Dans le prolongement des travaux de Jean-François Mattei et de Pierre Le Coz notamment, dont les deux précédents numéros de la revue se sont fait l’écho, Virginie Troit s’attache ici à frayer un chemin à l’éthique dans le champ humanitaire. L’auteure, déléguée générale du Fonds Croix-Rouge française, le fait en prenant en compte aussi bien le contexte des relations internationales que les exigences de la pratique humanitaire. Deux contraintes qui, bien souvent, empêchent les ONG de donner à l’éthique la place qui doit sans doute être la sienne.
L’éthique est consubstantielle à la finalité humanitaire. Pourtant, elle est peu mentionnée dans les réflexions sur l’aide internationale. Dans un secteur qui s’est structuré autour du droit international humanitaire (DIH) dès la création du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en 1864, nous nous interrogeons sur le fait qu’une démarche éthique n’émerge pas explicitement, contrairement à d’autres secteurs en proximité avec l’humain depuis la Seconde Guerre mondiale (médecine, recherche médicale, anthropologie, etc.). En œuvrant à « préserver des vies » jusqu’à « restaurer les capacités de choix[1]Rony Brauman, L’Action humanitaire, Flammarion, 2000. », sa mission peut-elle se passer d’une démarche éthique structurée, garde-fou des principes fondamentaux ? Certes, depuis quelques années, l’éthique semble gagner du terrain. Plusieurs publications récentes[2]Jean-François Mattei, L’Humanitaire à l’épreuve de l’éthique, Les Liens qui libèrent, 2014. Hugo Slim, Humanitarian Ethics : A Guide to the Morality of Aid in War and Disaster, Hurst … Continue reading et séminaires de réflexion sur le sujet en attestent. Cet engouement récent relève-t-il d’un effet ponctuel ou répond-il à un besoin plus profond qui émergerait dans une période plus favorable ? La dimension Nord-Sud de l’humanitaire, sa connexion à l’économie globale et la complexité de ses missions sont autant de facteurs générant contradictions, dilemmes et ambiguïtés. Des facteurs qui, paradoxalement, auraient fait obstacle à l’institutionnalisation de la démarche éthique dans les organisations, alors même que ces réflexions se posent quotidiennement au sein des ONG qui la réclament aujourd’hui ? Cet article vise à réinscrire l’éthique appliquée à l’humanitaire dans les rapports de force propres aux relations internationales. Il propose de catégoriser les problèmes dits « éthiques » au sein des ONG pour dessiner des solutions pratiques dans un dialogue élargi au sein duquel les pays les plus vulnérables aux crises doivent prendre davantage leur place.
Les questions humanitaires dites éthiques
Le questionnement éthique vécu par les ONG en contexte de crise se heurte à deux grands défis. Le premier tient dans les contradictions inhérentes à la mission humanitaire qui apparaissent dès que des activités cherchent à panser des blessures sans avoir pour mission d’en empêcher la cause, tentent de mettre de l’ordre là où il y a le chaos, effacent les frontières là où les rapports de force mènent la danse. Il nous semble que les paradoxes auxquels les humanitaires sont confrontés en permanence sont liés en grande partie à leur inscription sur la scène internationale et expliquent sans doute la difficulté à positionner le débat sur l’éthique au sein des ONG. Le second défi est la diversité des problèmes que rencontrent l’humanitaire et la confusion conséquente entre les dilemmes, se référant directement à l’éthique, les difficultés d’ordre plus managérial ou déontologique et les tabous persistants.
