition[7]Leonard Rubenstein, Perilous Medicine: The Struggle to Protect Health Care from the Violence of War, Columbia University Press, 2021.. Dans la guerre à Gaza, les massacres de civils, les prises d’otages, les tirs de roquette indiscriminés, les violences sexuelles et la dissimulation de combattants dans des structures civiles témoignent d’un mépris total pour le droit de la part du Hamas.
Le prix payé par la Russie pour avoir commis ces atrocités est faible. La Cour pénale internationale (CPI) s’est reconnue compétente pour juger les crimes contre l’humanité commis pendant la guerre en Ukraine et a mis en examen Poutine et d’autres personnes pour enlèvement d’enfants. Reste à savoir si cela permettra de demander des comptes à Poutine et aux chefs militaires russes pour les attaques commises contre les structures et les professionnels de santé.
Les manipulations israéliennes du droit international
À la mi-août 2024, d’après le ministère de la Santé de Gaza, Israël avait tué plus de 40 000 Palestiniens à Gaza, un chiffre qui inclut à la fois les combattants et les civils. Si l’on part du principe que l’allégation d’Israël selon laquelle ses forces armées ont tué 14 000 combattants du Hamas est exacte[8]Emma Farge and Nidal Al-Mughrabi, “Gaza death toll: how many Palestinians has Israel’s campaign killed?”, Reuters, 1 October 2024, … Continue reading, alors 60 % des personnes tuées étaient des civils. Plus de 100 000 personnes ont subi des blessures traumatiques. Jusqu’au 24 juillet 2024, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a comptabilisé plus de 500 attaques contre des établissements de santé à Gaza, causant presque 750 morts et à peu près 1000 blessés, dont beaucoup étaient des déplacés qui s’abritaient dans des hôpitaux[9]World Health Organization, occupied Palestinian territory, Impact of attacks on health care in the Gaza Strip 7 October 2023 until 30 July 2024, 14:00, 2024, … Continue reading. Ce même mois, le nombre de lits d’hôpital disponibles est passé de 3500 avant la guerre à 1400 parmi lesquels seuls 800 se trouvaient dans des hôpitaux fixes, les autres étant dans des hôpitaux de campagne dont les capacités étaient limitées. Toujours en juillet 2024, plus de 10 000 personnes ont eu besoin d’une évacuation médicale urgente. La destruction des logements, des infrastructures d’assainissement et d’accès à l’eau a provoqué une augmentation catastrophique du nombre de cas de maladies infectieuses, notamment plus d’un demi-million de cas de diarrhée ainsi qu’une épidémie de poliomyélite[10]WHO Regional Office for the Eastern Mediterranean, Media briefing on health emergencies in the Eastern Mediterranean Region, 17 July 2004, https://x.com/i/broadcasts/1PlKQbRdjPzGE.
« Ce n’est pas qu’un système de déconfliction permettant la réponse humanitaire n’a pas été respecté : il n’a tout simplement jamais été mis en place. »
À la mi-juillet 2024, plus de 250 travailleurs humanitaires avaient été tués[11]Human Rights Watch, Gaza: Israelis attacking known aid worker locations, 14 May 2024, https://www.hrw.org/news/2024/05/14/gaza-israelis-attacking-known-aid-worker-locations, et on décomptait plus de 350 attaques contre des installations et des convois humanitaires. Le Cluster Éducation mondial (Global Education Cluster – GEC en anglais) a rapporté que des écoles – dont beaucoup avaient été transformées en abris pour les personnes déplacées – avaient été frappées directement et que, parmi elles, soixante-cinq avaient été totalement détruites et quarante-trois autres à moitié détruites[12]Education Cluster, Verification of damages to schools, July 2024, https://www.eenet.org.uk/wp-content/uploads/2024/07/Preliminary-school-damage-assessment_July2024_Final-1.pdf. Ce n’est pas qu’un système de déconfliction permettant la réponse humanitaire n’a pas été respecté : il n’a tout simplement jamais été mis en place.
