Publié le 2 avril 2025
Projet de production d’une série d’articles du Groupe URD portant sur la crise globale que traverse le secteur de l’aide et sur la remise en cause totale ou partielle de la solidarité internationale. L’objectif est triple : comprendre – se positionner / définir une ligne – agir. Le présent texte est le premier de la série, publié le 10 mars 2025 sur le site du Groupe URD.
Depuis la prise de fonction de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, nous assistons, atterrés pour certains, fascinés pour d’autres, à l’agonie d’un monde et l’émergence d’un nouveau. Le président des États-Unis bouscule, accuse, dénonce, multiplie les décisions fracassantes – pour ne pas dire délirantes : déportation prochaine des Gazaouis en Égypte et en Jordanie, annonce d’une bande de Gaza transformée en riviera du Proche-Orient, menaces de sanctions contre les juges de la CPI pour avoir osé poursuivre un criminel de guerre avéré – Benyamin Netanyahu –, projet d’une prise de contrôle du canal de Panama, de l’annexion du Groenland, du Canada. Bien qu’encore flous, les contours d’un « nouvel ordre mondial » se dessinent, plus multipolaire, plus conflictuel, plus hostile. Le bloc occidental se fissure. Après le discours de Munich[1]Discours de Munich 2025 du vice-président américain J.D. Vance lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Discours remarqué pour ses critiques à l’égard des élites politiques … Continue reading 2025 et l’échange entre les présidents Zelenski et Trump du 28 février 2025 dans le bureau ovale de la Maison Blanche, que reste-t-il de l’alliance transatlantique ? Les États-Unis malmènent les Européens et se rapprochent ostensiblement de la Russie. Les partis d’extrême droite gagnent du terrain, une forme d’oligarchie fascisante et décomplexée émerge aux États-Unis et en Europe et affiche sa vision du monde. L’Europe, divisée, fragile, est reléguée au second plan. La paix en Ukraine se négocie entre « grandes puissances » : pour la Russie l’annexion actée de territoires ukrainiens ; pour les États-Unis des contrats d’exploitation de terres rares ; et pour les Ukrainiens, une proposition de paix inacceptable et au goût amer. Les instances internationales, de plus en plus inaudibles, sont tenues à l’écart. Dans cet « ouragan » qui secoue le monde, ni l’Aide[2]L’aide internationale, l’aide au développement et l’aide humanitaire désignent des formes de soutien financier, fournies par des gouvernements, des organisations internationales … Continue reading Publique au Développement (APD) ni la solidarité internationale ne sont épargnées.
La fermeture brutale de la première agence de financement de l’aide humanitaire et de développement, USAID, suscite inquiétude et indignation à travers le monde. Le gel des financements américains, effectif depuis le 20 janvier 2025 – et suivi un mois plus tard par l’arrêt définitif de 10 000 projets, soit 92 % des financements – ainsi que le licenciement de la plupart des employés d’USAID dans les jours qui ont suivi, marquent une rupture majeure. Ces décisions ont et auront des conséquences profondes pour le secteur de l’aide internationale et pour la stabilité mondiale.
Plus inquiétant encore, ces mesures ne relèvent pas d’une simple décision budgétaire ponctuelle. Elles s’inscrivent dans un discours ancien remettant en question la pertinence et la légitimité de l’aide publique au développement (APD) aux États-Unis et au-delà.
Dès 2024, l’Europe s’inscrivait déjà dans cette logique ; la commission européenne, comme la plupart des États membres, annonçait une baisse massive de son aide au développement ; pour la France, une baisse de 35% du budget 2025 par rapport à 2024. Les priorités ont changé. Défense, sécurité, immigration, repli identitaire, compétitivité, nécessité de résister face à une compétition de plus en plus rude, face aux BRICS[3]Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud., maintien d’une croissance, du pouvoir d’achat, dans un monde accroc à une énergie de plus en plus coûteuse, etc. sont autant d’arguments qui remettent en question la solidarité internationale telle qu’elle fût conçue au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Dans ce contexte, une transformation profonde du secteur de l’aide s’impose. Sa survie va dépendre de sa capacité à se réinventer et démontrer sa valeur ajoutée à l’opinion publique et aux acteurs politiques. Il lui faut pour cela analyser les arguments qui lui sont opposés, renforcer sa communication, rétablir les faits face aux attaques infondées…
Mais le concept de l’aide n’échappera pas à une réflexion plus profonde sur certains sujets nécessitant d’aller au-delà de la communication. Le secteur a déjà tenté, de manière assez peu convaincante, de se réformer à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie. Les décisions prises à l’issue du sommet humanitaire mondial de 2016 concernant la place des acteurs locaux dans la réponse aux crises, l’articulation entre l’humanitaire et le développement, la simplification des mécanismes de reporting, etc. n’ont pas réussi à opérer les transformations profondes attendues.
