De nombreuses crises liées aux migrations forcées se développent à travers le monde, « dans l’ombre des centres de gravité humanitaire que sont la crise syrienne et ses corollaires en Europe », pour reprendre la formule forte des deux auteurs, membres de Solidarités International. Suivant en parallèle les contextes du Nigeria et du Myanmar où l’ONG française est présente auprès de déplacés, naviguant entre critique et autocritique, Marie-Alice Torré et Thierry Benlahsen déroulent une réflexion qui va du terrain aux instances de décision.
Les conséquences des crises auxquelles les organisations internationales tentent de répondre à travers le monde ont presque toutes un dénominateur commun : les populations en mouvement. Chaque crise étant différente et sa résolution soumise aux agendas politiques et financiers, le positionnement des acteurs de l’aide, notamment ceux de taille moyenne souvent reconnus pour leur efficacité sur le terrain, est un travail complexe mais nécessaire. Les réponses matérielles et financières classiques aux mouvements de populations ne sont plus adaptées et nécessitent d’être repensées.
Un double changement : la réalité contemporaine du déplacement et le microcosme humanitaire
Le nombre de réfugiés et de déplacés à travers le monde n’a jamais été aussi important depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : 60 millions en 2014, plus de 65 millions en 2015. Malgré la professionnalisation, les changements en termes de réponses et de mandat des ONG sur les crises « classiques » ces dix dernières années, le monde humanitaire s’accorde sur l’inadéquation des réponses imaginées jusqu’alors et la nécessité d’adapter les pratiques. Nous avons fait le choix de rendre compte ici de la réalité de l’action et du contexte d’intervention d’une ONG comme Solidarités International (SI) sur deux crises malheureusement « classiques », afin de mieux comprendre ses contraintes et, parfois, son impossibilité d’apporter l’aide pourtant nécessaire.
Myanmar, Nigeria : historique et contexte
Tandis que depuis plusieurs mois l’attention se focalise sur la transition démocratique au Myanmar, la situation humanitaire du pays reste très fragile. Si depuis 1994 la plupart des 135 ethnies du pays – reconnues officiellement comme telles –, longtemps opposées à la politique centralisatrice du gouvernement, ont connu une période de cessez-le-feu, les tensions se sont accrues depuis la reprise du conflit en 2011, entre le groupe ethnique armé kachin (KIA) et l’armée du Myanmar, aboutissant au déplacement de 100 000 personnes. Alors que les perspectives d’un accord de paix s’éloignent (le KIA n’étant pas signataire du cessez-le-feu d’octobre 2015), les combats avec l’armée du Myanmar s’intensifient, entraînant de nouveaux déplacements de population.
Au Nigeria, la crise humanitaire dans le nord-est du pays s’inscrit également dans une longue histoire de rapports de force, cette fois-ci entre institutions séculaires et mouvements fondamentalistes, bien plus ancienne que la seule existence de Boko Haram, et remontant jusqu’au califat de Sokoto d’Usman dan Fodio au XIXe siècle. De manière plus contemporaine, il aura fallu attendre mi-2016 pour que l’étendue de la catastrophe humanitaire dans les États de Yobe, d’Adamawa et de Gombe, mais plus particulièrement encore dans les districts nouvellement sécurisés de Borno, soit exposée : 2,7 millions de déplacés internes ayant trouvé plus ou moins refuge dans des camps informels n’ayant bénéficié d’aucune assistance pendant dix-huit mois et connaissant des taux de malnutrition jamais vus depuis les années 1990. Dans l’ombre des centres de gravité humanitaire que sont la crise syrienne et ses corollaires en Europe, le Nigeria est silencieusement entré dans le top 3 des plus grosses crises de déplacés au monde, malgré les alertes d’organisations comme Action contre la Faim (ACF) ou Médecins Sans Frontières (MSF).
Si les besoins, tant au Myanmar qu’au Nigeria, sont immenses et l’urgence de la réponse humanitaire imminente, une contrainte s’impose de fait aux ONG : l’accès aux populations. Et celui-ci est malheureusement de plus en plus complexe.