Malgré les destructions massives et le grand nombre de morts, Israël a, dès le début de la guerre, affirmé son engagement à respecter le droit portant sur la protection des civils et celle des établissements et du personnel de santé. Le Premier ministre Benjamin Netenyahou a déclaré à plusieurs reprises qu’Israël avait « l’armée la plus morale du monde[13]Prime Minister of Israel, Post on X, 7 June 2024, https://x.com/IsraeliPM/status/1799106794020851916 ». Dans un discours devant le Congrès des États-Unis en juillet 2024, il a soutenu qu’Israël « avait mis en place plus de précautions pour éviter les dommages sur les civils que n’importe quelle armée dans l’histoire, et bien au-delà de ce que le droit international stipule[14]“We’re protecting you: Full text of Netanyahu’s address to Congress” (on 25 July 2024), The Times of Israel, 9 October 2024, … Continue reading ». Il a aussi déclaré que les personnes qui s’interrogent sur la conduite d’Israël, y compris les juges, sont des menteurs qui propagent des « calomnies contre l’État juif ».
Mise à part la posture politique tendancieuse de Netenyahou, le ministre israélien des Affaires étrangères a publié un document portant sur la manière dont le droit de la guerre est appliqué dans le conflit à Gaza. Le ministre a réaffirmé que, bien qu’Israël n’ait pas ratifié les Protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1977 qui exigent le respect des obligations de distinction, précaution et proportionnalité lors d’une attaque, Israël les respecte au titre du droit international humanitaire coutumier[15]Ministry of Foreign Affairs, “Hamas-Israel Conflict 2023: Key Legal Aspects,” 14 December 2023, https://www.gov.il/en/pages/hamas-israel-conflict2023-key-legal-aspects. Ce document soutient aussi qu’Israël forme ses forces armées au droit, fournit aux chefs militaires des conseils juridiques sur le ciblage et mène des enquêtes sur les allégations d’actes répréhensibles. De plus, la Cour suprême israélienne est compétente pour statuer sur les questions liées au droit de la guerre.
Cependant, Israël a adopté une interprétation des obligations de précaution et de proportionnalité contraire au langage et à l’objectif des Protocoles, ce qui lui donne une énorme marge de liberté pour infliger des dommages graves aux femmes, aux enfants et aux autres civils palestiniens, aux travailleurs humanitaires ainsi qu’au personnel et aux établissements de santé[16]La discussion de la conception qu’a Israël des obligations de précaution et de proportionnalité s’appuie sur, et actualise, l’analyse que j’en avais fait dans une publication antérieure … Continue reading. Si elle était adoptée à l’échelle internationale, cette interprétation viderait le droit de sa fonction de protection[17]Les pratiques d’obstruction et de limitation de l’aide humanitaire, y compris alimentaire, qui sont celles d’Israël et qui ont conduit à une demande de mandats d’arrêt de la part du … Continue reading.
Contourner les précautions requises
Le Protocole additionnel 1 stipule que les parties au conflit doivent « veill[e]r constamment » à épargner la population civile, et notamment « prendre toutes les précautions possibles quant au choix des moyens et méthodes d’attaque afin d’éviter et, en tout cas, de réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile, les blessures aux personnes civiles et les dommages aux biens de caractère civil qui pourraient être causés incidemment[18]ICRC International Humanitarian Law Databases, Protocol Additional to the Geneva Conventions of 12 August 1949, and relating to the Protection of Victims of International Armed Conflicts (Protocol … Continue reading ». Réduire au minimum les dommages civils dans une situation de forte densité de population alors que le Hamas se cache dans des structures civiles est difficile, mais – comme cela est expliqué dans les Commentaires des Protocoles du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) – cette exigence est particulièrement importante lors de combats menés dans des zones urbaines denses[19]ICRC International Humanitarian Law Databases, Protocol Additional to the Geneva Conventions…, op. cit, paragraph 2190, … Continue reading. Outre la règle de précaution, le Protocole additionnel 1 comporte l’obligation distincte d’avertir efficacement, lorsque c’est possible, des attaques qui pourraient affecter la population civile. Dans le cas des hôpitaux utilisés à des fins militaires, les avertissements doivent aussi prévoir un délai raisonnable pour cesser cette utilisation détournée.
