De l’humanitaire comme outil de dissuasion en Grèce

Arjun Claire
Arjun ClaireConseiller humanitaire pour la Croix-Rouge britannique il y a peu, il a apporté son concours à la réponse de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) en Grèce. Arjun travaille dans l’action humanitaire depuis plus de sept ans, en occupant des postes en matière de communication, de plaidoyer et d’affaires humanitaires pour plusieurs organisations dont Médecins Sans Frontières. Il est également titulaire d’un master en études avancées d’action humanitaire du Centre pour l’éducation et la recherche en action humanitaire (CERAH). Les points de vue exprimés dans cet article n’engagent que son auteur.

L’aide humanitaire a souvent été instrumentalisée par les États. Mais plus récemment, elle aurait été utilisée comme un outil de gestion de la « crise des réfugiés » dans les États membres aux frontières de l’Europe. En prenant la Grèce comme référence, l’auteur considère en effet que l’aide humanitaire peut non seulement être un instrument pour traiter des conséquences des politiques restrictives de l’Europe en matière de migration, mais peut aussi constituer un élément d’une stratégie plus large visant à décourager de nouvelles arrivées vers les côtes européennes. Il affirme que la situation d’urgence en Grèce est une construction qui légitimise la présence d’acteurs humanitaires et, par extension, avalise l’existence de conditions de vie indécentes. Leur désengagement étant difficilement envisageable, Arjun Claire propose que les acteurs humanitaires atténuent les conséquences de leur implication en opposant une résistance active envers l’affirmation d’une urgence discursive.

Face à l’arrivée sans précédent de migrants[1]J’utilise le terme de « migrants » pour inclure toutes les catégories de personnes y compris les réfugiés, les demandeurs d’asile, les apatrides, les migrants économiques. Je … Continue reading en Grèce en 2015, l’Union européenne (UE) a conclu un accord avec la Turquie pour l’accueil de ceux considérés en situation irrégulière. En contrepartie, la Turquie bénéficie d’une série d’incitations[2]Voir la déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016, www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2016/03/18-eu-turkey-statement/ Les incitations comprennent 3 milliards d’euros pour financer … Continue reading. Par ailleurs, suite à la fermeture des frontières par plusieurs pays des Balkans, plus de 50 000 migrants se sont retrouvés bloqués en Grèce, dans l’impossibilité de poursuivre leur voyage en Europe. Des scènes de chaos s’ensuivirent. L’UE, en guise de réponse, a déployé une assistance humanitaire à grande échelle en Grèce pour répondre aux besoins des migrants bloqués dans le pays[3]En vertu de la mesure de soutien d’urgence, la Commission a alloué 198 millions d’euros pour répondre à la situation des réfugiés en Grèce, dont 186 millions ont été affectés aux agences … Continue reading. Plusieurs agences nationales et internationales d’aide humanitaire répondaient déjà aux besoins des migrants avant que les frontières balka­niques ne se referment. Mais la nouvelle tranche des financements de l’UE à plusieurs agences internationales a conduit à ce que certains ont qualifié de « professionnalisation de la réponse humanitaire » en Grèce[4]Dimitris Skleparis and Ioannis Armakolas, Skleparis, “The refugee crisis and the role of NGOs, civil society, and media in Greece”, in Phillips D. L. (dir.), Balkan Human Corridor: Essays on … Continue reading. Cela a aussi réactivé de manière assez discutable l’imaginaire de l’urgence[5]Craig Calhoun se réfère à l’imaginaire de l’urgence comme un moyen par lequel le monde social est en même temps saisi et construit. À sa base se trouve le présupposé que les urgences sont … Continue reading. Des images de migrants bloqués le long de la frontière, les mesures désespérées de l’UE pour arrêter la vague de migrants et la présence d’acteurs humanitaires distribuant des produits de première nécessité, tout cela a contribué à renforcer l’idée d’une situation d’urgence aux portes de l’Europe.

