Un équilibre menacé
Genève, plus grande ville de la partie francophone de la Suisse, est connue pour avoir vu naître Henry Dunant, le fondateur du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), pour avoir accueilli la société des Nations et être à l’origine du droit international humanitaire (Conventions de Genève). Elle héberge aujourd’hui le siège européen de l’ONU, le siège du CICR, un très grand nombre de représentations diplomatiques, 40 organisations internationales (OI) et 759 organisations non gouvernementales (ONG) tout comme un nombre important d’autres organisations privées et publiques dont le CERN. Comptant 203 000 habitantes et habitants (600 000 pour toute la région genevoise), 33 000 emplois dépendent directement du secteur international, tandis que 220’000 postes en dépendent indirectement (hôtels, restaurants, taxis, entreprises de services, ouvriers du bâtiment, etc.). Les annonces de l’administration américaine secouent violemment le monde humanitaire et diplomatique à Genève[1]Geneva Solutions, International Geneva in crisis: the fallout from US aid cuts in numbers, 14 mars 2025, … Continue reading. Les décisions du nouveau gouvernement des Etats-Unis de réduire drastiquement, voire de couper tout simplement, la coopération internationale et ses financements ont logiquement un impact profond, pour ne pas dire traumatisant, sur ce secteur d’activité.
Réaction du monde politique aux coupes Trump
Quelques jours seulement après les annonces de gel de toute aide internationale américaine et après la sonnette d’alarme des organisations, l’Etat de Genève[2]En Suisse, on distingue trois niveaux politiques, du bas vers le haut : les communes et les villes, les cantons (aussi appelés Etats) puis la Confédération. Chaque niveau dispose d’un pouvoir … Continue reading a décidé d’agir. Ainsi, début février 2025, sous l’égide de la Conseillère d’Etat Nathalie Fontanet, le gouvernement de la République et canton de Genève a lancé un projet de loi[3]Grand Conseil de la République et du Canton de Genève, Projet de loi relative aux aides financières extraordinaires de l’Etat destinées aux organisations non gouvernementales à Genève … Continue reading pour verser 10 millions de francs afin de contribuer au paiement des salaires des ONG en difficulté. Le parlement a approuvé le plan, mais les partis de droite ont combattu la clause d’urgence qui aurait permis une aide plus rapide. Il faudra donc attendre la fin de l’année pour que cette mesure devienne effective, ce qui pourrait être trop tard pour certaines ONG particulièrement dépendantes des financements américains.
Le parti de droite Union démocratique du Centre (UDC) a par ailleurs essayé de combattre l’essence du projet de loi avec un référendum, arguant que l’argent du contribuable doit en priorité revenir aux citoyennes et citoyens genevois et non aux ONG. Il a sans doute oublié que les personnes employées de ces ONG sont elles aussi contribuables ! Toutefois, début avril, nous apprenons que le projet de référendum n’a pas abouti faute de nombre insuffisant de signatures récoltées[4]Frédéric Julliard, « Aide d’urgence de 10 millions pour les ONG à Genève : le référendum de l’UDC a échoué», Le Temps, 1er avril 2025, … Continue reading, illustrant un attachement et une solidarité des Genevoises et Genevois pour ce secteur en difficulté.
Recherche, réflexions et discussions
Au-delà des récents événements qui bouleversent la ville, des réflexions sur l’avenir de la Genève internationale et du multilatéralisme existent depuis longtemps. L’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) publie régulièrement le Geneva Policy Outlook, dont la dernière édition[5]Geneva Graduate Institute, «Geneva Policy Outlook », mars 2025, https://www.genevapolicyoutlook.ch/author/gpo/ appelle à un « multilatéralisme 2.0 » fondé sur une analyse lucide et une feuille de route pour la durabilité. Selon les experts, Genève pourrait jouer un rôle clé dans la redéfinition de la coopération mondiale et l’émergence d’une nouvelle diplomatie multilatérale.
Bien que la plupart des contributions aient été rédigées avant les décisions du président américain, les débats sur l’avenir du multilatéralisme et de la démocratie restent nombreux et proposent des réformes concrètes pour renforcer un système fragilisé. Heba Aly, de la UN Charter Reform Coalition, défend une modernisation de la Charte des Nations unies via son article 109, rappelant qu’elle a été rédigée il y a 70 ans dans un monde très différent[6]Heba Aly, « It’s Time for a New UN Charter », Geneva Policy Outlook, mars 2025, https://www.genevapolicyoutlook.ch/its-time-for-a-new-un-charter/.
Lors d’un panel de présentation de la publication, elle a même partagé en direct une information fraîchement relayée sur les réseaux sociaux : le département DOGE (Dynamic Oversight of Global Efficiencies) d’Elon Musk s’apprête à examiner le système onusien (DOGE-UN) ajoutant de nouvelles incertitudes sur l’avenir des contributions américaines.