Partant du constat que les moyens, les ambitions et le contexte global ont changé, il est grand temps d’inventer l’humanitaire et la solidarité internationale de demain en tirant les leçons du passé et en se mobilisant collectivement pour penser l’avenir.
Depuis plus de trente ans le Groupe URD, think tank indépendant spécialisé dans la gestion des crises et des fragilités, observe, étudie, analyse, évalue l’efficacité et la qualité des programmes d’aide. Mobilisé depuis plusieurs années sur l’accompagnement des acteurs vers un renouvèlement des solidarités, le Groupe URD propose ici le premier papier d’une série d’articles portant sur cette crise globale que traverse l’aide humanitaire. Notre but est double : d’une part prendre du recul et faire la part des choses et, d’autre part, apporter des éléments de réflexion à un moment charnière, historique, où s’imposent des choix décisifs.
Ce premier papier porte une triple intention :
- Analyser les arguments sur lesquels s’appuie la remise en question de l’APD. Les arguments avancés se structurent autour de plusieurs axes qui questionnent ses objectifs, son efficacité et ses conséquences sur les pays « récipiendaires » ;
- Évaluer et anticiper les conséquences de ce mouvement à court, moyen et long terme sur le secteur, ses organisations et les contextes concernés par l’aide ;
- Esquisser des pistes de transformation du secteur de la solidarité internationale comme autant d’opportunités à saisir collectivement et à approfondir dans la durée.
La critique de l’APD : entre nationalisme économique et ingérence
Un argument largement utilisé et repris par les médias est que l’APD ne sert pas les intérêts nationaux des pays donateurs et représente un gaspillage des ressources publiques. Cet argument résonne fortement, y compris au niveau des opinions publiques dans de nombreux États qui connaissent une crise économique et où l’éducation, la santé, l’action sociale, etc. sont fragilisés par la réduction des dépenses publiques. De façon explicite, le gouvernement britannique justifie la réduction de 40 % de son APD par l’augmentation de ses investissements dans l’armement. L’argument central des détracteurs de l’APD repose alors logiquement sur la priorité qui doit être donnée aux besoins nationaux : pourquoi financer des projets à l’étranger alors que des citoyens de nos propres pays sont en difficulté ? C’est le retour de la « Corrèze plutôt que le Zambèze », popularisé en France dans les années 1960 et remis au goût du jour par Sarah Knafo, députée de Reconquête sur C News en février 2025 dans une critique acerbe de l’Agence Française de Développement (AFD) ; discours qui se retrouve aux États-Unis avec la rhétorique « America First ». En période de restrictions budgétaires, le financement de programmes à l’étranger est perçu comme un luxe que les États ne peuvent plus se permettre. Cette allégation est renforcée par une défiance vis-à-vis des institutions internationales, accusées de privilégier des causes éloignées des préoccupations quotidiennes des citoyens. Ces prétendues évidences trouvent une réponse relativement aisée dans les engagements de l’AFD qui permettent des retours sur investissements, comme rappelé récemment par Rémy Rioux son directeur Général4, mais sont plus subtiles à contrecarrer quand il s’agit de défendre les dons pour les populations les plus vulnérables. Le « retour sur investissement » est d’une autre nature que financière et appelle à opposer le principe même de solidarité dans un monde interdépendant.
