À intervalles réguliers, le secteur humanitaire bruisse d’un nouveau slogan dont la vertu fédératrice est supposée incarner sa réforme. Pourtant, les phénomènes de mode passent, et bien souvent on déplore la faible intégration des innovations et des nouvelles terminologies développées. Que faut-il en conclure ? C’est à un exercice critique auquel se livrent ici les deux auteurs qui, partant de la résilience, appréhendent la mise en œuvre de la notion relativement récente – et que l’on veut prometteuse – de localisation.
À peine élevée au rang de priorité lors du Sommet humanitaire mondial en 2016, la localisation de l’aide montre déjà ses limites. Pourquoi le système humanitaire semble-t-il incapable de mettre en œuvre une méthodologie certes complexe mais tellement nécessaire pour sa refonte ? Pour mieux comprendre ce phénomène, il est utile de s’interroger sur les leçons apprises des dernières tentatives de modification de l’architecture du secteur. Ici, un exemple nous semble particulièrement éclairant, celui de la résilience, qui connut il y a peu son heure de gloire et dont l’effacement progressif est déjà patent. En étudiant les raisons historiques de la déconnexion progressive des modèles humanitaires avec les terrains d’intervention, en analysant le double enjeu moral et économique de la promotion de la résilience, et en interrogeant les succès et limites de ses traductions concrètes dans le contexte centrafricain, il nous semble possible d’identifier les points d’attention nécessaires à la promotion réussie de la localisation.
De quoi la rengaine de la réforme humanitaire est-elle le révélateur ?
À la suite des crises de confiance qu’a connues la communauté humanitaire depuis les années 1990, le secteur n’a cessé de vouloir prouver sa légitimité. Depuis le début des années 2010, la sonnette d’alarme s’est même mise à retentir de manière particulièrement forte à la faveur de la crise financière globale, de la chute des fonds dédiés à l’aide publique au développement (APD) et de la multiplication des crises complexes et cycliques… Autant de chocs qui poussent donc les tenants du système – Nations unies en tête – à réfléchir autrement. Cette quête s’est traduite par une lecture très gestionnaire, d’inspiration néolibérale, autour d’un modèle « taille unique » (one size fits all), dans lequel le système fera la preuve de sa qualité et de ses performances par des résultats tangibles, quantifiables, objectivables. Mais ce faisant, pour assurer une programmabilité parfaite, on refuse de plus en plus la complexité, et on développe une aversion aux risques.
Les deux dernières notions phares au centre des enjeux de réforme – la résilience et la localisation – partagent sans nul doute au moins une préoccupation, essentielle : être au plus près des terrains et des réalités des bénéficiaires. Mais pourquoi se pencher ici spécifiquement sur ces deux notions ? Parce qu’elles n’appellent pas seulement une modification du prisme de lecture des contextes : elles supposent une nouvelle architecture humanitaire. En effet, « sous l’apparence de scientificité, les bricolages et arrangements pragmatiques, la recherche d’une théorisation des “bonnes pratiques” et d’une rationalisation des outils méthodologiques à partir du terrain suggèrent qu’il s’agit moins d’une recherche de rationalité scientifique que de questions de gouvernement[1]Béatrice Hibou, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012. ».
Ainsi, en 2012, l’entreprise sociale-média spécialisée dans le développement Devex élisait la résilience comme le mot tendance de l’année[2]www.devex.com. Pourquoi un tel engouement ? Parce qu’elle propose un nouveau modèle de réflexion à un système confronté à l’augmentation du nombre de personnes affectées par les crises, la hausse des chocs, de leur fréquence et de leur intensité. Si beaucoup ont critiqué la notion, sa définition floue et peu partagée, elle a pourtant été excessivement présente dans les stratégies bailleurs. Il est dès lors important de réfléchir à ce qu’elle sous-tend. Quatre principaux points nous semblent identifiables : d’abord, la résilience peut permettre de dépasser la recherche de liens entre les phases de la reconstruction pour admettre leur concomitance dans un même pays (contiguum de l’aide) ; ensuite sa promotion effective passe par le rôle central des diagnostics et un regard multitemporel, multiéchelles et multisectoriel ; par ailleurs, sa traduction opérationnelle nécessite une flexibilité renforcée des contrats d’intervention ; enfin, la performance d’un projet de résilience suscitée doit être définie par ses impacts qualitatifs. Tous ces points nécessitent une modification non plus seulement des stratégies bailleurs, mais aussi de leur modèle opérationnel.