Je considère ici que la conception de l’urgence[6]L’urgence est ici comprise comme un événement brutal, imprévisible, anormal qui entraîne une souffrance immense et dépasse les capacités existantes. en Grèce a émergé en tant que pratique discursive[7]« Un discours peut être compris comme une série de catégories et de concepts contenant des présupposés, oppositions, dispositions et potentialités spécifiques » in John S. Dryzek et … Continue reading. Je situe la naissance de ce phénomène dans le renforcement progressif de la sécurité face à la migration en Europe au cours des deux dernières décennies. Ainsi encadrée, la migration « irrégulière » est devenue un terrain fertile pour les experts en sécurité, visant à prévenir les menaces découlant de tels mouvements. En 2015, alors qu’un nombre important de migrants arrivait en Europe, le déploiement d’une bureaucratie de l’urgence est passé, sans opposition, comme un moyen de faire face à cette menace sans précédent. Des mesures de sécurité exceptionnelles, des pratiques du droit d’asile contrevenant aux garanties de protection fondamentales et, enfin, l’assistance humanitaire étaient intégrées comme des éléments essentiels à cette bureaucratie.

Cet imaginaire de l’urgence, je le soutiens, a été maintenu en résistant aux tentatives de dissiper cette même urgence : un seuil d’urgence ou un certain niveau de souffrance est autorisé à exister tout en restant sous contrôle. Les centres d’accueil en Grèce en sont arrivés ainsi à symboliser cette « suspension catastrophique », laissant les gens dans une situation précaire. Cela sert éventuellement les intérêts plus larges de dissuasion de l’UE. Les acteurs humanitaires sont ainsi impliqués sans le vouloir dans les politiques de migration.

Sécurisation de la migration

La migration était favorablement perçue en Europe jusqu’aux années 1980[8]Après la Seconde Guerre mondiale, le manque de main-d’œuvre a conduit plusieurs États d’Europe de l’Ouest à accueillir des travailleurs étrangers. Les demandeurs d’asile bénéficièrent … Continue reading. Puis elle s’est alors rapidement accrue, doublant pratiquement vers la fin du siècle pour atteindre 110 millions de personnes[9]Gary Troeller, “Asylum trends in industrialized countries and their impact on protracted refugee situations”, in Gil Loescher, James Milner, Edward Newman and Gary Troeller (dir.), Protracted … Continue reading. Ceci, couplé avec l’expansion géographique de l’Union européenne, a eu pour conséquence une demande comparativement moindre de main-d’œuvre immigrée dans les pays prospères de l’Europe de l’Ouest. Même l’impact de la migration sur le développement était désormais considéré comme exagéré : elle créait, selon certains théoriciens, une inégalité croissante entre les pays d’origine et les pays d’accueil. Elle privait les nations les plus pauvres d’une main-d’œuvre de valeur, précipitant l’émigration[10]Hein de Haas, “Migration and Development: A theoretical perspective”, International Migration Review, mars 2010, vol. 44 (1), p. 227-264..

En outre, raisonnaient-ils, les migrants retournaient rarement dans leur pays tandis que les envois d’argent étaient surtout destinés à des biens improductifs comme le logement[11]Ce point de vue a été depuis nuancé, suggérant que la migration offre bien des avantages en termes de développement, dans la mesure où les conditions adéquates sur un plan social, politique et … Continue reading. Et tandis que la guerre froide touchait à sa fin, même les exilés politiques des pays communistes furent dépouillés de leur statut privilégié. Pendant ce temps, le nombre de réfugiés et d’exilés politiques avait considérablement augmenté et ceux-ci arrivaient désormais du monde entier. Ces circonstances s’avéraient propices pour ceux voulant qualifier la migration de menace sécuritaire.