Le système de l’aide est par ailleurs critiqué pour son inefficacité, accusé d’être une machine bureaucratique sans résultats concrets. Ses détracteurs dénoncent une gabegie bureaucratique où les fonds servent davantage à maintenir les structures administratives qu’à produire un changement significatif. L’incapacité des instances internationales à résoudre les crises actuelles, la perception largement répandue du « deux poids – deux mesures » notamment en ce qui concerne la Palestine, tout cela participe et découle de la crise du multilatéralisme et entretient le sentiment d’un système international inefficace et dépassé. Par ailleurs, certains scandales de mauvaise gestion des fonds ou de corruption dans les pays bénéficiaires alimentent cette perception d’inefficacité. Cette critique met aussi en avant l’absence d’un véritable mécanisme de contrôle des projets, qui mènerait à un gaspillage des ressources. Après des décennies d’efforts pour évaluer et renforcer la redevabilité de l’APD, des doutes persistent face à des questions simples : où va réellement l’argent ? Quel impact concret sur le terrain ? Mais ces arguments révèlent aussi la complexité d’un écosystème où cohabitent institutions financières internationales, banques de développement, agences des Nations Unies, ONG internationales et locales, qui fonctionnent selon des modèles économiques différents entre investissements, prêts et dons ; avec des sources de financements différenciés, publics et privés. Répondre à ces critiques nécessite de rentrer dans la complexité, pour défendre ce qui doit l’être tout en reconnaissant les limites de cet écosystème.
Enfin, l’APD est accusée de représenter une forme d’ingérence dans les politiques locales. Certains estiment que l’aide internationale est une manière détournée d’imposer des valeurs et des choix politiques aux pays bénéficiaires. Ce raisonnement est étayé par le narratif qui prévalait lors de la création de l’USAID au sortir de la seconde guerre mondiale et qui, depuis lors, a toujours eu pour double objectif de promouvoir les intérêts de la politique étrangère américaine en développant la démocratie et le libre marché tout en améliorant la vie des citoyens du monde en développement. Plus récemment, la doctrine de certains États et organisations internationales intègre l’aide dans un dispositif plus large qualifié parfois de « 3D » pour Défense, Diplomatie, Développement et la lie à l’ouverture de marchés pour leurs entreprises. Pour d’autres, le soutien à des causes spécifiques (droits des femmes, égalité de genre, lutte contre le dérèglement climatique) est présenté comme une intrusion idéologique – ironiquement, parfois par ceux-là même qui prônent le retour au rapport de force comme mode de régulation des relations internationales. Mais plus grave, cet argument fait écho à certains propos tenus par les pays bénéficiaires et les partenaires qui dénoncent parfois une aide imposée, avec des priorités définies par les donateurs et partenaires internationaux plutôt que par les acteurs locaux. Ainsi, l’aide est alors accusée de renforcer des dépendances au lieu de permettre un développement souverain, malgré les initiatives d’articulation entre aide d’urgence, aide au développement, et enjeu de paix et de stabilité, mises en œuvre par les donateurs et les opérateurs.
Ces divers arguments et critiques méritent réponse au risque sinon de jeter le discrédit sur l’ensemble du secteur et de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Certaines réponses sont relativement aisées et nécessitent surtout plus de transparence et des efforts de communication. D’autres sont plus sensibles et demandent approfondissement, réflexion critique et transformations, comme esquissé plus bas (partie 3). Ce sont ces sujets que nous proposerons de développer dans des articles ultérieurs.
Du gel des financements US aux coupes de l’APD dans de nombreux pays – un système au bord de la faillite ?
En 2023, l’APD des pays membres du CAD[4]Comité d’aide au développement (CAD) est un forum international relevant de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). a atteint le niveau record de 223,3 milliards USD. L’USAID en tant que principal bailleur mondial (source OCDE) gérait un budget d’approximativement 65 milliards de dollars soit 0.24 % du PIB des USA pour l’aide humanitaire et le développement. La contribution américaine représentait en 2023 près de 30 % du montant total de l’APD dans le monde[5]Source OCDE – Montant de l’APD financée par les membres du CAD est estimé à 223 milliards en 2023 (record absolu). Chiffre 2024 non encore consolidé. , et environ 47 % de l’aide humanitaire mondiale[6]Source UNOCHA.. Sa fermeture a donc entraîné la suspension, puis l’annulation, de milliers de programmes et de projets en Afrique, au Proche-Orient, en Ukraine, en Amérique Latine et ailleurs. La part des États-Unis pour les interventions d’urgence était considérable. Cette interruption brutale a des conséquences humanitaires désastreuses et entraine un effet « domino » dont il est encore difficile de mesurer l’amplitude.