L’humanitaire, une intention en contradiction
Qu’il s’agisse de la démarche d’Henry Dunant, négociant avec les États et les hommes d’affaires pour développer le mandat de la Croix-Rouge, de la création de Médecins Sans Frontières dont l’embryon se forme lors du conflit biafrais – là où une multitude d’intérêts étatiques et transnationaux convergeaient –, ou encore de la crise syrienne qui puise ses origines dans la géopolitique du Moyen-Orient et conduit les communes de pays traditionnellement bailleurs à ouvrir des camps de réfugiés, on ne peut dissocier l’humanitaire de son inscription profonde dans les enjeux de l’échiquier international. Si l’action humanitaire est bien une tentative de remettre de l’humanité dans les contextes de crises, la dimension éthique de son déploiement international là où la raison d’État prévaut pose d’emblée question : « Le cœur de l’humanitaire, ce sont d’abord les contradictions qui constituent son essence, et le construisent comme un lieu d’injonctions paradoxales[3]Christiane Vollaire, Humanitaire, le cœur de la guerre, L’Insulaire, 2007.. » C’est cette dualité entre le principe d’humanité lié à l’idée de solidarité universelle et la réalité de la politique internationale qui réactive en quelque sorte les frontières. Cette situation n’a de cesse de se complexifier avec le retrait de l’État, l’émergence de nouvelles nations et la montée en puissance d’acteurs transnationaux de plus en plus difficiles à contrôler. L’action humanitaire, plus que jamais prise en étau entre les « risques d’instrumentalisation par les pouvoirs publics » et les « risques de contestation » au Sud[4]Christian Troubé, L’Humanitaire, un business comme les autres ?, Larousse, 2009, p. 121. vit une période de malaise[5]Tara R. Gingerich et Marc J. Cohen, « Turning the Humanitarian System on Its Head », Oxfam America, juillet 2015.. Cette impasse s’explique par le risque de voir les organisations du Nord devenir des sous-traitants des grands bailleurs, les partenariats plus ou moins assumés qu’elles nouent (avec des entreprises, des États ou autres groupes privés) pour assurer des volumes et une qualité d’intervention croissante, et enfin par une « érosion du contexte idéologique[6]Christian Troubé, L’Humanitaire…, op. cit., p. 120. » et donc de son attractivité symbolique. Du côté des pays du Sud, elle se traduit par une volonté des États de reprise en main des discours et des actions qui les concernent[7]Jean-François Mattei et Virginie Troit, « La transition humanitaire », Médecine/sciences, n° 32, 2016, p. 211-216., et une volonté des populations de mesurer les effets d’un véritable changement après des années et des milliards d’aide internationale dépensés (2 000 milliards USD des pays riches aux pays pauvres en cinquante ans[8]Dambisa Moyo, Dead Aid: Why Aid Is Not Working and How There Is Another Way for Africa, Penguin, 2010, p. 28. ). L’aventure humanitaire ne peut donc s’inscrire que dans une relation d’embarras envers l’éthique. Si elle lui est consubstantielle dans ses intentions, c’est sa mise en œuvre internationale avec ses attitudes, ses pratiques ou ses « coulisses » qui dérange. A priori, « tout sépare l’éthique de la théorie des relations internationales », rappelle le politiste Ariel Colonomos[9]Ariel Colonomos. « Éthique et théories des relations internationales », in Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Ryoa Chung (dir.), Éthique des relations internationales, Puf, 2013, p. 39.. Une barrière pour l’éthique humanitaire, née sur les champs de bataille ? Même le réalisme, pilier le plus « pessimiste » des relations internationales, n’exclut pas une démarche éthique en ce qu’il incite, non pas à l’agression, mais à une approche pragmatique de la responsabilité[10]Ibid. : il n’y aurait donc pas d’incompatibilité théorique. La théorie libérale, plus proche du cadre juridique dans le lequel s’inscrit le DIH, « contrat social » entre États pour protéger la vie et la dignité humaine[11]Vincent Bernard, « Il est temps de prendre la prévention au sérieux », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 96, Sélection française 2014/3 et 4. et squelette de l’éthique humanitaire selon Slim[12]Hugo Slim, Humanitarian Ethics…, op. cit., est également à l’épreuve. Encore faut-il se donner les moyens d’un regard critique sur la construction de ce droit international, son non-respect ou sur le fait qu’il devienne obsolète. Les contradictions humanitaires conduisent enfin aux ambiguïtés créées par la structure financière du secteur. Sa complexité se juxtapose aux difficultés opérationnelles et oblige l’humanitaire à s’adapter aux cultures très divergentes de ses différents financeurs qui sont souvent créatrices de tensions. Il s’agit des impératifs des normes et des chiffres côté bailleurs, de la rhétorique des émotions et de l’image côté donateurs, celle de la communication et du reporting côté entreprises. Des parties prenantes auxquelles il devient en conséquence plus risqué de s’opposer. Enfin, ces activités du don, longtemps cantonnées aux pays donateurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sont de moins en moins cloisonnées avec celles des bénéficiaires qui s’expriment plus directement à travers les nouveaux médias. Des contradictions à mieux comprendre et à partager pour mieux faire entrer l’éthique ?