À ce stade, deux tendances ont émergé : associer l’asile à la migration et créer un lien entre migration et sécurité. Celles-ci seraient éventuellement utilisées comme des justifications pour limiter la protection internationale. Tandis que les politiques migratoires de l’UE devenaient plus restrictives, il était généralement admis que les migrants avaient de plus en plus recours à la demande d’asile comme moyen légal d’entrée en Europe[12]Jef Huysmans, “The European Union and the Securitization of Migration”, Journal of Common Market Studies, vol. 38, n° 5, p. 751-777.. Ceci a poussé l’UE à harmoniser les politiques migratoires des États membres, entraînant un rôle accru des institutions de l’UE en matière d’élaboration des politiques d’asile et d’immigration, autorisé en vertu du traité d’Amsterdam de 1997[13]Gary Troeller, “Asylum trends in industrialized countries…” art. cit., p. 43-46.. En même temps, la migration était de plus en plus qualifiée comme une menace pour la sécurité intérieure. Huysmans avance l’idée que ce n’est pas nécessairement une menace réelle de l’immigration qui a entraîné ces mesures de sécurité. Il affirme plutôt que, tandis que les contrôles aux frontières intérieures étaient progressivement abolis, on estimait que pour permettre le bon fonctionnement du marché interne, celui-ci devait être fortement sécurisé face aux flux transnationaux de biens, de personnes, d’argent et de services. Les frontières extérieures nécessitaient ainsi un renforcement. Pour cela, plusieurs institutions comprenant la police, les douanes et les agences de contrôle des frontières furent mobilisées, englobant ainsi le droit d’asile et l’immigration dans un discours sécuritaire.

Didier Bigo a mis en lumière le processus de sécurisation. Il affirme que la sécurisation intervient lorsqu’une situation est présentée comme une menace par les professionnels de gestion de la menace. Son niveau de mise en œuvre dépend du degré de consensus que les différents agents (militaires, police, services de renseignement) sont capables d’atteindre concernant la qualification de la menace. La migration représente ainsi le consensus, ou le mot-clé incorporant une gamme de menaces diffuses « qui sont immédiatement hétérogènes, tout en étant désignées par le même terme[14]Didier Bigo, “Security and Immigration: Toward a Critique of Governmentality of Unease”, Alternatives, Special Issue, vol. 27, 2002, p. 78, … Continue reading ». Selon certains universitaires, la sécurisation de la migration permettrait la mise en œuvre de mesures d’urgence afin de contrer les menaces qui lui sont associées. Toutefois, d’autres suggèrent que le caractère exceptionnel des mesures de sécurité dépendrait de la teneur de la menace. D’une part, des menaces persistantes conduiraient à une institutionnalisation progressive de la gestion de la menace, qui serait alors encadrée par des processus légaux et démocratiques. D’autre part, les menaces épisodiques pourraient en revanche provoquer des mesures d’urgence allant au-delà des procédures opérationnelles normales[15]Scott Watson, “The ’human’ as referent object? Humanitarianism as securitization”, Security Dialogue, vol. 42 (1), 2011, p. 3-20..

Ainsi, le contrôle de la migration dans l’UE, qui représente une menace pérenne, a été progressivement institutionnalisé sous la forme de bureaucraties renforcées qui régulent les mouvements de nationaux de pays tiers. En bref, l’amalgame du droit d’asile et de la migration puis la sécurisation renforcée ont conduit à considérer la migration comme une menace entraînant une institutionnalisation de son contrôle.