Début avril 2025, des dizaines d’humanitaires avaient déjà perdu leur emploi. Parmi d’autres, l’organisation internationale des migrations (OIM) a confirmé une réduction massive de son personnel, incluant plus de 250 postes à Genève[7]Swissinfo, « Geneva-based UN migration agency details swingeing job cuts”, 18 mars 2025, https://www.swissinfo.ch/eng/workplace-switzerland/iom-confirms-staff-cuts-including-in-geneva/89028129. L’office genevois de l’emploi indique recevoir des demandes d’indemnités chômage par dizaines.
Diversité, équité et inclusion
L’administration Trump a envoyé un questionnaire à plusieurs organisations internationales et ONG à Genève pour évaluer la pertinence de leurs activités et décider du maintien de leur financement. « Ce questionnaire est très clair : vous n’êtes plus éligible au soutien de l’administration américaine si vous croyez en l’égalité des sexes, si vous travaillez sur des questions telles que la diversité, l’équité et l’inclusion, si vous luttez contre le changement climatique ou même si vous œuvrez pour le respect du droit international et des institutions », explique Phil Lynch, directeur exécutif du Service international pour les droits humains, une ONG basée à Genève, dans le journal télévisé de la télévision nationale suisse[8]Radio Télévision Suisse (RTS), Émission « 19h30 » du 17 mars 2025, disponible sur … Continue reading.
Au-delà des organisations internationales, cette tendance à la suppression des politiques de diversité d’inclusion et d’équité touche aussi la Suisse. Certaines multinationales, comme UBS, Roche et Novartis, ont déjà supprimé toute référence à la diversité et à l’inclusion dans leurs rapports d’activité.
Solidarité et interdépendances
Étant donné l’importance du secteur pour la région genevoise et les conséquences lourdes, le monde économique suit le mouvement pour renforcer l’action déjà engagée par les milieux politiques. Ainsi, la Chambre d’économie et de commerce de Genève ne demande rien de moins qu’un « Plan Marshall » au gouvernement suisse pour sauver la Genève internationale. Son directeur Vincent Subilia explique : « Les coupes budgétaires décidées par les États-Unis causeront des dommages considérables. » Beaucoup d’ONG et d’OI risquent de ne pas s’en remettre, et des actions fortes sont nécessaires de la part des autorités. Les 2 millions de francs libérés par le Conseil municipal de la Ville de Genève et les 10 millions de francs accordés par le Conseil d’État, une subvention soumise à une procédure de référendum par l’UDC, ne suffiront certainement pas. C’est pourquoi Vincent Subilia propose que la Confédération « injecte un milliard de francs [suisses], afin que la Suisse montre au monde l’importance qu’elle accorde à Genève internationale et, à travers elle, à ses engagements diplomatiques[9]Antoine Menuisier, « Il réclame un milliard à Berne pour sauver la Genève internationale », Watson, 17 mars 2025, … Continue reading ».
On ignore encore comment cette initiative a été reçue par la Berne fédérale et notamment sa direction de la coopération internationale (DDC) au sein du département des affaires étrangères (DFAE). Celui-ci doit faire des choix difficiles face à des crises humanitaires toujours plus complexes, tout en gérant un budget d’aide internationale réduit par le parlement fédéral. Le gouvernement suisse se retrouvera ainsi dans une situation bien complexe où l’on lui demande une aide urgente et massive pour sauver ou relancer la Genève internationale alors que les budgets dédiés à la solidarité internationale ont été revus à la baisse et que d’autres préoccupations, notamment économiques et de sécurité, semblent plus importantes. Cette situation est encore exacerbée par la nouvelle politique des États-Unis concernant la guerre en Ukraine, ainsi que par l’annonce des droits de douane américains qui impactent durement la Suisse.
Résilience et engagement pour un monde meilleur
Les décisions brutales et hasardeuses de l’administration Trump n’auront certainement pas le dernier mot dans ce chapitre dramatique qui est en train de s’écrire. L’engagement de milliers de personnes investies à œuvrer pour un monde plus juste se poursuivra. Cet effort perdurera partout dans le monde, y compris dans la Genève internationale. Rien ne sera plus comme avant mais notre motivation et notre engagement pour un monde meilleur, plus juste, plus inclusif en sortiront renforcés. La mobilisation massive de la population genevoise et des différents acteurs concernés laisse penser que nous ne serons pas seuls dans ce combat.
Légende Photo : Broken Chair est une sculpture en bois haute de 12 mètres de l’artiste suisse Daniel Berset réalisée par le charpentier Louis Genève. Elle représente une chaise géante au pied cassé et est exposée sur la Place des Nations, à Genève, depuis 1997. Elle symbolise le refus des mines antipersonnel et des armes à sous-munitions, et l’appel de la société civile aux chefs d’État en visite à Genève. © Daniel Suda-Lang.