Le dilemme opérationnel
Les dilemmes sont relevés dans tous les contextes opérationnels et qualifient « une situation concrète, un conflit éthique dans un cas donné[13]Michael Schloms, « Le dilemme inévitable de l’action humanitaire », Cultures & Conflits, 60/2005, p. 85-102, para. 15. ». Certes, les principes dunantistes, le DIH et les outils normatifs développés depuis les Conventions de Genève cadrent l’action et le comportement de l’agent humanitaire, mais peuvent-ils en résumer l’éthique ? Alex de Waal[14]Alex de Waal, “The Humanitarians’ tragedy: escapable and inescapable cruelties”, Disasters, vol. 34, avril 2010, p. 130-137. évoque la « cruauté » de devoir enfreindre presque systématiquement des principes si structurants de l’action humanitaire et pourtant si complexes à respecter dans les réalités de terrain face à des demandes contradictoires ou à des situations posant des cas de conscience. C’est pour trouver des réponses que la délibération éthique s’est imposée dans le secteur de la santé mondiale autour de l’épidémie de sida. Plusieurs défis se posent alors à l’humanitaire : s’adapter au temps de l’urgence ; hiérarchiser les « alertes » éthiques, intégrer les contraintes des ressources humaines en rotation (six semaines pour les expatriés de la Croix-Rouge française en Guinée sur les missions Ebola, trois mois pour les personnels MSF dans les camps de réfugiés au Soudan…), se positionner entre éthique de conviction et éthique de responsabilité.
Qui plus est, les circuits de communication restent plus vagues dans les ONGI que dans les entreprises transnationales. Pour partager ses dilemmes, le collaborateur peut être perdu entre sa hiérarchie sur le terrain, la gouvernance associative et la direction au siège. Selon Michael Schloms, un dilemme ne peut être résolu « de manière qui éradique tout conflit moral et toute ambivalence[15]Michael Schloms, « Le dilemme inévitable… », art. cit., p. 85-102, para. 32. ». Il existe néanmoins nombre d’organisations qui, se trouvant face à des missions particulièrement difficiles, vont choisir l’éthique comme guide avec, certes, une diversité des approches remettant en cause « la cohérence de l’action humanitaire[16]Idem. ». Mattei propose l’élaboration d’une charte dédiée à l’éthique humanitaire comme socle commun pour guider les démarches éthiques propres à chaque organisation. MSF utilise la notion de compromis pour rappeler qu’aucune décision ne peut être idéale, et pose le défi éthique pour les acteurs en termes de capacité à « négocier les compromis les plus équilibrés possible entre leurs intérêts et ceux des acteurs politiques avec lesquels ils sont inéluctablement appelés à composer[17]Fabrice Weissman, « L’éthique de l’action humanitaire », in Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Ryoa Chung (dir.), Éthique…, op. cit., p. 222 » et à s’assurer la liberté de prendre de telles décisions. C’est certainement sur cette cohérence que les organisations doivent se concerter.
Les tabous de la croissance
Lorsque l’éthique est abordée dans l’humanitaire, des études de cas sur la collecte, les partenariats et la communication sont spontanément citées. S’agit-il vraiment d’éthique ? Nous parlons plus volontiers de chocs de cultures et de choix de positionnement. Nous assistons en effet à un écartèlement entre logiques de croissance et logiques de solidarité qui, dans le cas de l’humanitaire, s’opposent en des extrêmes. L’éthique et le non-éthique deviennent une question de point de vue entre des personnels très engagés auprès des bénéficiaires sur le terrain et des collaborateurs sous tension au siège pour optimiser les retours sur investissement en marketing, « bien loin d’un idéal de non-profitabilité[18]Christian Troubé, L’Humanitaire…, op. cit, p. 120. ». Au sein des missions, l’échelle des programmes, la professionnalisation engagée depuis les années 1990 et les normes imposées par les bailleurs[19]Sylvie Ayimpam et Jacky Bouju, « Ethnocentrisme et partenariat : la violence symbolique de l’aide humanitaire », Les Papiers du Fonds, Fonds Croix-Rouge française, n° 1, décembre 2015. peuvent générer de nombreux questionnements. « Le couple professionnalisation/ONG ne va pas nécessairement de soi pour le profane, d’où la curieuse impression qui se dégage lors du premier contact avec le terrain. D’emblée s’impose une réalité moins marquée par le geste altruiste (celui qui nourrit les imaginaires) que par un énorme déploiement logistique et organisationnel[20]Pascal Dauvin, « Être un professionnel de l’humanitaire ou comment composer avec le cadre imposé », Revue Tiers Monde, no 180, janvier 2012, p. 825-840, et p. 826 pour cette citation.. » Ce décalage entre réalités professionnelles de terrain et imaginaire est paradoxalement entretenu par la communication des ONG qui se retrouvent piégées par des représentations qui fonctionnent mieux que d’autres. Queinnec parle d’une « logique d’entrepreneuriat institutionnel, assise sur une production de signification intense, relevant d’une stratégie de l’ambiguïté à l’usage externe[21]Erwan Queinnec, « La croissance des ONG humanitaires. Une innovation devenue institution », Revue française de gestion, 2007/8, n° 177, p. 83-94, para. 25. ». C’est en grande partie sur les représentations construites par elles que les donateurs privés et les volontaires participent à « l’aventure ». Ce piège du cercle vicieux des représentations est rarement évoqué. Le Coz[22]Pierre Le Coz, Le Gouvernement des émotions, Albin Michel, 2014, p. 79. interroge ce difficile mélange des émotions et du commercial au sujet du don d’organes au point de demander si l’on ne pourrait pas parler de « manipulation éthique ». Les États du Sud expriment une saturation des représentations fabriquées au Nord et qui leur collent à la peau ; quant aux bénéficiaires, longtemps icônes victimaires du marketing associatif de masse, ils commencent à diffuser eux-mêmes des images autrement plus positives depuis leurs smartphones, en s’appuyant sur les médias et les réseaux sociaux.