Considérant la catégorisation par Watson des mesures de sécurité comme un va-et-vient entre institutionnalisation et exception, l’arrivée massive et sans précédent de migrants en Europe en 2015 s’est rapprochée de l’exception. Les structures bureaucratiques supposées faire face à l’exception n’étant pas encore en place, l’UE et les États membres concernés ont pris une série de mesures exceptionnelles telles que la négociation de l’accord avec la Turquie, la mise en place de contrôles aux frontières internes, l’établissement de points de recensement des arrivants (« hotspots ») et l’introduction du schéma de relocalisation. Parallèlement, la Grèce a déployé l’armée pour construire des camps et distribuer de la nourriture lorsqu’il est apparu clairement que des dizaines de milliers de personnes seraient bloquées dans le pays en raison de la fermeture des frontières du nord. De telles mesures exceptionnelles, explique Watson, sont exposées à la contestation de différents acteurs y compris l’opposition politique, les médias ainsi que la société civile et doivent de ce fait être légitimées[16]Scott Watson, The Securitization of Humanitarian Migration: Digging moats and sinking boats, Routledge, Abingdon et New York, 2009, p. 23.. La légitimation se produit par des discours mis en scène pour convaincre l’audience cible. Tandis que les États membres de l’UE cherchaient à réduire les flux de migrants[17]Ian Traynor, “Europe braces for major ’humanitarian crisis’ in Greece after row over refugees”, The Guardian, 25 février 2016., le discours de la Grèce mettait en exergue une crise émergente dans le pays afin de s’assurer qu’il ne serait pas laissé seul pour s’occuper des migrants qui y seraient bloqués[18]Helena Smith, “Up to 70 000 migrants ’may soon be stranded in Greece’”, The Guardian, 28 février 2016.. Le Premier ministre grec, par exemple, a dit que la situation des réfugiés représentait un problème qui dépassait les pouvoirs du pays[19]Helena Smith, “Greece’s refugee crisis: PM says country is overwhelmed”, The Guardian, 1er mars 2016.. À cet égard, appeler à une aide d’urgence constituait en soi un signifiant d’exceptionnalité.

Lever l’urgence

Le philosophe Adi Ophir définit ce phénomène comme une « catastrophisation », un processus, affirme-t-il, qui se déploie à deux niveaux interdépendants. L’un est constitué par la réalité objective d’une catastrophe[20]Adi Ophir décrit les catastrophes comme des désastres à grande échelle – des mégadésastres – qui affectent un grand nombre de personnes ou des populations entières et laissent leur … Continue reading ou d’un événement, comme de multiples décès ou une détérioration significative des conditions de vie. Le second est celui de la formation discursive d’une catastrophe, qui lui donne son sens. Par exemple, en classant la catastrophe comme un accident ou un échec systémique définissant le sujet concerné, élaborant les conséquences et les mesures associées en réponse[21]Adi Ophir, “The Politics of Catastrophization: Emergency and Exception”, in Didier Fassin et Mariella Pandolfi (dir.), Contemporary States of Emergency: The Politics of Military and Humanitarian … Continue reading. Ainsi, si un événement catastrophique se produit, et à moins qu’il ne soit présenté comme tel, il peut très bien passer inaperçu. De façon similaire, la manière dont il est expliqué peut dissimuler ses vraies causes. La catastrophisation discursive joue un rôle également crucial puisqu’elle donne du sens à une série d’événements successifs qui peuvent, ou non, mener à une catastrophe plus large. C’est le cas, par exemple, des sécheresses. Ici, la catastrophisation discursive tente de mobiliser une action préventive mais définit aussi le seuil de l’urgence et le stade auquel une situation prolongée peut être qualifiée de catastrophe. De tels seuils, selon Ophir, sont également utilisés comme moyens de gouvernance : les conditions qui mènent à une catastrophe étant autorisées à prévaloir, mais gardées sous contrôle, afin que la catastrophe ne puisse jamais se produire[22]Ibid., p. 66-67.. Il se réfère à ce phénomène comme étant une « suspension catastrophique[23]Ibid., p. 67. ». Ophir mentionne le système des barrages routiers en Palestine comme un excellent exemple, puisqu’ils sont utilisés pour réguler les conditions de catastrophe, maintenant un équilibre ténu entre la normalité et l’urgence[24]Ibid., p. 81..