La promotion de la résilience : du modèle à la pratique
La République centrafricaine (RCA) est un pays d’Afrique centrale particulièrement instable. En 2012, les mouvements rebelles forment une coalition appelée Séléka qui prend la capitale en mars 2013. En réaction, une milice d’autodéfense se crée : les anti-balaka. L’intervention humanitaire internationale et la mise en place d’un gouvernement de transition permettront de freiner les affrontements, mais les conséquences sont lourdes car la crise a été l’œuvre de véritables entreprises militaro-commerciales de guerre. La nouvelle médiatisation d’une zone méconnue va amener à un afflux d’aide, et, comme souvent, des recommandations d’intervention, sorte de typologies prescriptives. On relève notamment l’importante promotion de la résilience des populations, qui sera au cœur de l’orientation stratégique du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA)[3]OCHA, Document humanitaire stratégique 2014 initialement intitulé « La résilience à 100 jours » et disponible, sous sa version révisée, sous le titre « 100 day plan for priority humanitarian … Continue reading. À l’inverse des zones pilotes initiales[4]Voir les capitalisations du projet AGIR de l’Union européenne sur la zone sahélienne : http://ec.europa.eu/echo/files/aid/countries/factsheets/sahel_agir_fr.pdf, la RCA représente un contexte particulier pour cette terminologie tant le pays connaît une multitude de chocs et de stress plus ou moins diffus. Et c’est en cela que se pencher sur ce cas s’avère particulièrement intéressant, la majorité des bailleurs et institutions internationales ayant souligné en 2014 et 2015 la qualité de la programmation dans ce pays, sa dimension de référence combinant démocratisation, maintien de la paix et relèvement précoce. Or des experts vont rapidement remettre en cause cette approche et ses résultats : « Alors qu’il y a une reconnaissance universelle que l’approche actuelle de soutien aux communautés et pays en crise est loin d’être optimale, cela n’a pas provoqué une bascule profonde ; il en a même plutôt résulté une prolifération de projets non consolidés, de programmes et stratégies estampillés “résilience”, qui finalement renforcent bien souvent les barrières institutionnelles qu’ils cherchaient à dénoncer.[5]Retranscription d’un extrait d’une discussion d’experts, 87th IASC Working Group Meeting, Genève, 29-30 octobre 2014 (traduction des auteurs). »
En d’autres termes, les bailleurs ont beau mettre en avant la résilience, ils ont énormément de difficultés à modifier leur ADN pour permettre la réussite de leur stratégie. Dès 2014, on va mieux comprendre comment ce modèle a été pensé hors sol, avec une faible analyse contextuelle. Ainsi, si la faiblesse de l’État en RCA est notée, on observe une incapacité à penser l’arrière-pays, l’Hinterland[6]Louisa Lombard, « Rébellion et limites de la consolidation de la paix en République centrafricaine », Politique africaine, n°125, 2012, p. 189-208.. En Centrafrique, on dit souvent que « l’État s’arrête à PK12 » . Les services publics provinciaux sont limités voire inexistants. Il y a donc une complexité supplémentaire à penser le redéploiement de l’État de droit, tant il s’agit davantage dans une majorité du territoire de penser sa création ou son renforcement. Les réformes restent portées davantage par des personnes que par les organisations elles-mêmes (on notera ainsi ici l’évolution du positionnement d’OCHA concernant son troisième pilier de promotion de la résilience, à la visibilité très variable selon les changements de leadership). On observe aussi la difficulté des Nations unies dans leur ensemble à limiter leur velléité hiérarchique sur le système. Si, en interne, une réflexion est menée pour repenser les relations interacteurs, voire à moyen terme l’architecture humanitaire, afin de mieux répondre au « nexus » humanitaire-développement, ce travail vise d’abord à (ré)apprendre aux agences onusiennes en charge de ces deux volets de la réponse d’aide à retravailler