Après les premiers jours de stupeur de la fin janvier à la mi-février, l’impact sur les populations et les organisations qui les soutiennent commence à apparaître plus clairement. L’effet de la suspension des fonds touche l’ensemble du système, en raison du mode de financement en cascade (ONG locales partenaires d’ONG internationales, acteurs locaux et fournisseurs sous-traitants des agences des Nations Unies, etc.). Les ONG locales au sein de divers réseaux internationaux (NEAR, ICVA) témoignent de situations critiques pour leur pérennité et leurs programmes.
Les effets de ces coupes budgétaires peuvent être analysés selon leur temporalité, à court, moyen et long terme, en assumant une certaine part de prospective pour ces derniers.
Dans l’immédiat
Dans certains contextes, des populations particulièrement vulnérables, telles que les enfants souffrant de malnutrition, les réfugiés, les déplacés et les porteurs du VIH, se retrouvent sans accès aux services essentiels qu’elles recevaient auparavant. L’arrêt de certains programmes menace l’équilibre des régions vulnérables, aggravant les crises humanitaires existantes comme au Myanmar ou dans les pays touchés par la crise soudanaise. Selon Alain Boinet[7]Fondateur de l’ONG humanitaire Solidarités International. « Telle ONG doit interrompre immédiatement un programme d’approvisionnement en eau potable pour 650 000 déplacés au Darfour, quand une autre organisation doit cesser son programme de 850 000 consultations médicales en Afghanistan ».
Pour les ONG Internationales fortement dépendantes des financements américains[8]Certaines ONG ayant opté pour l’indépendance vis-à-vis des financements étatiques, comme Médecins Sans Frontières (MSF) France, ou celles ayant diversifié leurs sources de financement, … Continue reading, la situation est critique. L’arrêt des financements de l’USAID met à rude épreuve leurs capacités opérationnelles. Cela entraîne une réduction de leur présence sur le terrain et le licenciement ou la mise en chômage technique de milliers de travailleurs humanitaires. Pour certaines la menace d’une fermeture définitive pour cessation de paiement est sérieuse. Pour les ONG internationales peu ou pas dépendantes de ces fonds, les conséquences des coupes budgétaires sur les contextes d’intervention et les populations accroissent la pression des besoins sans ressources supplémentaires à court terme pour y répondre.
Au-delà des conséquences financières, humaines et opérationnelles, il est un autre défi auquel vont devoir répondre ces organisations. Même si l’exécutif américain décidait de réactiver l’USAID, et au vu des attaques contre l’APD dans d’autres pays, les contreparties attendues pourraient être plus politiques encore qu’elles ne l’étaient. Les humanitaires devront alors choisir entre engagement humanitaire éthique, respect des principes directeurs, et prestation de service au profit d’un État engagé dans une dynamique de domination en contradiction avec la volonté de « décolonisation » affichée par une partie croissante des acteurs de l’aide et exigée par les partenaires du « Sud Global ».
Le système des Nations Unies, élément essentiel du dispositif de solidarité internationale, de défense des droits de l’Homme et de maintien de la paix dans le monde, est durement impacté également par le retrait de son principal bailleur.
Impacts directs sur les principales agences des Nations Unies
- Pour l’UNHCR (Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés) : les coupes budgétaires américaines affectent directement le soutien aux réfugiés. Si l’on considère le rôle essentiel de cette agence pour répondre aux multiples besoins d’une population d’environ 45 millions de réfugiés (source UNHCR) à travers le monde, cette baisse drastique et soudaine va se traduire par des conditions de vie encore plus difficiles et fatalement une augmentation des taux de morbidité et de mortalité. Au-delà, ce sont les populations hôtes des pays d’accueil qui vont être impactées, ce qui risque d’accroitre pauvreté, tensions intercommunautaires, conflits et problèmes de protection. Ce sont des dizaines de millions de personnes qui sont aujourd’hui affectées par cette décision.
- Pour le PAM (Programme Alimentaire Mondial) : la fermeture de l’USAID, principal donateur du PAM, va entraîner de lourdes conséquences. Une large partie du budget annuel du PAM – environ 11.2 milliards de dollars en 2024 – dépend des contributions de l’USAID. Ainsi le programme « Food for Peace » qui alloue environ 2 milliards de dollars par an pour la donation de denrées alimentaires américaines est crucial pour les populations civiles de pays comme le Yémen, la République démocratique du Congo, le Soudan, le Soudan du Sud, la République centrafricaine, Haïti et le Mali, et l’interruption des financements va entrainer la fermeture de nombreux projets, la cessation d’activité de nombreuses organisations locales et de multiples licenciements.