En Grèce, l’équilibre entre la normalité et l’urgence est calibré par les conditions d’accueil, soit dans les « hotspots », soit dans les camps formels ou informels où plus de 50 000 migrants ont été parqués après la fermeture de la route des Balkans et la mise en œuvre de l’accord UE-Turquie, en mars 2016. Le discours sur l’urgence et l’installation forcée des migrants dans des camps sont parvenus à convertir une question complexe – qui trouve ses origines dans de multiples facteurs, y compris les divisions internes de l’UE sur la migration – en une crise humanitaire. Ainsi définie, la réponse devait forcément pencher vers l’humanitaire, qui tend à être minimaliste en dépit d’une expansion de son impact au cours des deux dernières décennies. Les acteurs humanitaires furent ainsi appelés à soutenir la gestion des sites d’accueil où ils fournissent maintenant des services aussi variés que les soins de santé, l’approvisionnement en eau, l’assainissement, la protection et l’aide juridique[25]European Commission Humanitarian Aid and Civil Protection, “Greece: Response to the Refugee Crisis”, ECHO Fact Sheet, décembre 2016.. La présence des acteurs humanitaires souligne deux tendances contradictoires : d’un côté, cela renforce l’impression de l’urgence et de l’autre, cela contribue à la suspendre. S’insérant eux-mêmes dans ce délicat environnement – entre les fabricants de l’urgence et l’urgence elle-même –, les acteurs humanitaires ont essayé de pousser plus loin les frontières vers la normalité, en plaidant pour l’amélioration des conditions de vie des migrants. Les camps, soutenaient-ils, constituaient une réponse immédiate à la fermeture des frontières. Mais face au prolongement de la situation, les acteurs humanitaires ont plaidé en faveur de solutions de logement plus dignes. En bref, une tension permanente persiste entre ceux qui ont mis en œuvre l’urgence – et qui s’efforcent de maintenir cet équilibre fragile – et ceux ayant suspendu l’urgence – qui s’efforcent de faire pencher la balance vers une solution normalisée.

Les tentatives pour protéger les camps contre les rigueurs de l’hiver ont mis ces tensions au premier plan. Des discussions entre les autorités grecques, la direction générale Protection civile et opérations d’aide humanitaire européennes de la Commission européenne (ECHO) et les organisations humanitaires, concernant les préparatifs pour l’hiver se déroulaient depuis septembre 2016. Mais les conditions de vie dans de nombreux sites d’accueil, particulièrement sur les îles, sont demeurées en dessous des minima jusqu’en janvier 2017, lorsque des vagues de froid balayèrent la Grèce, causant des souffrances généralisées parmi les migrants[26]Liz Alderman, “Wintry Blast in Greece Imperils Refugees in Crowded Camps”, The New York Times, 11 janvier 2017..

Les acteurs humanitaires soulignent la responsabilité de l’État d’assurer des conditions de vie dignes pour les migrants et soutiennent que l’absence de prévision et de coordination de la part du gouvernement a entravé les efforts de préparation pour l’hiver. L’échec de l’État, qui n’a pu publier une liste définitive des camps qui resteraient opérationnels, signifiait que beaucoup d’organisations humanitaires ne pouvaient pas se préparer. En outre, la coordination entre le gouvernement et les organisations humanitaires constitue un défi permanent : les représentants gouvernementaux ne participent pas aux mécanismes de coordination humanitaire, celle-ci étant effectuée soit bilatéralement, soit par l’intermédiaire d’ECHO, ce qui entraîne de la confusion et des retards. Parallèlement, le ministère grec des politiques migratoires, qui coordonne la réponse humanitaire, fait valoir qu’il a une capacité limitée pour agir puisqu’il ne dispose pas de son propre budget : les financements de la Commission européenne sont répartis entre un large spectre de départements publics et d’acteurs humanitaires[27]Patrick Kingsley, “Thousands of refugees left in cold, as UN and EU accused of mismanagement”, The Guardian, 22 décembre 2016..