ensemble et à mieux se coordonner[7]Le New Way of Working est un début de réflexion, mais encore très autocentré sur le système onusien.. La promotion d’une approche intégrée oblige à repenser les entrées en silos promues par l’architecture des clusters. Elle amène donc potentiellement à un affaiblissement des rôles de coordination sectorielle de certaines agences. Ce n’est pas qu’un enjeu de pouvoir, mais aussi en termes financiers. Comment en effet justifier de la centralisation de financements thématiques au sein d’une agence, chargée des subventions en cascade par la suite, si les entrées sectorielles sont amenées à être limitées ? Par exemple, une agence comme l’Unicef a sollicité les grands bailleurs bilatéraux pour recevoir directement leurs fonds Eau-Hygiène-Assainissement et les redéployer ensuite sur un territoire donné. Le but est d’améliorer la coordination de l’aide dans ce secteur et de limiter pour les bailleurs bilatéraux les contrats de partenariats et donc les coûts de gestion. Et pour cette agence, cela assure une augmentation notable de son budget et de son influence. Mais une réponse intégrée signifie souvent des activités plurisectorielles, dont la contractualisation est rendue difficile et limitée car relevant de financements éclatés. Enfin, les ambitions d’innovation pro-résilience, qu’elles soient programmatiques ou organisationnelles, ont rapidement été restreintes par la baisse des financements institutionnels. Dès 2016, les budgets de l’aide d’urgence et de relèvement retombent à leurs niveaux d’avant la crise en RCA, et la majorité des bailleurs atténuent la promotion de la résilience dans leur programmation pour se concentrer sur leur cœur de mandat.
Les premiers pas, frêles, de la localisation en RCA
Au Sommet humanitaire mondial de 2016, une nouvelle priorité semble se dessiner : localiser l’aide, soit développer une réponse humanitaire ancrée dans les communautés locales et dirigées par celles-ci. Comme pour la résilience, rien d’innovant en soi dans cette approche, mais bien plutôt un retour aux fondamentaux. On note cependant la même difficulté à penser pleinement un plan d’action qui, ni plus ni moins, vise à la disparition de l’infrastructure humanitaire établie. Cette localisation va se traduire sur les terrains principalement par deux tendances : le renforcement de la présence des acteurs locaux et nationaux de l’aide (qui jusqu’alors ne percevaient que 1,6 % de l’aide humanitaire fournie par les bailleurs internationaux[8]Caritas International et CAFOD, Funding at the sharp end. Investing in national NGO response capacity, juillet 2014, https://cafod.org.uk/content/download/24369/175018/version/4/file/Funding at the … Continue reading), et l’amélioration du recours aux apports et achats locaux. Reprenons notre exemple centrafricain. Lors de nos derniers passages sur le terrain en mai 2017, nous avons pu voir comment la promotion de la localisation semble malheureusement tomber exactement dans les mêmes pièges que la résilience. Alors qu’elle appelle à une contextualisation poussée, les projets pilotes vont porter sur une réplication de bonnes pratiques issues d’autres pays. L’attention portée aux approvisionnements locaux peut certes amener de vrais résultats[9]Voir notamment l’analyse coécrite avec l’ONG Triangle Génération Humanitaire sur leur projet de promotion des apports locaux en Ouaka (RCA), disponible sur le site de l’ONG : … Continue reading, mais là encore, les stratégies d’intervention ne vont pas toujours être harmonisées en amont. On observe des duplications d’activités, voire des approches pro-localisation concurrentes au sein même des agences onusiennes. Quels impacts quand un bailleur finance des groupements semenciers visant à produire localement les intrants de relance agricole et qu’un autre s’assure que les distributions de semences (ici issues d’achats auprès de grossistes de la sous-région) sont réalisées par des ONG locales ? Pourtant, tous deux promeuvent une certaine idée de la localisation.