- Pour l’OMS (Organisation mondiale de la santé) : l’arrêt des financements, suite au retrait des États-Unis de l’OMS, va lourdement impacter les programmes de santé qu’elle soutient à travers le monde, qu’ils soient liés à la lutte contre les maladies infectieuses (sida, tuberculose, poliomyélite, rougeole, etc.) ou à l’amélioration des systèmes de santé dans les pays les plus pauvres, ce qui va se traduire notamment en matière de risque épidémiologique dans un monde où le risque pandémique ne cesse de croître.
- Pour UNOCHA (Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires) : de vives inquiétudes s’expriment, soulignant que 47 % de l’appel humanitaire mondial en 2024 était financé par le gouvernement américain. Cette perte de financement pourrait gravement compromettre les efforts de coordination et de réponse aux crises humanitaires en cours, lesquelles concernent quelques 181 millions d’individus dans le monde.
Le gel des fonds américains est prévu pour une durée de trois mois, jusqu’à fin avril 2025. Dès la fin février, un « lot » de 10 000 projets a été purement et simplement annulé. La vérification du degré d’alignement des projets avec les priorités de l’administration nord-américaine se poursuit dans la plus totale opacité. Le risque de voir s’organiser une « chasse aux sorcières » est réel. Les projets qui incluent les termes « genre » ou « changement climatique » par exemple, ont toutes les chances d’être annulés. Ainsi, en plus de la crise budgétaire actuelle, les organisations sont face à un dilemme éthique : faut-il faire des compromis pour préserver une capacité d’action ou affirmer ses convictions au risque de se couper définitivement d’une source de financement utile pour de nombreux individus ? Cette tension préfigure le risque d’un retour en arrière, notamment dans les engagements sur le genre et le climat, sujets jugés « secondaires » ou « subversifs » par l’administration Trump et potentiellement par certains (actuels ou futurs) gouvernements européens.
À moyen terme
Cette situation risque d’intensifier la compétition entre acteurs humanitaires pour des financements restants, mettant en concurrence des organisations appelées à coopérer. Le risque est grand, en particulier, de voir des acteurs internationaux entrer en concurrence avec leurs partenaires locaux pour l’accès aux financements, au mépris de l’engagement pris en 2016 « aussi local que possible, aussi international que nécessaire ».
Il est probable par ailleurs que la conditionnalité accrue de l’APD impose des critères plus restrictifs (lien avec le contrôle des flux migratoires, avec la lutte contre le terrorisme, etc.), ce qui peut éloigner certains financements de leurs finalités initiales, mettre les acteurs de l’aide en danger et renforcer le risque d’inefficacité d’un écosystème dont ce n’est pas le mandat et qui à ce jour, ne souhaite pas en changer.
À plus long terme
C’est un monde dystopique, sans solidarité internationale et où les États se renferment sur leurs enjeux nationaux, qui se dessine. L’affaiblissement de l’APD met en péril la gestion des grands enjeux globaux qui ne connaissent pas de frontière : lutte contre les pandémies ; réduction des impacts du changement climatique ; ou encore gestion des flux migratoires, qui risquent d’exploser en l’absence de stabilisation des régions en crise. Un repli sur soi généralisé se profile, menant à une fragmentation du monde en blocs isolés. À l’image de L’Empire et les nouveaux barbares de Jean-Christophe Rufin ou du film Mad Max sorti en 1979, un monde chaotique, où l’absence de coopération internationale mène à des déséquilibres irréversibles, devient plausible.
Des opportunités pour transformer l’APD
Depuis de nombreuses années et de manière récurrente, et bien qu’il réfléchisse en continu sur son activité, se remet en cause et est évalué, le secteur de l’aide est critiqué. Lui sont reprochés ses difficultés à démontrer des impacts tangibles et de long terme, ses coûts structurels trop élevés, son instrumentalisation à des fins politiques, ou au contraire sa trop grande indépendance. La situation actuelle accélère brutalement la remise en question profonde d’un modèle certes universaliste, solidaire, mais aussi empreint de colonialisme, qui s’est bureaucratisé, et qui, dans les zones de conflit, perd progressivement l’accès aux populations, un modèle coûteux qui, malgré ses efforts, se coordonne assez mal.