Les réalités de la mise en œuvre de l’aide en Grèce défient les distinctions claires entre ceux qui ont ouvert et ceux qui ont suspendu l’urgence. Mais la bureaucratie complexe mise en place pour gérer les migrants favorise le maintien de conditions d’urgence, avec des responsabilités diffuses traversant toute une gamme d’organismes d’État et d’associations humanitaires, aboutissant au mieux à une inertie et au pire à une redevabilité contrainte. L’inertie ne prend fin que lorsque les acteurs de l’urgence se manifestent de nouveau. Les tentatives pour améliorer les conditions restent cependant parcellaires et limitées. Les préparatifs hivernaux pour les centres d’accueil en Grèce en sont l’illustration. Tandis que l’hiver commençait à s’installer et que grandissait la crainte de voir les conditions déplorables des sites d’accueil attirer négativement l’attention des médias, les autorités grecques et les organismes humanitaires se sont mobilisés pour installer des équipements de base[28]Regional Bureau Europe, Weekly Report, UNHCR, 2 novembre et 30 novembre 2016.. En novembre 2016, de vieux containers ont été amenés sur certains sites pour remplacer les tentes, en dépit de délais considérables car il fallut que la livraison soit coordonnée avec le ministère des Transports. Toutefois, beaucoup de containers n’avaient ni chauffage intégré ni installation pour l’hygiène corporelle. Les gens devaient donc toujours sortir pour accéder aux commodités du camp et, avec des températures en dessous de zéro, de simples tâches comme le lavage du linge pouvaient s’avérer ardues. Le chauffage devint alors une source considérable de tension : tandis que les humanitaires insistaient pour fournir des appareils de chauffage aux familles, les responsables du camp s’y opposaient, soucieux des risques d’incendie. Sur certains sites, la tension a été levée en installant des équipements de chauffage collectif. Malgré un délai et des ressources suffisantes pour se préparer aux mois d’hiver, les autorités de l’État et les acteurs humanitaires n’ont fait que se précipiter pour mettre en place des mesures qui, au mieux, permettaient aux gens de survivre au froid.

Le vrai rôle des acteurs humanitaires

J’ai voulu démontrer que, en Grèce, les acteurs humanitaires sont impliqués dans une stratégie de dissuasion, qu’ils font partie d’un système plus large de gestion des migrants en utilisant des outils et des mécanismes caractéristiques des situations d’urgence (camps ; « hotspots »). L’articulation avec une bureaucratie de l’urgence (ministère de la Défense, acteurs humanitaires) complexe fait prévaloir des tendances qui poussent vers la normalité, créant ainsi une urgence qui se perpétue d’elle-même. Ces conditions, parallèlement à la lenteur des procédures en matière de droit d’asile et à la conversion de facto des points d’arrivée en centres de détention, ont eu un effet fortement dissuasif, réduisant de manière dramatique les arrivées en Grèce en 2016. Les acteurs de l’aide humanitaire affirment leur indépendance par rapport à cette bureaucratie de la dissuasion en dénonçant des conditions de vie indécentes et des obstacles dans les procédures de demande d’asile. Si cela s’est traduit par quelques changements, les conditions qui maintiennent l’urgence ainsi proclamée demeurent en place.

Prenant la suite de la Grèce, beaucoup d’autres pays sont susceptibles de mettre en œuvre des politiques similaires afin de repousser les migrants de leurs territoires. En effet, l’UE elle-même reproduirait volontiers des accords comme celui conclu avec la Turquie, tant avec la Libye qu’avec d’autres pays d’Afrique du Nord. Elle prévoit à cet égard un rôle de gestion des centres de détention par les organismes humanitaires. Les organisations humanitaires doivent réfléchir à la manière d’intervenir dans de tels contextes et l’expérience grecque peut offrir des leçons clés. D’un point de vue opérationnel, les organisations humanitaires pourraient négocier des conditions minimales d’intervention, avec les gouvernements donateurs et les pays d’accueil, ce qui est essentiel en vue d’une réponse humanitaire fondée sur les principes en vigueur. Cette négociation pourrait comprendre la possibilité d’évaluer indépendamment les besoins et d’accéder à tous les groupes vulnérables sans considération de nationalité ou de statut, une flexibilité dans l’allocation des fonds et des garanties que les sites d’accueil soient conformes aux standards humanitaires internationaux. Au-delà des aspects de fourniture de services, une action humanitaire effective en réponse à la migration implique également – selon Tim-Scott Smith[29]Professeur associé en études sur les réfugiés et les migrations forcées, Université d’Oxford. – une prise de position politique. Certains organismes pourraient être mieux prédisposés que d’autres en matière de plaidoyer politique[30]Tim-Scott Smith, “Humanitarian Dilemmas in a Mobile World”, Refugee Survey Quarterly, 2016, n° 35, p. 1-21..