De leur côté, les ONG internationales rencontrées en RCA en 2016 et 2017 dénoncent le processus de localisation lorsque celui-ci semble se traduire presque uniquement par l’obligation qui leur est faite de couvrir les risques juridique et financier de la promotion d’acteurs locaux. Quant aux bailleurs, s’ils réfléchissent à l’évolution de leur programmation (par exemple les distributions d’argent visant à donner plus de pouvoir aux bénéficiaires dans leur relèvement qu’une distribution contrainte), ils laissent pour partie de côté la question de l’impact sur leur architecture interne (notamment les variations de personnels que cela pourrait entraîner). Comme avec la résilience, les envies transformatrices sont surtout portées par des personnes, davantage que par des organisations : « Si vous demandez quels changements seront apportés à leurs organisations dans le monde réel, et ce que signifie pour leur agence le concept de localisation, vous ne verrez évidemment pas beaucoup de différences avec ce qui se fait déjà.[10]Heba Aly, « Quel espoir pour la réforme humanitaire ? », IRIN, 5 août 2015, http://www.irinnews.org/fr/report/101833/quel-espoir-pour-la-réforme-de-l’humanitaire » Autrement dit, la diminution des financements a renforcé les instincts de conservation des acteurs traditionnels, à tel point que les deux principales dénaturations de la notion de localisation sont d’abord et avant tout dues à un enjeu financier. Il s’agit d’abord de la limitation des projets dédiés au renforcement de capacités des acteurs locaux, avec la restriction des subventions en cascade pour lesquelles on dénonce les coûts de « longues et insidieuses chaînes de transaction[11]IRIN, « Repenser le financement humanitaire des ONG nationales », septembre 2014, http://www.irinnews.org/fr/report/100617/repenser-le-financement-humanitaire-des-ong-nationales ». Sont en effet prélevés à plusieurs niveaux des frais de gestion, mais on notera que les mêmes acteurs internationaux ne faisaient pas la même critique quand ils réclamaient de centraliser les financements sectoriels avant de les répartir auprès des opérateurs, dans un souci de coordination thématique… La deuxième tendance, plus insidieuse, est une faiblesse de la mobilisation des acteurs locaux dans une dynamique de sous-traitance : les ONG nationales ne sont que très peu actrices d’approches projets, restant souvent de simples opérateurs de distribution.
À la valse des mots-parapluies, préférer l’acceptation de la complexité et l’investissement
Nous avons mis en avant des freins identiques à la mise en œuvre de ces deux notions : recherche de modèle uniforme, harmonisation difficile, voire concurrence dans les stratégies programmatiques des bailleurs traditionnels, portage organisationnel limité, limitation des approches innovantes face à des contraintes financières… Pour simplifier, on peut dénoncer combien l’aversion au risque ralentit le progrès et l’innovation au sein du secteur humanitaire.
Le refus latent d’accepter la complexité des environnements et l’investissement, y compris financier, que nécessite une nouvelle approche (même lorsque celle-ci a aussi été pensée, et c’est le cas des deux notions ici étudiées, dans un objectif de réduction des coûts), empêche toute volonté de réforme. Il est ici nécessaire de repenser cette dernière aux niveaux macro comme micro de l’aide : contiguum, multi-sectorialité, financement de la recherche-action, approche participative, flexibilité financière, investissements en formations, en équipements et en tutorats liés aux renforcements de capacités, etc. Certains tentent de voir le verre à moitié plein. « Le processus aura servi de catalyseur, même si les recommandations demeurent lettre morte. Les consultations ont en effet contraint les Nations unies à essuyer publiquement et régulièrement des critiques, ce qu’elles ont fait sans chercher à se dérober[12]Heba Aly, « Quel espoir… », art. cit.. » Reste que tant que les réformes ne seront pas pensées comme impactant d’abord les pratiques professionnelles des bailleurs, elles n’arriveront pas à leur but.
Il est ici intéressant de noter qu’en RCA, l’un des rares acteurs à maintenir son soutien tant aux notions de résilience que de localisation est le fonds Bêkou. Premier fonds fiduciaire multi-bailleurs mis en place par l’Union européenne et trois de ses États membres (France, Allemagne, Pays-Bas), ce nouveau bailleur a été créé notamment pour dépasser les contraintes bureaucratiques et développer de nouvelles approches de relèvement. « Cet outil permet de rationaliser les dispositifs d’intervention, de concentrer les ressources humaines et techniques déployées sur le terrain et de créer une véritable dynamique commune [13]Voir le site du Fonds Bêkou : https://ec.europa.eu/europeaid/fonds-fiduciaire-bekou-introduction_fr ». Sa culture de l’innovation, ancrée dans son architecture même, est aujourd’hui vivement critiquée dans un rapport de la Cour des comptes européenne. D’une certaine manière, il est lui aussi rattrapé par la difficulté du système à penser l’innovation organisationnelle et la flexibilité financière comme outil de réforme des modalités d’action humanitaire[14]Pour le rapport complet, voir : http://publications.europa.eu/webpub/eca/special-reports/Bekou-11-2017/fr/.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-296-8