Alors, comment lever le voile sur la professionnalisation en attirant toujours autant les bénévoles, les volontaires et les dons ? Comment faire le tri entre questions éthiques et réflexions aux risques liés à la marque de l’organisation ? Des enjeux qui pèsent sur l’image des ONG au Nord mais aussi sur les perceptions d’indépendance et d’impartialité au sein des missions. Enfin, croissance et contexte de crises ne font pas bon ménage. Les ONG humanitaires sont ainsi particulièrement vulnérables aux risques de fraude, de corruption et d’infractions[23]Lire dans ce numéro l’article de Malika Aït-Mohamed Parent.. Nul doute qu’elles devraient adopter une posture critique et une approche pragmatique, mais les codes déontologiques sont-ils suffisamment développés et promus pour parer à ces risques et accompagner les questionnements ?
L’éthique en pratique
Répondre aux questionnements dits « éthiques » au sein des ONG humanitaires passe par cette phase de catégorisation des problèmes car nombreux sont ceux qui, nous l’avons vu, ne relèvent pas de l’éthique en tant que telle et trouveront des solutions dans différents types de mesures. Trois pistes se dessinent alors : renforcer l’élaboration et le respect de codes déontologiques, développer les collaborations entre démarches éthique, juridique et scientifique, et mettre en place une institutionnalisation de la concertation éthique au sein des organisations.
La systématisation de la déontologie
La déontologie[24]Définie comme l’« ensemble des règles et des devoirs qui régissent une profession, la conduite de ceux qui l’exercent, les rapports entre ceux-ci et leurs clients et le public » dans le … Continue reading conduit à l’élaboration de codes pour répondre à des situations bien identifiées. Dans le cas de l’humanitaire, il revient à chaque organisation de mieux comprendre les questions soulevées par ses différents métiers (médecine, recherche, communication, plaidoyer, etc.) en fonction de ses champs d’intervention, des contextes dans lesquels elle intervient et de les confronter aux codes déontologiques existants dans les secteurs similaires. Les ONG sont désormais capables de se libérer de leur « mythe fondateur[25]Boris Martin, L’Adieu à l’humanitaire ? Les ONG au défi de l’offensive néolibérale, Éditions Charles Léopold Mayer, novembre 2015. », et d’assumer pleinement une professionnalisation réussie qui les rapproche du secteur privé dans les moyens et certaines méthodes de travail, tout en conservant ce qui fait leur spécificité par rapport à ce dernier, à savoir leur engagement et leur désintéressement. Il est ainsi primordial d’insister sur la prévention des fraudes et de la corruption. Les ONG y sont particulièrement exposées dans les situations caractérisées par un affaiblissement ou une inexistence des services de l’État. En dehors des grands scandales, une attention particulière doit viser la corruption au quotidien qui affecte les ONG et, surtout, en dernier ressort, les plus vulnérables[26]Esther Duflo, La Politique de l’autonomie. Lutter contre la pauvreté, tome 2, Seuil, 2010.. L’introduction de mesures déontologiques devrait s’adresser en premier lieu aux fonctions les plus confrontées aux fraudes : la chaîne logistique étendue, les ressources humaines sur les opérations, la gestion des missions. Force est de constater que, « malheureusement, au-delà des déclarations d’intentions, des constats apitoyés ou exaspérés, et des condamnations moralisatrices, les mécanismes sociaux de la corruption restent peu analysés », souligne Olivier de Sardan[27]Cité dans Didier Fassin et Samuel Lézé, La Question morale. Une anthologie critique, Puf, Paris, 2013. On complétera avantageusement ces développements sur le thème de la corruption en se … Continue reading. Rappelons enfin que la norme humanitaire fondamentale de « qualité et de redevabilité » s’est imposée en 2015. Ce nouveau référentiel définit une série de neuf engagements que les organisations et les individus impliqués dans la réponse humanitaire peuvent prendre pour améliorer la qualité de l’assistance qu’ils fournissent, et faciliter une redevabilité accrue envers les populations. Structurés comme des indicateurs de performance, assortis de critères de qualité et évaluations, ces engagements posent néanmoins question à leur tour : outils de gestion ou codes déontologiques, clés pour une meilleure éthique ou nouvelle norme juridique contraignante ? La discussion est ouverte.