Mais ce qui est important, c’est que les acteurs humanitaires aient une vision stratégique de leur présence dans le contexte de la migration. Cette stratégie pourrait se situer entre le plaidoyer public pour changer les politiques de migration afin de les rendre plus humaines et le dialogue bilatéral continu avec les autorités pour améliorer les conditions de vie, renforcer la sécurité ou faciliter l’accès aux services.

Traduit de l’anglais par Philip Wade

ISBN de l’article (HTML) :  978-2-37704-218-0 

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References

References
1 J’utilise le terme de « migrants » pour inclure toutes les catégories de personnes y compris les réfugiés, les demandeurs d’asile, les apatrides, les migrants économiques. Je m’inspire de l’article de Jørgen Carling, “Refugees are also Migrants. All Migrants Matter” , University of Oxford ; 3 septembre 2015, qui plaide en faveur d’une définition inclusive du terme « migrants » comme de personnes qui émigrent mais ont peu en commun, respectant ainsi le caractère unique de chaque individu.
2 Voir la déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016, www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2016/03/18-eu-turkey-statement/ Les incitations comprennent 3 milliards d’euros pour financer des projets concernant les personnes bénéficiant d’une protection temporaire en Turquie, la levée des visas pour les citoyens turcs et la relance des négociations pour l’adhésion de la Turquie à l’UE.
3 En vertu de la mesure de soutien d’urgence, la Commission a alloué 198 millions d’euros pour répondre à la situation des réfugiés en Grèce, dont 186 millions ont été affectés aux agences des Nations unies, au mouvement Croix-Rouge/Croissant Rouge et aux ONG jusqu’en janvier 2017.
4 Dimitris Skleparis and Ioannis Armakolas, Skleparis, “The refugee crisis and the role of NGOs, civil society, and media in Greece”, in Phillips D. L. (dir.), Balkan Human Corridor: Essays on the Refugee and Migrant Crisis from Scholars and Opinion Leaders in Southeast Europe, juin 2016, Columbia University, p. 171-184.
5 Craig Calhoun se réfère à l’imaginaire de l’urgence comme un moyen par lequel le monde social est en même temps saisi et construit. À sa base se trouve le présupposé que les urgences sont quelque chose de naturel par rapport aux produits de l’action humaine, les urgences étant soudaines, imprévisibles et à court terme, plutôt que quelque chose qui se développe graduellement ; enfin, les urgences sont perçues comme un phénomène local plutôt que résultant de l’interaction complexe de phénomènes globaux et locaux. Craig Calhoun, “A World of Emergencies: Fear, Intervention and the Limits of Cosmopolitan intervention”, in Didier Fassin et Mariella Pandolfi (dir.), Contemporary States of Emergency: The Politics of Military and Humanitarian Interventions, Zone Books, 2010, p. 29-58.
6 L’urgence est ici comprise comme un événement brutal, imprévisible, anormal qui entraîne une souffrance immense et dépasse les capacités existantes.
7 « Un discours peut être compris comme une série de catégories et de concepts contenant des présupposés, oppositions, dispositions et potentialités spécifiques » in John S. Dryzek et Simon Niemeyer, “Discursive Representation”, American Political Science Review, vol. 102, n° 4, novembre 2008, p. 482.