Cependant, dans le document du ministère des Affaires étrangères, ne figurent à titre de précautions que les avertissements, les appels à évacuer et le choix des armes et des munitions. Il n’y est fait référence à aucune des précautions portant sur les moyens et les méthodes, ni à aucune preuve de leur utilisation[20]Larry Lewis, “Israeli civilian harm mitigation in Gaza: Gold standard or fool’s gold?”, Just Security, 12 March 2024, … Continue reading. De plus, depuis le début de la guerre et pendant des mois, Israël a considéré que les avertissements et les ordres d’évacuation étaient suffisants pour répondre à l’obligation de prendre toutes les précautions possibles lors des attaques. Israël n’a tenu aucun compte des obligations liées à l’utilisation de « moyens et méthodes » de guerre visant à réduire au minimum les dommages causés à la population civile. Lors d’une attaque menée le 31 octobre 2023, au cours de laquelle deux bombes de 900 kg chacune ont été larguées sur le camp de réfugiés bondé de Jabalia, causant la mort de dizaines de Palestiniens, le porte-parole des Forces de défense israéliennes (FDI) n’a mentionné aucune précaution, uniquement des avertissements, et il a accusé le Hamas et les victimes d’être responsables du carnage. Il a dit : « Nous avons averti les civils il y a deux semaines qu’il fallait évacuer cette zone en particulier, car des opérations militaires majeures allaient avoir lieu, ils auraient dû tenir compte de l’avertissement et s’en aller. » Il a ajouté que les civils payaient le prix des atrocités commises par le Hamas[21]Erin Burnett, OutFront, “Israeli troops inside Gaza City tonight”, CNN, 1 November 2023, https://transcripts.cnn.com/show/ebo/date/2023-11-01/segment/01. Et ce refrain est revenu lors des bombardements, tirs d’obus et tirs de missiles contre des infrastructures civiles à Gaza City, Khan Younès et Rafah.
Israël a aussi pratiqué la déflexion et traité la menace existentielle que représente le Hamas pour Israël et sa présence dans les infrastructures civiles comme une raison légitime justifiant les énormes dommages infligés à la population civile. Cependant, les précautions à prendre sont une obligation même lorsqu’une structure civile devient une cible en raison de son usage militaire.
À la suite d’un tir de missile sur une ambulance garée devant l’hôpital Al-Shifa ayant causé des dizaines de morts, les FDI ont affirmé que des combattants du Hamas étaient présents dans le véhicule sans mentionner aucune mesure visant à réduire au minimum les dommages causés aux médecins, aux patients et aux passants[22]Human Rights Watch, “Gaza: Israeli ambulance strike apparently unlawful”, 7 November 2023, https://www.hrw.org/news/2023/11/07/gaza-israeli-ambulance-strike-apparently-unlawful. Lors de l’incursion brutale dans l’hôpital Nasser en février 2024, les FDI n’ont fait aucun effort sérieux pour sauver la vie des patients gravement blessés et des malades qui s’y trouvaient et ont fait obstruction pendant trois jours aux efforts de l’OMS pour les évacuer[23]Leonard Rubenstein and Stephen Morrison, “Facts and falsehoods: Israel’s attacks against Gaza’s hospitals”, Think Global Health, 15 March 2024, … Continue reading. Lors de la terrible attaque contre trois véhicules d’un convoi de la World Central Kitchen, l’enquête menée par les FDI a mis en avant le fait que les troupes sur le front avaient pensé à tort que des militants du Hamas s’y trouvaient, et elle n’a mentionné aucune précaution (ou absence de précautions) qui aurait été prise pour éviter de blesser des travailleurs humanitaires s’il s’agissait bien d’un convoi humanitaire[24]The Israel Defense Forces, Conclusion of the investigation into the incident in which 7 WCK employees were killed during a humanitarian operation in Gaza, 5 April 2024, https://www.idf.il/190614.
