De la morale de l’action ayant présidé à l’élan humanitaire à la délibération éthique permettant d’encadrer les cas de conscience auquel il donne lieu de plus en plus souvent, il est un pas à franchir. Pierre Le Coz nous suggère de suivre une démarche méthodique susceptible de jeter un pont entre l’une et l’autre. S’appuyant sur la philosophie, capitalisant sur des travaux déjà avancés en matière médicale, l’auteur se propose de sensibiliser les acteurs humanitaires à cette préoccupation montante – l’éthique. Aux humanitaires eux-mêmes de faire l’autre partie du chemin, en la ramenant à leur réalité et à leurs contraintes.
Jusqu’à une période récente, dans l’imaginaire commun, l’action humanitaire était étroitement associée à l’urgence. Dans la mesure où la réflexion éthique nécessite la prise de recul et le temps de la délibération, elle ne semblait pas immédiatement appropriée à l’action menée dans le chaos d’une guerre ou d’une catastrophe naturelle. Si ce mode opératoire perdure évidemment au gré des circonstances dramatiques, la démarche humanitaire s’inscrit néanmoins de plus en plus dans la durée et parfois même la chronicité. Elle nécessite, dès lors, de prendre le temps de se concerter pour objectiver les cas de conscience. D’autant que les changements qui se produisent à l’échelle mondiale affectent l’action humanitaire, laquelle se trouve de plus en plus souvent mise au défi de situations inédites[1]Jean-François Mattei et Virginie Troit, « La transition humanitaire », médecine/sciences, n° 32, 2016, p. 211-215.. D’un point de vue philosophique, il semble qu’à défaut d’une évolution rapide et significative du droit international, les organisations humanitaires devraient pouvoir s’accorder sur un « guide commun ». Pour faire face aux situations qu’elles rencontrent, elles devraient définir un ordre de priorité, dès lors qu’il s’avère impossible de concrétiser toutes les valeurs en même temps. Il leur faudrait s’entendre sur une méthode afin de structurer la délibération qui préside à l’action. Nous soumettons ici quelques concepts-clés de la littérature éthique à la libre appréciation des hommes et des femmes de terrain qui sauront mieux que nous les adapter aux nécessités de leur environnement.
Tentative de définition
Quittant le strict domaine de la déontologie, la démarche éthique apparaît comme une suspension de l’action, un moment de recul dédié à la réflexion. Néanmoins, la délibération n’est pas une fin en soi : elle doit déboucher sur des choix. Ainsi, il n’est pas rare que, pour apaiser des souffrances immédiates, les humanitaires soient contraints de passer outre le consentement des personnes en situation d’urgence. Dans d’autres cas, pour être « bienfaisantes » au présent, elles prennent le risque de générer des effets dommageables dans le futur. De même, il ne leur est pas toujours possible d’être à la hauteur de l’impératif de justice qui réclame l’aide universelle aux blessées : il leur faut parfois se résoudre – à l’instar d’autres services de secours – à procéder au douloureux triage des victimes. Parfois, les relations d’une organisation humanitaire avec les autorités politiques locales obligent à des choix impliquant une tension entre des valeurs qui ne peuvent pas être mises en œuvre simultanément : aider la population peut ainsi amener à taire les exactions du pouvoir en place pour éviter ses tentatives d’obstruction. De même, au nom du respect de l’égalité en dignité, les organisations humanitaires en viennent à prendre le risque de nuire à des innocents si la personne rétablie par leurs soins reprend son arme pour tuer ses adversaires.
En résumé, l’éthique est un questionnement auquel se livre notre pensée lorsqu’elle est confrontée à une situation morale où différentes décisions concurrentes s’affrontent, chacune avec leur légitimité. Dans ce cas de figure, la déontologie est toujours aussi nécessaire, mais elle n’est plus suffisante. Elle doit être relayée par la délibération éthique.