Adapter les logiques d’intervention en travaillant avec des organisations locales libres de leurs mouvements
Dans l’État du Kachin, la problématique majeure réside dans la difficulté d’accès aux populations déplacées vivant dans les camps situés en zones contrôlées par le KIA. Sur ces territoires, et en dépit du droit international humanitaire, le gouvernement du Myanmar impose des restrictions de déplacement et d’acheminement de l’assistance humanitaire aux organisations internationales ayant pour conséquence un accès humanitaire inégal et insuffisant aux populations. Pour tenter de pallier cette contrainte, les ONG doivent adapter leur logique d’intervention, en travaillant via des organisations locales libres de leur mouvement au Kachin ou en transformant leur programme d’assistance matérielle en appui financier. Les limites de ces approches sont nombreuses : manque de capacité et de compétence des organisations locales, neutralité, indépendance et transparence de l’acheminement de l’aide humanitaire. À cette entrave politique à l’accès s’ajoute l’insécurité des déplacements liée aux mines antipersonnel, massivement utilisées ces dernières années tant par les armées gouvernementales que rebelles. Si cette dissémination d’armes mortelles obère les déplacements humanitaires, elle rend également incertaine la possibilité d’un retour des déplacés.
Au Nigeria, au défi de négociations de l’accès auprès des autorités militaires s’ajoute l’insécurité créée par Boko Haram. Cette « guerre » et son impact dans l’État de Borno ont amené jusqu’à mi-2016 la plupart des grandes organisations à concentrer leur réponse sur la ville de Maiduguri. Le recours à des partenaires locaux demeure une réelle problématique au Nigeria, tant les soupçons de corruption pèsent sur la société civile locale, peu formée aux principes humanitaires. Dans le même temps, la défiance de certaines agences des Nations unies envers les ONG internationales n’est un secret pour personne. De nombreux bailleurs et des agences onusiennes se plaignaient de l’incapacité de leurs partenaires non gouvernementaux internationaux à récupérer de l’information sur les besoins dans les districts les plus isolés. Il est néanmoins étonnant de s’apercevoir qu’il aura fallu attendre mi-2016 et le déploiement d’ONG sur le terrain pour que des chiffres alarmants remontent. Depuis près de dix-huit mois, les Nations unies – libérées des contraintes de convois non armés – auraient pourtant été en mesure de négocier l’envoi d’équipes de diagnostic, à défaut d’y héliporter Tobi Lanzer, Sous-Secrétaire général des Nations unies et Coordinateur humanitaire régional pour le Sahel… Aujourd’hui, à l’inverse, dans les districts retombés sous contrôle gouvernemental, on assiste à une ruée sur les zones considérées comme non couvertes, faisant parfois fi du pragmatisme sécuritaire qui avait caractérisé la présence des mêmes acteurs. Pour un acteur entrant comme SI, il est alors difficile d’isoler ce qui répond à une vraie analyse de l’accès des mouvements de positionnement non réfléchis. Sur le terrain, la problématique principale rencontrée par SI ne réside plus tant dans les caractéristiques contextuelles de ses pays d’intervention, que dans l’évolution du système humanitaire lui-même.
Jouer de sa reconnaissance d’acteur de terrain pour influer sur les agendas politiques
Dans l’État du Kachin, où le gouvernement birman exerce en partie sa souveraineté en contrôlant voire en obstruant le travail des ONG, SI recherche le meilleur impact pour ses réponses. Pour cela, elle pondère ses interventions, entre action directe de secours auprès des populations et action de plaidoyer auprès des agences des Nations unies, des bailleurs de fonds et des diplomates. En ce sens, SI plaide pour le respect du droit international en matière d’accès aux populations et la recherche de solutions politiques durables. Même si sa capacité d’influence n’est pas toujours suffisante, l’organisation joue de sa reconnaissance d’acteur de terrain pour tenter d’influencer les agendas politiques.
La crise du nord-est nigérian, bien éloignée des enjeux économiques de Lagos, semble quant à elle relativement épargnée par les contingences politiques internationales, et souffre au contraire d’un désintérêt qui tarde manifestement à s’inverser, au vu du faible nombre d’acteurs humanitaires d’urgence réellement actifs sur la zone.