« Les armes de précision ne représentent pas des précautions lorsque l’on sait que de nombreux civils sont présents à proximité de la cible et qu’ils subiront inévitablement de graves dommages. »
Sous la pression internationale, l’État d’Israël a annoncé en 2024 qu’il utiliserait des armes plus précises à Gaza et qu’il accompagnerait leur utilisation d’une amélioration des renseignements et de la surveillance aérienne pour le ciblage[25]Matthew Mpoke Bigg and Rawan Sheikh Ahmad, “Israeli strikes on schools pose a life-or-death choice for civilians”, The New York Times, 10 August 2024.. Cependant, les armes de précision ne représentent pas des précautions lorsque l’on sait que de nombreux civils sont présents à proximité de la cible et qu’ils subiront inévitablement de graves dommages. Lors de l’attaque contre l’école Al Tabi’een pendant l’été 2024, trois armes de précision ont atteint un lieu de prière où, selon Israël, se trouvaient des combattants du Hamas, tuant une centaine de personnes d’après la Protection civile de Gaza[26]Missy Ryan, Hajar Harb, Mohamad El Chamaa, et al., “Nearly 100 killed in Israeli strike on school, Gaza, officials say,” The Washington Post, 10 August 2024.. L’argument des FDI selon lequel elles utilisaient des armes de précision est devenu un mantra déconnecté de ce que sont des précautions réelles. Après qu’une frappe visant la cour de l’hôpital des Martyrs d’Al-Aqsa – où des personnes déplacées avaient trouvé refuge – a tué quatre personnes et en a blessé d’autres, un porte-parole de l’armée a été cité par le New York Times : « De nombreuses mesures ont été prises pour limiter le risque de blesser des civils, y compris l’utilisation de munitions de précision et la surveillance aérienne. » Le Times a relevé que cette déclaration « se faisait l’écho de mots souvent employés par les militaires après des frappes aériennes à Gaza[27]“As the first phase of vaccinations end, an Israeli strike hits a hospital courtyard in central Gaza, The New York Times, 6 September 2024. ».
L’incapacité des FDI à prendre les précautions nécessaires pour réduire les dommages causés aux civils lors des opérations militaires semble lié à une apparente indifférence à l’égard d’autres obligations définies par les Conventions de Genève. Ces obligations incluent le respect et la protection des professionnels de santé – sauf s’ils commettent, en dehors de leurs fonctions humanitaires, des actes dangereux pour l’ennemi –, la fourniture des biens de première nécessité – dont la nourriture, un abri, les médicaments et l’eau – et le non-recours à la torture et aux traitements cruels, inhumains ou dégradants. Lors de leurs incursions dans des hôpitaux et lors d’autres confrontations avec des professionnels de santé palestiniens, les FDI ont détenu sans motif plus de 260 travailleurs de la santé[28]Healthcare Workers Watch, “The killing, detention and torture of healthcare workers in Gaza”, 7 October 2024, … Continue reading, et plus de trente d’entre eux auraient été torturés[29]Human Rights Watch, Israel: Palestinian Healthcare Workers Tortured, 26 August 2024, https://www.hrw.org/news/2024/08/26/israel-palestinian-healthcare-workers-tortured.
La proportionnalité vidée de son sens
De même, l’approche qu’a Israël de la proportionnalité vide cette obligation de son objectif. Cette règle interdit toute attaque « dont on peut attendre qu’elle cause incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu[30]ICRC International Humanitarian Law Databases, Protocol additional to the Geneva Conventions…, op. cit. ». Cette règle peut être difficile à appliquer mais elle reste essentielle pour éviter des dommages massifs, et les violations délibérées de cette règle peuvent donner lieu à des poursuites pour crimes de guerre.
Comme cela est souligné dans le commentaire du CICR sur le Protocole 1, dans le calcul de la proportionnalité, l’avantage militaire est lié à une attaque spécifique, et non à l’objectif stratégique de la guerre. Il doit être direct et concret, et non pas à long terme[31]ICRC International Humanitarian Law Databases, Commentary of 1987, op. cit., paragraphes 2207 et 2209.. Sinon, tout dommage causé à la population civile pourrait facilement être considéré comme compensé par l’énorme avantage que constituerait la progression vers la réalisation d’un objectif stratégique, et cela ferait de la règle de proportionnalité une règle dénuée de sens. Pourtant, c’est précisément l’approche qu’Israël a adoptée à Gaza en citant son objectif stratégique d’élimination totale du Hamas et de tous ses membres. Par conséquent, Israël considère que tuer des militants du Hamas ou détruire un centre de commandement du Hamas est une étape dans la réalisation de son objectif stratégique qui l’emporte sur les dommages causés aux civils, quelle que soit leur ampleur.