La formalisation de la démarche éthique
Pour ne pas être livrée à l’improvisation, il importe que la démarche éthique soit structurée au moyen d’outils conceptuels et méthodologiques. L’éthique humanitaire ne part pas de rien car la formalisation des dilemmes a déjà eu lieu dans d’autres contextes au cours des décennies écoulées. Historiquement, c’est dans le domaine de la médecine que sont apparues les premières tentatives de construire une méthodologie. Le développement de l’éthique a commencé aux États-Unis au cours des années 1970 à la suite de polémiques qui ont ému l’opinion publique. Ainsi, vingt ans après la promulgation du code de Nuremberg en 1946, le New England Journal of Medicine publiait un article relatant 22 expérimentations pratiquées aux États-Unis sur des personnes incapables (sujets âgés séniles, résidents d’institutions psychiatriques, nouveau-nés, etc.)[2]Henry K. Beecher, “Ethics and Clinical Research”, New England Journal of Medecine, n° 274, 1966, p. 1354-1360.. Un peu plus tard, le 26 juillet 1972, un scandale éclatait après la révélation dans le New York Times d’une étude de chercheurs américains sur la syphilis menée auprès de populations afro-américaines ayant été sciemment privées de pénicilline à des fins expérimentales. Il s’agissait pour les investigateurs d’observer les effets de la syphilis en disposant d’un groupe-témoin.
Ces personnes trompées sur la nature de leur maladie ont été sacrifiées comme des cobayes sur l’autel d’une finalité prétendument supérieure : les progrès de la connaissance[3]Gérard Tilles, « Pénicilline et syphilis : les sacrifiés de l’Alabama », La Recherche, n° 466, 2012, p. 108..
Les dernières décennies du XXe siècle ont vu s’accroître la contestation des abus du pouvoir médical et une ouverture à la société civile sous l’impulsion du militantisme associatif et des initiatives citoyennes qui ont donné lieu à des rencontres et à des conférences-débat avec le grand public. L’éthique s’est développée en France, après la crise du sang contaminé à la fin des années 1980 et s’est poursuivie jusqu’à ce jour, entraînant d’importants changements législatifs (dont le dernier en date prévoit le droit pour les patients en fin de vie à être endormis jusqu’au décès[4]Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.).
À l’échelle internationale, durant cette même période, on a pu observer la montée en puissance d’une culture de l’autonomie et un recul concomitant de la tradition du paternalisme[5]Jean-François Mattei, L’Humanitaire à l’épreuve de l’éthique, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014.. Parmi les publications qui portent témoignage de ce changement de culture, on retiendra l’ouvrage de deux philosophes américains, Tom Beauchamp et James Childress, Principles of Biomedical Ethics, qui dégage quatre principes éthiques visant à réduire les abus de pouvoir : autonomie, bienfaisance, non-malfaisance et justice[6]Tom L. Beauchamp et James F. Childress, Principles of Biomedical Ethics, Oxford University Press, 7e edition, 2013.. Ces piliers de l’éthique font écho à des attentes morales fondamentales qui sont propres à tout être humain. En dehors des besoins psychologiques et sanitaires, chaque personne s’attend à ce que l’on réponde à ses aspirations en termes de reconnaissance de son autonomie et de respect de sa dignité.
Il serait donc faux de croire que chacun a « ses » valeurs, comme si les valeurs n’avaient aucune portée universelle, comme si elles étaient subjectives et personnelles. En exprimant nos propres valeurs, nous découvrons qu’elles sont partagées par les autres. Il en existe des communes à tous les peuples, reconnues et débattues à l’échelle mondiale, et qui peuvent être formalisées à travers ces quatre principes : respect de l’autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, justice. En tant que piliers universels, ils offrent un cadre méthodologique qui permet d’avancer dans la résolution des dilemmes moraux.