Si la crise de l’APD constitue la plus sérieuse menace à laquelle le secteur est confronté, elle peut aussi constituer un point d’entrée pour en repenser certains des fondements. Le Groupe URD, en se basant sur les thématiques de travail approfondies depuis plusieurs années, esquisse ici quelques pistes qui seront développées dans les prochains articles.
Prioriser les réponses et repenser les liens entre urgence et développement
Le risque est grand, dans le contexte actuel, de revenir à une conception étroite de l’aide humanitaire (back to basics), qui se « limiterait » à sauver des vies dans l’urgence. Or tous les travaux des dernières décennies démontrent que cette approche urgentiste de l’aide n’est pas adaptée à la réalité de crises qui durent (camps de réfugiés depuis des décennies ; situations de conflit depuis plusieurs décennies en Afghanistan ou en RDC, etc.) ou à leur récurrence (catastrophes « naturelles » de type cyclone, sécheresse, inondations, dont la fréquence augmente sous l’effet du changement climatique). Il est essentiel de repenser les liens entre les actions d’urgence et de développement, tenant compte des apprentissages, de soutenir plus efficacement les approches territoriales intégrées qui combinent réponses d’urgence et de développement, autour des besoins essentiels et interconnectés des populations. Cela implique de sortir de la compétition entre acteurs et bailleurs de fonds, de l’urgence et du développement, afin de mettre les acteurs des territoires et leurs enjeux au cœur des dispositifs. Ce qui soulève des questions cruciales à traiter collectivement : comment prioriser les activités à soutenir avec moins de ressources ? Qui est légitime pour répondre à cette question ? Quelle gouvernance derrière ces choix ? Est-ce illusoire d’imaginer la mise en commun des financements internationaux, dans un fonds multi-bailleurs commun géré au niveau des pays en crise, avec une gouvernance inclusive entre contributeurs, opérateurs et décideurs, pour mettre en œuvre les priorités décidées localement ?
Redonner du sens à la qualité de l’aide et à la redevabilité
Après des décennies de structuration pour répondre aux enjeux de professionnalisation et de redevabilité, il faut apprendre à démontrer plus clairement les impacts et renforcer la redevabilité par une communication publique qui n’esquive pas les difficultés rencontrées et mette en valeur les apprentissages. Et parce qu’il est crucial de revenir à l’essentiel, plutôt que de réduire l’aide aux populations, ne serait-il pas temps de réduire la bureaucratie excessive et par là, de faciliter l’accès des structures locales aux financements ?
Par ailleurs, ne serait-il pas possible de mutualiser les efforts d’évaluation et de recherche, en s’assurant qu’ils soient conduits par et pour les acteurs concernés, avec un objectif d’apprentissage et de partage des résultats sur les contextes, auprès des acteurs locaux et en encourageant les apprentissages entre pairs ? Un dispositif d’évaluation et d’apprentissage, rattaché au fonds commun mentionné plus haut, ne permettrait-il pas d’améliorer plus efficacement les réponses locales ? Il s’agirait ensuite de soutenir les échanges entre pays et entre zones de crise, y compris depuis les pays du Sud vers les pays du Nord, eux aussi de plus en plus sujets aux impacts du changement climatique.
Renforcer la place et le rôle des acteurs nationaux
Après presque dix ans d’engagements peu fructueux pour la localisation de l’aide, il importe aujourd’hui d’accélérer et probablement transformer de façon plus radicale les rapports entre acteurs internationaux et acteurs nationaux. Il est temps de reconnaitre et valoriser les mouvements citoyens d’entraide, le rôle des acteurs des territoires impactés par les crises dans leur diversité (société civile, acteurs publics, monde économique, etc.) ; il est incontournable d’assurer qu’ils soient au cœur des dispositifs d’aide et, dès lors que la situation le permet, que l’aide internationale les soutienne plutôt qu’elle ne les remplace. Pour cela, il faut reconnaitre et valoriser l’appui des diasporas dont les flux financiers vers les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire dépassent aujourd’hui les autres types de flux financiers extérieurs (les investissements directs étrangers et l’aide publique au développement cumulés). Ces diasporas connaissent les besoins des populations et limitent la dépendance aux bailleurs du Nord. Elles sont susceptibles de constituer des relais efficaces en appui à des modèles de coopération innovants.