La colonelle de réserve Pnina Sharvit Baruch, ancienne directrice de la branche des FDI qui conseille les responsables militaires en matière de droit, a soutenu cette théorie lors d’apparitions publiques. Elle a affirmé que l’objectif stratégique d’élimination de la menace existentielle que représente le Hamas et toute son infrastructure est « tellement grand » et « pèse si lourd » que le grand nombre de victimes civiles d’une attaque en particulier ne sera pas disproportionné[32]American-Israel Friendship League, “Navigating international law in times of war with Colonel Adv. Pnina Sharvit Baruch”, n‧d., https://www.youtube.com/watch?v=KKV0Itaylvw. Soit la justification d’attaques spécifiques par les FDI s’appuie sur l’objectif stratégique d’élimination du Hamas, soit elle ignore totalement la notion de proportionnalité. En parlant de l’attaque sur l’école Al Tabi’een, le représentant d’Israël a ainsi expliqué au Conseil de sécurité : « Nous avons neutralisé des dizaines de terroristes dangereux qui utilisaient l’école pour servir leurs objectifs malfaisants, en violation directe du droit international », comme s’il n’y avait pas lieu de discuter de la proportionnalité[33]United Nations, Israeli Attack on Al Tabi’een School in Gaza Underscores Desperate Need for Ceasefire, Scaled up Humanitarian Assistance, UN Political Chief Tells Security Council, 13 August 2024, … Continue reading.
Mark Lattimer, un expert de la protection des civils en période de guerre, a écrit que l’approche de la proportionnalité adoptée par Israël laisse à penser que « l’engagement d’Israël en faveur de cette protection est désormais sérieusement remis en question[34]Mark Lattimer, “Assessing Israel’s approach to proportionality in the conduct of hostilities in Gaza”, Lawfare, 16 November 2023, … Continue reading. »
La complaisance face à l’érosion du droit international humanitaire
La communauté internationale, tout en affirmant sans cesse l’importance du droit international humanitaire, a largement accepté de voir sa force diminuer. Et elle a en particulier renoncé à la responsabilité qui est la sienne de demander des comptes à la fois à la Russie pour ses crimes flagrants, et à Israël pour son interprétation permissive du droit qui régit la question des dommages causés aux civils. Les tribunaux pénaux internationaux créés depuis les années 1990 ont eu le pouvoir de poursuivre les auteurs d’attaques commises contre des travailleurs humanitaires et des établissements de santé dans des affaires relevant de leur compétence. Mais depuis la création de ces tribunaux dans les années 1990, aucune poursuite internationale n’a porté sur des attaques contre des établissements et leurs personnels de santé, quand bien même elles étaient évidentes et brutales. Il n’y a pas eu non plus de poursuites en vertu des principes de compétence universelle.
Le procureur de la CPI serait en train d’enquêter sur d’autres crimes que ceux qui ont déjà donné lieu à des poursuites en Ukraine et à Gaza. Mais il n’est pas certain qu’il engagera des poursuites liées à des attaques contre des établissements et leur personnel de santé, des travailleurs humanitaires et des personnes déplacées, ni qu’il aura la crédibilité internationale nécessaire s’il le fait. Les condamnations sévères des accusations initiales formulées contre les responsables israéliens par les États-Unis pourraient bien contribuer à saper la légitimité même de la CPI et renforcer les affirmations selon lesquelles son travail dans d’autres dossiers, notamment s’agissant des crimes commis en Ukraine, est motivé politiquement. Même des mesures moins délicates sur le plan politique, comme l’interprétation destructrice du droit par Israël, sont absentes.
« Des États puissants ont renforcé l’impunité de ces crimes par le biais de leur politique de transfert des armes. »
Des États puissants ont renforcé l’impunité de ces crimes par le biais de leur politique de transfert des armes. Le Traité sur le commerce des armes et la législation nationale de nombreux pays interdisent les transferts d’armes vers des armées nationales et des groupes armés non étatiques (ou, dans certains cas, des unités de ces forces) qui enfreignent le droit international humanitaire. Les États-Unis, qui sont le plus grand fournisseur d’armes d’Israël, disposent de ce type de lois, et notamment d’une loi qui exige que soit présenté au Congrès un rapport évaluant si les déclarations d’un destinataire d’armes qui affirme que celles-ci ne sont pas utilisées pour enfreindre le droit international humanitaire sont fiables et crédibles.