8 Après la Seconde Guerre mondiale, le manque de main-d’œuvre a conduit plusieurs États d’Europe de l’Ouest à accueillir des travailleurs étrangers. Les demandeurs d’asile bénéficièrent également d’une protection internationale sans réserve, qui était volontiers octroyée par les pays occidentaux industrialisés et en particulier à ceux fuyant les pays communistes. Ceci a pu être guidé par des préoccupations relatives aux droits de l’Homme tout en comportant une coloration politique. L’accueil d’exilés politiques servait les intérêts des États occidentaux, validant leur caractérisation du communisme comme un marchepied vers la souffrance collective.
9 Gary Troeller, “Asylum trends in industrialized countries and their impact on protracted refugee situations”, in Gil Loescher, James Milner, Edward Newman and Gary Troeller (dir.), Protracted Refugee Situations, United Nations University Press, 2008, p. 43-46.
10 Hein de Haas, “Migration and Development: A theoretical perspective”, International Migration Review, mars 2010, vol. 44 (1), p. 227-264.
11 Ce point de vue a été depuis nuancé, suggérant que la migration offre bien des avantages en termes de développement, dans la mesure où les conditions adéquates sur un plan social, politique et économique existent effectivement.
12 Jef Huysmans, “The European Union and the Securitization of Migration”, Journal of Common Market Studies, vol. 38, n° 5, p. 751-777.
13 Gary Troeller, “Asylum trends in industrialized countries…” art. cit., p. 43-46.
14 Didier Bigo, “Security and Immigration: Toward a Critique of Governmentality of Unease”, Alternatives, Special Issue, vol. 27, 2002, p. 78, www.academia.edu/3102792/Security_and_immigration_toward_a_critique_of_the_governmentality_of_unease
15 Scott Watson, “The ’human’ as referent object? Humanitarianism as securitization”, Security Dialogue, vol. 42 (1), 2011, p. 3-20.
16 Scott Watson, The Securitization of Humanitarian Migration: Digging moats and sinking boats, Routledge, Abingdon et New York, 2009, p. 23.
17 Ian Traynor, “Europe braces for major ’humanitarian crisis’ in Greece after row over refugees”, The Guardian, 25 février 2016.
18 Helena Smith, “Up to 70 000 migrants ’may soon be stranded in Greece’”, The Guardian, 28 février 2016.
19 Helena Smith, “Greece’s refugee crisis: PM says country is overwhelmed”, The Guardian, 1er mars 2016.
20 Adi Ophir décrit les catastrophes comme des désastres à grande échelle – des mégadésastres – qui affectent un grand nombre de personnes ou des populations entières et laissent leur empreinte dans le temps et l’espace de beaucoup de gens.
21 Adi Ophir, “The Politics of Catastrophization: Emergency and Exception”, in Didier Fassin et Mariella Pandolfi (dir.), Contemporary States of Emergency: The Politics of Military and Humanitarian Interventions, Zone Books, 2010, p. 63.
22 Ibid., p. 66-67.
23 Ibid., p. 67.
24 Ibid., p. 81.
25 European Commission Humanitarian Aid and Civil Protection, “Greece: Response to the Refugee Crisis”, ECHO Fact Sheet, décembre 2016.
26 Liz Alderman, “Wintry Blast in Greece Imperils Refugees in Crowded Camps”, The New York Times, 11 janvier 2017.
27 Patrick Kingsley, “Thousands of refugees left in cold, as UN and EU accused of mismanagement”, The Guardian, 22 décembre 2016.
28 Regional Bureau Europe, Weekly Report, UNHCR, 2 novembre et 30 novembre 2016.
29 Professeur associé en études sur les réfugiés et les migrations forcées, Université d’Oxford.
30 Tim-Scott Smith, “Humanitarian Dilemmas in a Mobile World”, Refugee Survey Quarterly, 2016, n° 35, p. 1-21.

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