Le cercle vertueux éthique-droit-recherche
Quelle place alors pour la démarche éthique face à la déontologie et au labyrinthe des normes, lois et standards dont l’humanitaire foisonne ? Alors que la déontologie répond aux problèmes bien circonscrits de la profession, l’éthique vient la compléter sans y interférer, face à des situations nouvelles, à travers un processus de dialogue ou de concertation qui mène à une délibération. Ensuite, l’éthique permet d’enrichir le droit dès que des réponses ou comportements se répètent. La crainte d’une redondance entre démarche éthique (guidée par ses quatre principes), principes humanitaires et DIH – que certains pourraient opposer – n’est pas fondée puisque ces trois types d’approche (déontologique, juridique et éthique) ont besoin d’interagir pour s’adapter et évoluer. Une interaction que la recherche peut en partie assurer. Les publications les plus récentes prônent l’instauration d’un cercle vertueux entre droit et recherche afin qu’ils interagissent pour faire évoluer les comportements et prévenir les motifs des souffrances. Il en est de même avec l’éthique. Slim ne dit pas autre chose lorsque, étudiant l’ossature juridique de l’éthique humanitaire, il affirme que les réponses juridiques seules ne suffisent plus. La délibération éthique s’avère donc nécessaire[28]Hugo Slim, Humanitarian Ethics…, op. cit.. Ces derniers renvoient à la question de la responsabilité morale, décisive dans des contextes où de nombreuses vies sont en jeu : bombardements de civils, violences sexuelles en masse, insécurité dans les structures de santé. De nouvelles recherches se situent à la frontière entre droit, éthique et morale, comme l’analyse du « désengagement moral » lors d’actes violents[29]Naz K. Modirzadeh, « Période sombre pour le droit international applicable aux conflits armés : un appel à l’engagement », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 96, Sélection … Continue reading, ou de la place de l’empathie et le fait de la remplacer par des normes[30]Ibid.. Une autre piste serait de renforcer la recherche en sciences sociales sur l’humanitaire, de la relier de manière plus systématique aux résultats de la recherche-action, aux tendances dessinées par la prospective tout en continuant à interroger les dilemmes rencontrés au sein des programmes. Une collaboration plus étroite avec les universités des pays du Sud, les mouvements citoyens, les sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et les ONG locales devraient apporter également beaucoup.
La concertation éthique au sein des ONG : vers des solutions de l’individu au global
Institutionnaliser la concertation éthique au sein des ONG revient donc à instaurer un processus interne complémentaire à la déontologie, et sans prétendre offrir des réponses « toutes faites ». Mattei propose de transposer la démarche éthique médicale au secteur humanitaire[31]Jean-François Mattei, L’Humanitaire à l’épreuve…, op. cit. en la déconnectant de la pratique médicale au sens strict et en conservant l’essentiel : le rapport à l’homme en souffrance. Il semble cependant nécessaire de noter deux dissemblances majeures entre les deux secteurs. D’abord, sur le plan individuel, la relation n’est pas toujours d’ordre médical. Elle s’inscrit dans une temporalité limitée et liée à un état de crise (qui peut être latent, chronique ou d’urgence). Au cas individuel, qui peut s’avérer complexe, se rajoute la multidimensionnalité de la crise de laquelle ni la personne en besoin, ni l’acteur humanitaire ne peuvent s’extraire. Ensuite, sur le plan du dispositif, alors que le secteur médical national – en tout cas dans les pays suffisamment stables – est structuré, encadré par des lois et normes strictes et des responsabilités clairement établies, l’humanitaire est plus hétérogène. Il est composé d’organisations privées, très mouvantes dans un système où s’imbriquent des acteurs sur de nombreuses strates du local au global, sans une définition toujours claire des circuits de décisions et des responsabilités, ni les mêmes obligations et principes de précaution.