Autonomie : faire participer les parties prenantes au processus décisionnel
L’autonomie désigne la possibilité de mettre ses actes en accord avec sa pensée. Elle comporte une dimension rationnelle d’autorégulation. Il ne s’agit pas, en effet, d’une liberté aveugle ou arbitraire, mais d’une orientation réfléchie et argumentée. Une décision est libre lorsqu’elle est débattue et étayée par des informations fiables et exhaustives. Il n’est de choix libre qu’éclairé. C’est pourquoi le principe d’autonomie suppose que les parties prenantes soient informées en toute connaissance de cause. Le respect de la liberté de choix se concrétise logiquement à travers une confiance réciproque. Il convient de s’assurer que l’information a été comprise en créant un dialogue interactif au cours duquel toutes les questions peuvent être posées, malgré les fréquentes difficultés de communication liées aux langues étrangères et à des croyances différentes.
Permettre à chacun d’être acteur de ses décisions et de choisir ses raisons de vivre, c’est lui donner la possibilité d’être maître de sa destinée. Respecter l’autonomie, c’est prendre au sérieux les capacités intellectuelles de son interlocuteur, qu’il soit individuel ou collectif. C’est le reconnaître apte à participer au processus décisionnel dont il devient un partenaire. Ajoutons que l’autonomie ne se réduit pas au consentement. Tandis que celui-ci consiste à accepter ou à refuser une proposition, l’autonomie comporte une dimension d’initiative personnelle. « Autonomie » veut dire « autodétermination » : c’est moi-même (autos : « moi ») qui suis à l’origine de la démarche qui sera retenue pour améliorer ma situation. En dernière instance, ce sera à moi de décider de l’opportunité d’une solution, parce que nul ne sait mieux que moi ce dont j’ai besoin. Le respect de l’autonomie implique la possibilité de refuser une aide.
Bienfaisance et non-malfaisance
La bienfaisance évoque la visée du bien-être et de l’amélioration de la qualité de vie. Elle se traduit par le souci fraternel d’éviter le maximum de souffrances pour le maximum de personnes. L’homme n’aspire pas uniquement au respect de son autonomie. Ce n’est pas seulement un être rationnel soucieux de faire valoir son indépendance et son mode de pensée. Il est aussi sujet à des épisodes de défaillance et de souffrance qui font naître en lui le besoin d’être aidé dans les situations de vulnérabilité. La bienfaisance est une sollicitude qui s’attache à prodiguer aide et soutien aux personnes qui ne peuvent pas se suffire à elles-mêmes.
Accomplir un bien en faveur d’autrui est une tâche périlleuse car il faut s’assurer que le bien tel que nous le concevons coïncide avec le bien tel que l’autre se le représente. Le risque est toujours de sombrer dans un paternalisme étouffant, au motif de faire son bien. Dans l’idéal, il faudrait que le destinataire de l’aide puisse dire quel est son bien mais, dans les faits, il n’est pas toujours possible de recueillir son opinion sur le sujet. Lorsqu’il n’est pas en mesure de l’exprimer (soit parce que c’est un enfant, soit parce que l’urgence nécessite de faire le bien sans avoir recueilli l’avis de l’intéressé), on ne peut que présumer de son bien au regard de sa souffrance.
La non-malfaisance est la version négative du principe de bienfaisance. C’est une valeur qui nous enjoint d’éviter toute nuisance à l’égard de l’individu mais aussi à l’encontre du groupe. Selon ce principe, il convient de ne pas empirer une situation au motif de l’améliorer ou de porter atteinte au groupe en voulant éviter de nuire à un individu. La non-malfaisance réclame d’éviter un dommage à autrui, de lui épargner des souffrances qui ne font pas sens pour lui. Il s’agit de l’aider sans le rabaisser, de l’assister sans l’humilier, de le secourir en évitant de l’abandonner par la suite.
La justice
Elle consiste à accorder une égale considération à chacun. Une vie vaut une vie. On doit aider toutes les personnes, quelles que soient les particularités (âge, sexe, etc.) ou les appartenances culturelles et religieuses. Synonyme d’impartialité, cette valeur interdit de privilégier les uns au détriment des autres au nom d’intérêts privés ou de préférences subjectives : « À chacun selon ses besoins ».