En mai 2024, le secrétaire d’État américain a rendu un rapport au Congrès abordant notamment la question de la guerre à Gaza[35]U.S. Department of State, Report to Congress under Section 2 of the National Security Memorandum on Safeguards and Accountability with Respect to Transferred Defense Articles and Defense Services … Continue reading. Le département d’État des États-Unis a noté des « cas » où « on peut raisonnablement estimer » que depuis le 7-Octobre, les forces de sécurité israéliennes ont utilisé les armes fournies par les États-Unis d’une manière qui n’est « pas cohérente avec ses obligations dans le cadre du DIH ou avec les meilleures pratiques établies pour atténuer les dommages causés à la population civile. » Il affirmait cependant : « Les FDI ont pris des mesures pour respecter les obligations qui sont les leurs en vertu du DIH en matière de protection des civils dans le cadre du conflit actuel, notamment les obligations liées à la distinction, la proportionnalité et les précautions à prendre lors des opérations offensives », même s’il reconnaissait que les États-Unis « ne disposent pas d’une visibilité complète concernant l’application par Israël de ces principes. »
Le rapport n’a pas expliqué non plus comment les États-Unis pouvaient accepter les déclarations d’Israël sans disposer des informations nécessaires, ni abordé la vision étroite qu’avait Israël de ces principes. De même, il a cité l’affirmation israélienne selon laquelle Israël avait pris des mesures pour limiter les dommages causés à la population civile, mais sans les évaluer. Il a seulement fait remarquer que les résultats sur le terrain « soulevaient des questions importantes quant à la question de savoir si les FDI y avaient recours de façon efficace dans tous les cas. » Le rapport n’a pas non plus mentionné les schémas d’attaques ni la crédibilité des justifications avancées par Israël pour ces attaques. L’absence d’une analyse pourtant nécessaire et l’utilisation répétée de termes et d’expressions floues telles que « cas » et « dans tous les cas » ont non seulement permis que les ventes d’armes à Israël se poursuivent, mais elles constituent une invitation pour tous les belligérants et leurs marchands d’armes ailleurs dans le monde à ignorer la loi.
Le 2 septembre 2024, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement travailliste du Royaume-Uni, David Lammy, a suspendu trente autorisations d’exportation d’armes à Israël, des armes qui, selon lui, présentent « un risque clair d’être utilisées pour commettre ou faciliter une violation grave du droit international humanitaire[36]U.K. Government, UK policy on arms export licenses to Israel: Foreign Secretary’s statement, 2 September 2024, … Continue reading ». C’était une mesure importante mais partielle, d’une part, parce que 90 % des autorisations d’exportation n’étaient pas couvertes par cette mesure et, d’autre part, parce qu’elle ne s’accompagnait d’aucune discussion de la conception israélienne du droit.
Conclusion
On peut se demander s’il existe une différence morale entre tuer des civils par stratégie, comme le fait la Russie, et la rationalisation par Israël de son indifférence au fait de causer leur mort par le biais d’une interprétation de mauvaise foi des obligations réaffirmées qui sont les siennes d’éviter ou de réduire au minimum les dommages causés aux civils lors des opérations militaires. En ce qui concerne ce dernier point, le dernier rapport complet du CICR sur le DIH et les conflits armés, bien qu’il ne traite pas de conflits particuliers, explique que « l’adoption par les États d’interprétations expéditives du DIH […] afin de préserver la marge de manoeuvre des États pour tuer et détenir […] a contribué à saper la force protectrice du DIH[37]International Committee of the Red Cross, “International humanitarian law and the challenges of contemporary armed conflict: Building a culture of compliance for IHL to protect humanity in … Continue reading». Quoiqu’il en soit, chaque posture provoque un très grand nombre de morts et des destructions massives, et a un effet corrosif sur le respect de lois conçues pour protéger des personnes qui souffrent déjà de la guerre. Dans les deux cas, les responsables devront rendre des comptes, faute de quoi le fragile pouvoir du droit international humanitaire dans le monde s’érodera encore davantage. La question n’est pas de savoir si les Conventions de Genève sont pertinentes – elles le sont –, mais plutôt de savoir si elles continueront d’être ignorées ou si elles mourront à petit feu.
Traduit de l’anglais par Lucile Guieu