Intégrer pleinement les enjeux climatiques et environnementaux
Au vu des crises climatique et environnementale actuelles et à venir, et de leurs impacts grandissant sur les populations les plus vulnérables, il est urgent que le secteur de l’aide poursuive ses efforts d’adaptation et d’atténuation, et fasse du changement climatique une priorité centrale et transversale des programmes d’APD en favorisant les solutions locales d’adaptation et de résilience. Tenant compte du fait que les populations les plus impactées sont les moins responsables des changements climatiques, n’est-il pas temps que les acteurs de l’aide s’allient avec tous ceux qui sont engagés sur ces sujets afin d’exiger une justice climatique et environnementale qui protège les plus vulnérables et participe à la transformation du modèle de développement à l’origine des dérèglements ?
Vers un nouveau paradigme de solidarité internationale ?
Au-delà des lourdes conséquences humanitaires, la fermeture de l’USAID a des répercussions majeures sur les capacités des agences à fournir une aide vitale dans le monde. Les programmes d’aide alimentaire, de santé, de protection des réfugiés et de soutien aux populations vulnérables sont particulièrement touchés. Les crises humanitaires existantes vont être exacerbées, avec un risque accru de famine, de maladies, de violences, de déplacements de population. Les camps de réfugiés et les zones de crise seront particulièrement touchés. La faim et le désespoir peuvent alimenter l’instabilité et les conflits, et générer un cercle vicieux de violence. Les programmes de développement à long terme, tels que les initiatives visant à renforcer la sécurité alimentaire et à améliorer les moyens de subsistance, sont compromis. Ce qui va entraver les efforts visant à réduire la pauvreté et à réduire les risques liés aux situations de fragilité. L’ensemble de ces éléments devrait, en toute logique, se traduire par une augmentation significative des urgences humanitaires dans les mois à venir.
La communauté humanitaire est confrontée à trois défis majeurs immédiats :
- Une diminution drastique et irréversible des ressources et des moyens ;
- Une augmentation significative, prévisible et rapide des besoins humanitaires d’urgence ;
- L’impérative nécessité de redéfinir le sens et le périmètre de sa mission.
Toutefois, ces enjeux ne concernent pas les seuls professionnels du secteur et l’attaque contre l’APD ne se limite pas à un débat budgétaire : elle interroge notre vision du monde et nos responsabilités collectives. Elle nécessite tout à la fois une communication renforcée de la part des acteurs de l’aide et une réflexion plus profonde pour améliorer certaines pratiques qui ne sont plus adaptées et se préparer à naviguer dans l’incertitude. Par ailleurs, il nous semble que l’APD ne peut être défendue efficacement que si elle est soutenue par les citoyens. Pour cela, il est essentiel que les professionnels de l’aide se reconnectent aux sociétés civiles de leur pays d’origine et des pays dans lesquels ils interviennent, que les acteurs humanitaires s’associent plus radicalement aux défenseurs des droits humains, aux mouvements de défense de l’environnement, etc. pour qu’ensemble ils se renforcent mutuellement et proposent des alternatives aux évolutions actuelles.
Les enjeux de solidarité sont, par nature, politiques. On l’a vu, un monde sans solidarité internationale ne permet pas à nos sociétés de se projeter dans un futur désirable. Il est essentiel de redonner une place aux principes d’humanité et à la solidarité dans les discours publics et les décisions stratégiques et politiques, y compris en les mettant en tension avec l’accaparement des richesses par quelques-uns et l’enrichissement croissant des plus fortunés.
Il nous semble ainsi nécessaire et urgent que les acteurs de l’aide se mobilisent collectivement afin d’élaborer un narratif qui valorise la solidarité et contrecarre le repli identitaire ou la recherche systématique d’un retour sur investissement financier. Il s’agit en parallèle d’inventer un modèle opérationnel qui permette de dépasser les obstacles systémiques rencontrés depuis des décennies pour réformer le secteur de l’aide. Plutôt que de subir la crise actuelle, il est temps de repenser la solidarité internationale en la rendant plus efficace, inclusive et adaptée aux défis du XXIe siècle.
Crédit Photo : CICR