« Gardez-vous d’écouter cet imposteur. Vous êtes perdu si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. »
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, seconde partie, 1755
Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère ont parcouru l’Europe, de la « jungle » de Calais au centre de réfugiés de l’aéroport berlinois de Tempelhof. De ce périple, ils nous livrent ici leur récit et nous questionnent sur la place des « demandeurs de refuge[1]L’expression « demandeur de refuge » est privilégiée par les auteurs au terme de « réfugié » qui renvoie au statut juridique, garanti notamment par la Convention de 1951. » dans notre société.
Du Moyen-Âge au XXe siècle, de Homère à Hannah Arendt, en passant par les écrits de Jean-Jacques Rousseau[2]Qu’ils citent p.181 de leur livre et que nous avons repris ici en épigraphe. ou d’Emmanuel Kant, les auteurs rappellent la tradition européenne de l’hospitalité qui contraste avec l’image de l’étranger véhiculée aujourd’hui, « dépouillé de toute sacralité » : « Nous assistons en réalité, écrivent-ils, à l’effacement de la silhouette métaphysique de l’étranger qui rodait encore il y a peu dans nos cultures et les habitait d’une gloire passagère, au profit de nouvelles figures du désordre social : le migrant, le réfugié, l’immigré » [p. 170].
Cet ouvrage ne fait pas seulement le constat de la fin de l’hospitalité politique[3]Les auteurs définissent l’hospitalité politique comme une hospitalité réaliste, impersonnelle et publique par opposition à l’hospitalité éthique et privée « de la maisonnée » qui … Continue reading, il rappelle surtout aux gouvernements leur responsabilité de mise en œuvre de réelles politiques d’accueil. Les auteurs soutiennent que l’effacement de l’hospitalité comme valeur politique a cédé la place à des obligations éthiques individuelles et créé une société de secours où l’urgence est maîtresse et limite toute possibilité d’accueil durable. C’est ce qu’ils appellent « le drame de l’hospitalité » [p. 97].
Un drame qui se matérialise, notamment, par la création de « hors lieux » et de « vies déplacées » qui se retrouvent dans des camps, ces « endroits qui n’existent sur aucune carte. C’est même à cela qu’on les reconnaît. La jungle de Calais, le camp de la Linière à Grande-Synthe sont des endroits de nulle part, qui ne mordent pas sur le réel, des utopies négatives à effacer à tout prix, afin qu’aucune hétérotopie douteuse ne demeure au monde. On les découvre presque par hasard dans un bout d’outre-monde, excroissance coincée entre l’autoroute et le chemin des dunes, ou au sortir d’un croisement qui s’en va vers quelque entrepôt qu’il faut absolument dissimuler à la vue » [p. 143].
Les auteurs soulignent cependant que l’apparition d’initiatives privées d’entraide et de solidarité – relevant du champ de l’hospitalité éthique et compassionnelle – engendre des mouvements citoyens qui peuvent obliger les gouvernements à revoir les conditions et les politiques publiques d’accueil[4]Voir par exemple les villes-refuge http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/06/20/des-villes-refuges-pour-migrants_4954053_3232.htmlou le documentaire Un paese di Calabria qui montre comment … Continue reading. La question de l’hospitalité doit ainsi, selon eux, faire l’objet de débats et de discussions publiques aboutissant à des politiques participatives d’accueil.
Dans un contexte de montée en puissance des populismes européens, La Fin de l’hospitalité est une enquête philosophique « de terrain » à lire absolument.