La justice exige des acteurs qu’ils tiennent compte d’un double impératif d’égalité et d’équité, deux valeurs que la restriction des ressources budgétaires peut placer dans une situation de tension. Lorsqu’il n’est pas possible d’être juste au sens de l’égalité, on s’en tient au sens second de la justice qui est l’équité. Par exemple, tout homme a droit à un égal accès aux conditions d’une vie décente, mais une répartition rationnelle et optimisée de ressources rares va induire des priorités en faveur de ceux qui ont une meilleure espérance de vie, dans l’intérêt du groupe. Lorsqu’on a peu de ressources, il devient crucial de savoir comment on va les utiliser. L’équité peut conduire à assumer des choix tragiques.
Identifier les émotions en présence
La deuxième étape de la méthodologie en éthique consiste à identifier les émotions à la faveur desquelles nous accédons à la valeur des principes de l’éthique. Il n’y a pas d’éthique sans émotions car ce sont elles qui nous donnent accès aux valeurs[7]Pierre Le Coz, Le Gouvernement des émotions, Albin Michel, 2014..
Ainsi, le respect nous rappelle l’importance que nous attachons à l’autonomie des personnes ; il nous fait apercevoir une grandeur en l’être humain qui nous met en demeure de nous effacer pour le laisser exister. Le respect se traduit concrètement par le désir d’écouter la personne qui nous inspire cette émotion, de partager avec elle un moment de dialogue, dans un climat de loyauté et d’authenticité. Même si nous sommes soumis à des contraintes de temps, du fait de l’émotion de respect que nous éprouvons pour elle, nous sentons que nous avons le devoir de lui consacrer un temps d’écoute et d’échange. Le respect nous incline à vouloir la faire participer à la décision qui engage son avenir.
La compassion est une participation affective aux tourments d’autrui qui doit être distinguée de la pitié larmoyante ou de la commisération. Elle n’est ni la transmission en chaîne de la souffrance ni la contagion affective, mais la réaction affective la plus naturelle à la perception d’une détresse. Rares, en effet, sont les personnes qui n’éprouvent pas de compassion en présence de la souffrance lisible sur le visage d’un de leurs semblables. L’expérience de la compassion déclenchée par la perception de la souffrance d’autrui incline à accomplir un bien en sa faveur, à mettre en œuvre tous les moyens possibles pour apaiser ses maux et lui redonner le goût de vivre. En ce sens, la vertu éthique de la compassion est de nous rendre sensible à la valeur du principe de bienfaisance et de nous communiquer le désir de le concrétiser.
Outre le respect et la compassion qui réactivent en nous l’importance que nous accordons aux principes d’autonomie et de bienfaisance, nous avons besoin de ressentir une émotion de crainte pour être sensible à la valeur du principe de non-malfaisance. Une décision se doit d’être empreinte d’une part d’appréhension pour éviter l’écueil de l’excès de confiance. La crainte n’est ni la peur ni l’épouvante qui paralysent l’action au lieu de la dynamiser. Tandis que la peur nous confronte à un danger immédiat, la crainte est orientée vers l’avenir : elle est tournée vers l’imagination de ce qui pourrait survenir, d’un aléa ou d’une tournure catastrophique des événements. L’émotion de crainte nous protège d’un optimisme béat qui nous pousserait à croire un peu hâtivement que « tout va bien se passer » et à rassurer à trop bon compte notre interlocuteur. L’insouciance est la principale source de nos erreurs. La crainte nous en prémunit.