Inventer de nouveaux modèles de partenariats plus fluides entre acteurs internationaux
Trois mois après l’arrivée de ses premières équipes sur Maiduguri, une question taraude le siège de SI : comment, en 2016, une ONG internationale ayant plus de trente-cinq ans d’expérience arrive-t-elle avec autant de retard, alors que les organisations présentes dénoncent le manque d’acteurs ? La question reste en suspens en interne, et doit interroger notre capacité à nous projeter en dehors des « autoroutes » de l’aide. Plus globalement, les instances de coordination de l’Inter-Agency Standing Committee (IASC) envoyant sur ce type de crise des signaux faibles, on pourrait également s’interroger sur la nécessité d’une plate-forme de communication inter-ONG plus fluide et opérationnelle que celles déjà existantes, à l’instar du START[1]Anciennement le CBHA (Consortium des agences humanitaires britanniques), le START network est un réseau d’une vingtaine d’organisations visant notamment à optimiser les délais de déploiement … Continue reading britannique. Quand bien même une ONG comme SI était présente dès le début d’une crise, sa dépendance quasi exclusive à des fonds institutionnels l’amènerait à répondre seulement en urgence. Là encore, alors qu’une poignée de grandes organisations, concentrant les fonds propres non dédiés, admettent en privé peiner à dépenser leurs budgets, des modèles de partenariats plus fluides entre acteurs internationaux mériteraient d’être réfléchis. Dans l’État du Kachin au Myanmar, les équipes de SI – grâce au développement d’outils d’analyse multisectorielle – répondent en urgence aux besoins des populations. Alors que la pertinence de ces interventions est prouvée, leur pérennité reste assujettie à l’obtention annuelle de fonds institutionnels qui, dans un contexte de crise prolongée peu médiatisée, s’avère de plus en plus illusoire.
Faire valoir sa différence et cultiver un retour aux fondamentaux de l’humanitaire
Si pendant longtemps le grief majeur qu’un acteur comme SI pouvait adresser au « système humanitaire » était la charge de plus en plus importante de la redevabilité auprès des bailleurs dans le travail humanitaire, force est de constater que ces exigences ne vont plus en s’accroissant. Désormais, c’est le poids des normes et des méthodologies d’intervention qui vient grever la réactivité des actions. Suite à une première phase (nécessaire) de transparence financière accrue, une phase également nécessaire de normalisation des interventions humanitaires est en cours. Mais tout est question de mesure… Si les acteurs humanitaires doivent être capables de travailler plus efficacement ensemble via des méthodes et des approches communes, l’appropriation de celles-ci demande la mobilisation de ressources importantes pour un résultat parfois mitigé, mais surtout tend à brider une créativité indispensable pour répondre aux défis d’une situation humanitaire mondiale inédite.
Pour s’adapter à ces défis, SI doit faire valoir certaines différences et cultiver un retour aux fondamentaux de l’humanitaire tout en intégrant ses derniers codes et pratiques. Ainsi, la proximité auprès des populations est pour SI la condition fondamentale du respect des principes humanitaires. Cette proximité est loin d’en exclure une avec la société civile, mais les actions en partenariat sont uniquement envisagées en sortie de crise pour des reprises d’activités, en renforcement de capacités de réponse d’urgence et très rarement pour résoudre ponctuellement des problématiques d’accès. Ce positionnement d’acteur de première ligne doit pouvoir s’accompagner de la capacité de monter en puissance tout en préservant l’authenticité de l’action et en fournissant des informations de première main aux décideurs.
De cette façon, le rôle d’ONG comme SI est fondamental pour maintenir l’humain, sinon au cœur, au moins au plus près de la définition des stratégies de réponses humanitaires globales. Une part de plus en plus importante du financement humanitaire transite par l’ONU pour répondre aux soucis de facilité de gestion et l’efficience de ces fonds qui tendent à fondre face aux coûts de fonctionnement des Nations unies, sans parler de leur dépendance aux enjeux politiques internationaux. Afin de pallier cette dérive, la participation à des consortiums ou à des initiatives comme le Start Network, apparaît comme une solution pour proposer des interventions pertinentes aux bailleurs institutionnels, tout en proposant une montée en puissance conséquente des interventions.
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