Tout le monde connaît la quadrature du cercle, ce problème mathématique réputé insoluble depuis l’Antiquité et consistant à construire un carré de même aire qu’un disque donné à l’aide d’une règle et d’un compas. L’action humanitaire a la sienne – une parmi tant d’autres sans doute : la cohabitation croissante des organisations non gouvernementales (ONG) avec le secteur marchand. À suivre les débats, conférences et colloques qui, depuis quelques années, abordent de plus en plus la question, on en sort souvent avec des conclusions dignes d’un jugement de Salomon : que les ONG et les entreprises, les unes et les autres avec leurs compétences, travaillent ensemble, dans le respect de leurs différences, portées par le seul intérêt des populations en souffrance. En somme, voilà le nouveau catéchisme en vigueur.
Et à vrai dire, il a tout de la voix de la Raison. Quel mal y-a-t-il en effet à ce que les entreprises s’engagent dans l’humanitaire ? Les arguments de celles et ceux qui pensent que c’est un « mal nécessaire », voire que c’est là le sens de l’histoire, ne manquent pas de pertinence. Ils nous disent que les entreprises font partie de la société et qu’elles ont un rôle citoyen à jouer ; qu’elles ont été suffisamment accusées de se désintéresser des enjeux sociaux et politiques – en grande partie par les ONG elles-mêmes – pour que ces dernières ne leur reprochent pas de s’en préoccuper aujourd’hui ; qu’elles sont ni plus ni moins légitimes que les ONG à s’engager dans le débat public et dans l’action humanitaire puisque, tout comme ces dernières, elles ne tirent leur légitimité que d’elles-mêmes ; qu’enfin elles disposent de compétences et de moyens qui font défaut aux ONG. Et nous pourrions même prolonger cette liste de « bonnes raisons » en rappelant, comme le fit François Rubio, qu’avant d’être l’inspirateur du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Henry Dunant était « simplement un entrepreneur qui révolutionner l’humanité[1]François Rubio, L’Humanitaire est-il encore vraiment indépendant ?, Les Éditions de l’Hèbe, 2009, p. 22. L’argument est d’ailleurs repris dans l’article de Jessica Fleurinor et … Continue reading ». Cela est vrai. Tout comme le fait que les grandes charities anglaises ou américaines ont bien souvent été créées par des philanthropes ayant fait fortune dans la finance ou l’industrie.
Dans notre précédent numéro, nous avions à notre tour décidé d’aborder cette question[2]Alternatives Humanitaires, Focus « ONG et secteur marchand : menace ou opportunité ? », n° 6, novembre 2017, p. 26-83.. Nous étions sortis du premier volet de ce Focus en actant le fait que « le sujet a mûri, tout comme ses protagonistes. Délaissant la naïveté ou le refus catégorique, les ONG ont fini par prendre le sujet à bras-le-corps. Comprenant un peu mieux ce milieu qu’elles dénigraient peut-être trop facilement, les entreprises ont pris la mesure des craintes exprimées par “l’autre camp”.[3]Voir notre éditorial, ibid., p. 5. » Et nous avions alors pris date pour interroger, dans le second volet qui fait l’objet du présent numéro, le rôle de l’État.
Certains relèveront ce paradoxe de voir l’État convoqué pour résoudre les difficultés d’ajustement entre les ONG et les entreprises. Les premières ne défendent-t-elles pas leur indépendance au nom de leur histoire et de leur dénomination même, entièrement contenue dans l’abréviation qui les désigne ? Les secondes ne revendiquent-elles pas leur liberté d’entreprendre et la moindre intervention de l’État ? En réalité, le paradoxe n’est qu’apparent. Par leur création même, dans le cadre de la loi de 1901, les ONG humanitaires proclamaient compenser l’inaction des États lorsque ces derniers manquaient à leur devoir de secourir des populations. Le fait qu’elles soient nombreuses à être financées par l’État – plus précisément à recevoir des fonds de la communauté des États pour remplir les obligations que ces derniers ont consenties au titre de leurs responsabilités régaliennes – ne change rien à leur indépendance fondamentale et structurelle. Quant aux entreprises, on rappellera que les banques ayant engendré la crise de 2008 n’ont été sauvées que parce que les États les ont renflouées. Et s’ils l’ont fait, c’est non seulement pour éviter que le système financier s’effondre mais aussi pour limiter l’impact de cette crise sur les populations ayant déposé leurs avoirs dans ces institutions. Dans de nombreux domaines, en référer à l’autorité suprême que représente l’État ne revient pas à abdiquer son indépendance et sa liberté, mais simplement à jouer le jeu de la démocratie. Il ne saurait donc être absent de cette réflexion qui concerne la solidarité internationale, une question d’intérêt général dont l’État est le garant. C’est le sens de ce second volet de notre dossier.
Comment nos auteurs résolvent-ils cette tension entre ONG et entreprises, et comment voient-ils le rôle de l’État ? Dans le premier article, où Jessica Fleurinor et Caroline Putman Cramer exposent la manière dont le CICR gère ses partenariats avec le secteur privé, elles rappellent combien ces liens sont historiques, voire consubstantiels à la naissance de cette institution. Non seulement parce que Henry Dunant était lui-même banquier, mais parce que ses premiers soutiens étaient de riches particuliers issus de l’industrie et de la finance. Il aura néanmoins fallu attendre les années 1990 pour que le CICR adopte une « approche standard pour collecter des fonds auprès des entreprises privées », et juin 2017 pour qu’il ajuste « ses lignes directrices afin de pouvoir collaborer avec des compagnies privées ». Cela ne va pas sans contradiction ni débat interne, notamment s’agissant de la participation du président du CICR au Forum économique mondial de Davos puisque, depuis 2014, il est membre de son conseil de Fondation. Pour les auteures, cette collaboration avec les entreprises « résulte d’un choix stratégique qui peut permettre le renforcement de l’action humanitaire ». En cela, l’institution genevoise appliquerait la même ligne de conduite qu’elle s’est fixée lorsqu’elle coopère avec « certains États aux antécédents loin d’être exemplaires en termes de respect et de garantie du droit international humanitaire ».