Lorsque nous sommes le théâtre d’émotions qui nous poussent à prendre des décisions opposées, nous ressentons une angoisse diffuse. C’est là un système d’alarme qui nous signale que nous sommes en présence d’un problème pour lequel aucune solution satisfaisante n’a été trouvée et qu’il nous faut donc poursuivre la délibération. Dans certaines situations, les acteurs humanitaires ne savent pas quelle est la conduite la plus responsable, celle qui serait la plus ajustée au contexte. Comment se positionner vis-à-vis des populations concernées ? Nous sommes alertés sur un conflit entre nos valeurs et l’impossibilité de les mettre en œuvre simultanément. Il faut alors se mettre autour d’une table et nous concerter. Nous en arrivons ainsi à la troisième étape qui consiste à discuter pour identifier les valeurs en jeu et trouver la façon de les hiérarchiser.
Mettre en œuvre les règles de l’éthique de discussion
Le cas très actuel de l’accueil des migrants en Europe illustre le dilemme dont l’angoisse est le révélateur. D’un côté, le devoir de bienfaisance nous enjoint d’accomplir un bien pour des personnes en détresse qui fuient leur pays pour sauver leur vie et celles de leurs proches. De l’autre, l’impératif de justice réclame de répartir les ressources rares entre tous ceux qui en ont besoin. Nous sommes en présence d’un dilemme que l’action oblige à trancher en optant pour la moins mauvaise solution. Pour trouver cette solution par défaut, il faut organiser une délibération collégiale et s’ouvrir au point de vue des autres. La responsabilité réside dans une manière d’être au sein du groupe et se traduit à travers le respect des règles de l’éthique de discussion auxquelles chacun doit se soumettre pour parvenir à la solution la plus équilibrée. Le conflit de valeurs appelé « dilemme » ne peut pas être tranché de façon arbitraire ou dogmatique (« c’est comme ça et pas autrement ! ») car notre culture démocratique oblige chacun à entendre l’argument de l’autre, à faire l’effort de lui démontrer que notre argument nous semble meilleur que le sien.
Mais si nous voulons que nos échanges soient réellement fructueux, nous devons accepter de nous plier à des contraintes de correction émotionnelle. Le respect des règles prépare un terrain favorable au respect des personnes. La troisième étape énonce un certain nombre de règles d’où émergera la solution la plus équilibrée et la plus consensuelle à la question posée. Un président de séance doit être nommé car il n’y a pas de débat éthique possible sans organisation. Celui-ci rappellera au départ les règles à observer pour se donner toutes les chances de parvenir à la solution la plus équilibrée :
– Respecter l’équité du temps de parole. Chacun doit faire effort pour corriger tout penchant à monopoliser l’échange ou, inversement, à rester en retrait. Le président doit s’attacher à limiter les biais liés à cette disparité locutoire en encourageant la parole des uns et en contenant celle des autres.
– Traiter chacun à égalité en compétences. Tout participant doit pouvoir exprimer son point de vue, quels que soient son statut socio-économique, sa fonction hiérarchique, etc. Il n’y a pas de position a priori plus valable qu’une autre. La parole d’un membre ne vaut ni plus ni moins que celle d’un autre, chacun étant perçu par les autres comme porteur de moralité et de bonne volonté. L’éthique n’est pas considérée comme une expertise. La seule compétence requise est la capacité à argumenter sur un sujet moral.
– Témoigner de son respect de la parole de l’autre en s’abstenant de toute forme de déstabilisation (chantage, menace de « représailles », bavardage intempestif, ricanement, ironie, interruption de parole, etc.). Un point de vue ne peut être confirmé que s’il s’expose au risque d’être infirmé par une argumentation différente. L’obligation qui est faite à chacun d’accepter de subir la critique implique, symétriquement, que les objections soient formulées en usant de précautions oratoires et sans outrance.
– Argumenter rationnellement. On ne peut pas se réclamer de l’évidence ni s’en tenir à la première émotion ressentie. L’émotion est le point de départ de toute réflexion éthique, mais elle est parfois excessive et doit être pondérée par d’autres émotions. Chacun doit prendre le temps de formaliser et d’argumenter son opinion s’il veut qu’elle soit partageable par les autres. Cela implique de ne pas user de paralogisme tel qu’utiliser un exemple ou un témoignage personnel à titre de « preuve » ; de ne pas recourir à un argument d’autorité (« X ou Y a dit que », « il est écrit que »…) ; et enfin de ne pas donner trop rapidement raison à la position consensuelle. Le fait qu’elle rallie la majorité est un indice de légitimité d’une solution mais n’équivaut pas à une preuve. Le groupe n’a pas forcément toujours raison et c’est pourquoi il est acceptable que l’un des discutants se fasse l’« avocat du diable », le cas échéant, si du moins le consensus s’est imposé à ses yeux de façon prématurée.