Sur le modèle d’autres secteurs, l’éthique appliquée à l’humanitaire peut donc décliner l’éthique médicale à son avantage. L’apport théorique des quatre principes d’autonomie, de bienfaisance, de non-malfaisance et de justice définis par Beauchamp et Childress, reste non seulement valable, jouant « un rôle de repère[32]Ibid. », mais se prête aussi particulièrement bien aux analyses d’une scène internationale où « nous ne sommes plus seuls au monde[33]Bertrand Badie, Nous ne sommes plus seuls au monde. Un autre regard sur l’« ordre international », La Découverte, 2016. ». Encore faut-il inscrire concrètement la démarche éthique dans les modes de gestion associatifs en revisitant ses circuits de décisions et ses modalités partenariales en tenant compte des jeux d’acteurs dans lesquels elle s’inscrit et de la répartition des responsabilités. Il s’agit alors pour les ONG d’apprendre, autour de ses dilemmes et avec le consentement des personnes concernées (quand cela est possible), d’organiser les discussions (ou concertations). Elles veilleront à respecter certaines règles[34]Voir Pierre Le Coz, « La délibération éthique au service de l’action humanitaire », Alternatives Humanitaires, n° 2, mai 2016, p. 94-109. et à annihiler les asymétries (de savoir, de niveau de vie), les autorités et les discours. Un récent rapport établit clairement le lien entre l’éthique et le futur de l’humanitaire, que ce soit dans les situations d’urgence ou les crises chroniques, en affirmant que la reformulation de l’humanitaire doit s’écarter des idéaux en faveur d’une « réponse plus honnête et éthique vis-à-vis des personnes dans le besoin[35]Christina Bennett, Matthew folley et Sara Pantuliano (dir.), Time to let go. Remaking humanitarian action for the modern era, Groupe de politique humanitaire, Overseas Development Institute, Londres, … Continue reading ».
Pour s’engager dans cette démarche éthique, deux « entrées » nous paraissent pertinentes. L’introduction de l’éthique dans la santé publique mondiale provoquée notamment par l’épidémie de sida[36]Ruth Macklin, Ethics in Global Health. Research, Policy and Practice, Oxford University Press, 2012. – et d’ailleurs en grande partie suscitée par des associations de malades – a permis de faire surgir les écueils des seules bonnes intentions et de pointer les dérives d’un système mondial inégalitaire dans la prise en charge des patients : en cela, il est un décalque utile des dilemmes de l’humanitaire. Très vite en effet, la global health dut emprunter aux médecines nationales les processus qui organisent la concertation et mènent à la délibération. La santé mondiale présente des perspectives transnationales similaires à l’humanitaire qui permettent de placer la personne affectée au centre, tout en se détachant de la seule relation soignant/victime. C’est là une prise de distance nécessaire pour élargir le spectre des débats éthiques et comprendre où se situent les enjeux véritables : sur le terrain, dans les coulisses des institutions internationales ou les conseils d’administration des grandes entreprises (voir le débat sur le prix des médicaments) ? L’autre entrée est représentée par le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Avec des actions encadrées en temps de guerre par le CICR et des actions tournées vers la santé, la précarité et le secourisme en temps de paix, le mouvement pourrait se positionner de manière innovante sur la manière d’introduire la concertation éthique au sein d’un réseau associatif transnational et d’en valider la portée universelle. Sensibiliser sur l’éthique, former les personnels, constituer des comités d’éthique, établir des responsabilités, capitaliser sur les cas débattus seraient autant d’opportunités de rebondir sur ces questionnements nouveaux pour faire évoluer l’organisation et la préparer à l’avenir. Allons-nous donc vers un nouvel humanitaire ? « Ce nouvel humanitarisme réunit deux approches qui visent à éviter les situations de dilemmes et d’ambiguïté : le pragmatisme et la politisation[37]Michael Schloms, « Le dilemme inévitable… », art. cit., p. 85-102, para. 8.. » L’éthique, centrée sur la personne vulnérable et en connexion avec le dispositif mondial de l’aide, se dessine en fil rouge pour guider les réflexions, réformes et mesures indispensables. Sans oublier d’interroger les dilemmes d’une perspective locale.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-142-8