C’est sur le terrain, au Cameroun, que Pierre Boris N’nde nous invite à observer très concrètement les conditions et les impacts d’un partenariat entre une entreprise, des ONG, des agences des Nations unies et l’État national. Suite aux dysfonctionnements de l’outil technique censé permettre un programme de cash transfer – et l’accès des réfugiés à des denrées alimentaires –, l’anthropologue note combien cela « nuit au climat sécuritaire, condition primordiale de l’action humanitaire et compétence essentielle de l’autorité étatique ». En n’offrant pas le service escompté, l’entreprise crée en effet des situations de tension que doivent gérer les ONG, tandis que l’État camerounais – par ailleurs appelé sur d’autres fronts – troque son rôle d’arbitre pour celui de maintien de l’ordre.
En France, au sein du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, le Centre de crise et de soutien (CDCS) est une instance de dialogue et une plateforme opérationnelle essentielle pour les ONG. C’est dire si l’entretien que nous a accordé son directeur, Patrice Paoli, était important. D’autant plus, s’agissant du sujet qui nous intéresse, que le CDCS a signé en décembre 2017 douze conventions de partenariat avec des entreprises et des fondations d’entreprises. Cette série s’ajoute à celle de cinq conventions déjà signées en août 2014 et qui prévoit que « en cas de crise humanitaire, les entreprises concernées mettent à disposition de l’État français leurs moyens logistiques, tandis que ce dernier leur ouvre ses réseaux diplomatiques pour faciliter leurs gains de marché.[4]Voir notre éditorial, ibid., p. 8. » Ce faisant, le CDCS réaffirme sa volonté d’associer les entreprises et leurs fondations à l’action humanitaire, sans esprit de « doctrine » comme le précise Patrice Paoli : « Nous sommes dans cette démarche qui consiste dans la mise à disposition de moyens d’une action collective. On travaille ensemble et personne ne cherche à récupérer le bénéfice d’une action. » Du moins faut-il espérer que ces conventions de partenariat contiennent des clauses éthiques fermes et sanctionnées, à l’image de celles que les ONG s’efforcent, avec plus ou moins de succès, d’intégrer dans leurs propres contrats conclus avec des entreprises ou des fondations. Qu’est-il prévu en effet si une entreprise partenaire, dans le cadre de ses activités « d’affaires », se rendait coupable de faits qui assimileraient dangereusement les ONG humanitaires françaises présentes sur le terrain à un tel partenaire ? Sans doute la question trouvera-t-elle l’occasion d’être approfondie lors de la Conférence nationale humanitaire qui se tiendra lorsque paraîtra ce numéro.
Visant une autre dynamique, trop rapidement effleurée durant l’entretien avec Patrice Paoli, Joël Le Corre nous donne l’occasion de revenir sur les social impact bonds. Ces « contrats à impact social » (CIS), venus du Royaume-Uni et qui consistent « à faire financer des actions sociales par des investisseurs privés que l’acteur public (État, collectivité locale ou établissement public par exemple) rembourse après-coup avec un taux d’intérêt[5]Notre définition (tirée de Boris Martin, L’Adieu à l’humanitaire? Les ONG au défi de l’offensive néolibérale, Éditions Charles Léopold Mayer, 2015, désormais téléchargeable : … Continue reading », sont désormais opérants en France. On précisera que ces CIS ont servi de modèle à des humanitarian impact bonds (le premier ayant été signé en 2016 entre le CICR et le gouvernement belge[6]Royaume de Belgique, « La Croix-Rouge internationale et la Belgique unissent leurs forces pour créer le premier “Humanitarian Impact Bond” au monde », 22 janvier … Continue reading) et qu’ils sont une déclinaison des « partenariats public-privé », déjà qualifiés par un rapport d’information sénatorial de 2014 de « bombe à retardement » pour les finances publiques. De là à considérer que de pompier l’État se risque à devenir pyromane, il n’y a qu’un pas que Joël Le Corre franchit en affirmant : « La responsabilité démocratique et la transparence sont absentes ; l’État externalise ses services et les fonctions de contrôle qui lui incombent comme la conduite et l’évaluation des politiques publiques en les confiant à des acteurs du marché. »
Ni juge, ni arbitre, l’État ne se ferait-il pas davantage « médiateur » entre le marché et les ONG, dessinant par là même cette « alliance objective » entre lui et les entreprises que nous avions nous-mêmes esquissée[7]Boris Martin, L’Adieu à l’humanitaire ?…, op. cit. ? Faute de « doctrine », précisément, ne risque-t-il pas de laisser libre-cours au « principe de mouvement » qui, mêlé à la « sensibilité contrainte »[8]« Principe de mouvement » et « sensibilité contrainte », deux formules d’Olivier Basso (Politique de la Très Grande Entreprise, PUF, 2015) qui, selon l’auteur, spécialiste des … Continue reading, anime les entreprises ? Si cela devait advenir, il y a fort à parier que la quadrature du cercle ne se transforme en un piège dont les ONG ne sortiront pas forcément indemnes.
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ISBN de l’article (HTML): 978-2-37704-310-1