– Être disposé à changer de point de vue. Chaque discutant doit faire preuve de suffisamment de souplesse d’esprit pour être prêt à rallier une position mieux argumentée ou documentée que la sienne. Il est de son devoir de modifier son point de vue si, après avoir eu accès à d’autres éclairages, il considère sa position initiale par trop unilatérale. Cette règle implique de ne pas se mettre en situation d’avoir à se déjuger en prenant une position
a priori trop tranchée.
Structurée par ces cinq règles de procédure, la délibération collective vise à mettre en évidence des éléments de convergence et à déboucher sur des recommandations globalement acceptées par la majorité. Il revient au président de séance de s’assurer que le groupe de réflexion a trouvé un juste équilibre entre les opinions exprimées. Il lui revient aussi de savoir mettre fin à la discussion et de décider, en optant pour la solution qu’il voit se dessiner.
Il se peut que l’on prenne la mauvaise orientation, l’avenir seul pourra en décider. Mais le risque d’erreur de décision ne doit pas servir de prétexte pour la retarder car une délibération qui dure plus qu’il ne faut n’est plus que l’alibi de « l’irrésolution » (Descartes). Il faut se résoudre à une certaine part d’arbitraire, étant entendu que, dans l’action, nous n’avons bien souvent le choix qu’entre un arbitraire absolu et un arbitraire relatif. L’essentiel est que la décision puisse se réclamer rétrospectivement d’une justification valable.
Une fois que la décision est prise, nul ne doit la remettre en question ou l’entraver car il est admis à la base qu’une décision doit être prise et respectée, quand bien même elle ne serait pas la meilleure à nos yeux. Elle ne préjuge pas de l’avenir car la décision qui résulte d’une délibération éthique n’est pas une décision de justice, elle ne fait pas jurisprudence. Chaque dilemme doit être analysé au cas par cas.
En conclusion, lorsque nous respectons le choix d’une personne ou d’une population, que nous nous soucions d’améliorer la qualité de sa vie tout en évitant de lui infliger un mal pour parvenir à un bien, notre conduite reflète notre attachement à des valeurs fondamentales : le respect de l’autonomie, la bienfaisance, la non-malfaisance, la justice. Cependant, dans la réalité concrète, il n’est pas toujours possible d’incarner ces valeurs simultanément. L’éthique est la réflexion suscitée par une tension entre nos valeurs[8]Hugo Slim, Humanitarian Ethics. A Guide to the Morality of Aid in War and Disaster, Hurst Publishers, 2014.. La délibération est le moment au cours duquel nous réfléchissons pour savoir comment nous allons les hiérarchiser. Pour l’organiser, elle doit suivre au moins trois étapes : rappeler les principes, identifier les émotions en présence et définir les règles de discussion pour dénouer les dilemmes.
Cette méthode doit garder une certaine souplesse. Les principes éthiques sont des idéaux qu’on ne peut que partiellement concrétiser car les contextes sont changeants, les personnes singulières et les histoires uniques. Ce ne sont pas des normes à appliquer mais plutôt des repères qui permettent d’orienter la réflexion et de mesurer le degré d’éloignement d’une pratique au regard de l’éthique. Cela revient à dire que les principes éthiques doivent être contextualisés en fonction des spécificités locales et mis en perspective avec les normes des sociétés : interdits moraux, textes normatifs en vigueur, références religieuses, etc. Ce ne sont pas les hommes qui sont au service des principes, mais ces derniers qui sont au service de l’homme.