Patrice Paoli est le directeur du Centre de crise et de soutien du Quai d’Orsay. Alors que l’État français réaffirme sa volonté d’associer les entreprises et leurs fondations à l’action humanitaire, il était indispensable d’en savoir un peu plus sur cette démarche. Pour Patrice Paoli, elle repose sur le pragmatisme, l’action collective et la mise en synergie des moyens de chacun. Aux ONG de se positionner en fonction de cette feuille de route.
Alternatives Humanitaires – Le 19 décembre dernier, le Centre de crise et de soutien (CDCS) a signé douze conventions de partenariat en matière d’aide humanitaire, notamment avec des entreprises et des fondations d’entreprises : pouvez-vous nous dire quelles sont les attentes du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères à travers cette démarche ?
Patrice Paoli – En fait, nous avons procédé de manière empirique. Nous ne sommes pas partis de l’idée qu’il fallait absolument travailler avec les fondations d’entreprises ou les entreprises : c’est petit à petit que les choses se sont faites. L’idée est sans doute apparue historiquement à travers le secours que le CDCS a pu apporter à des Français à l’étranger, notamment avec la Fondation Airbus, en obtenant des heures de vol d’hélicoptères ou d’avions pour pouvoir faire des reconnaissances. De la même façon, lorsque nous avons monté des projets humanitaires, la France étant un bailleur relativement modeste de l’action humanitaire, nous avons inventé de nouveaux procédés, en fédérant nos efforts avec ceux des Régions de France, avec ceux des organisations internationales, des ONG et des entreprises. Ce fut le cas, par exemple, à Bardarash, dans le Nord de l’Irak, où la région PACA (Provence-Alpes-Côte d’Azur) nous a aidés à construire des écoles, tandis que la Fondation Mérieux gérait tout ce qui concernait le médical et la Fondation Véolia tout ce qui concernait l’eau. On s’est aperçu que cela fonctionnait bien, que cela permettait de déployer des efforts accrus, de fédérer – c’est très important puisque l’on parle ici d’un devoir de solidarité et d’engagement. Et donc, on a progressivement bâti une vision. Mais c’est un échange, ce n’est pas nous qui avons toutes les idées : elles viennent aussi des entreprises, des fondations, des ONG. On échange et on voit ce qui est bien. On a développé cette approche avec l’idée que plus on est nombreux à travailler dans la même direction, plus on est efficaces. Si le ministre lui-même a tenu à participer à cette cérémonie du 19 décembre, c’est bien pour montrer cet engagement à effacer les frontières entre les différents intervenants au profit d’une mission. Notre mission, c’est celle de la protection des Français et de l’action humanitaire à l’étranger au profit de populations tierces. Cela ne veut pas dire que toutes les fondations participent de la même façon. Chacune vient avec sa spécialité, sa vocation pour mettre à disposition des moyens ou des compétences. C’est une démarche à géométrie variable, très pragmatique. Nous devons répondre à des questions qu’on nous pose, à des crises qui surviennent où sont impliquées des personnes, en trouvant les meilleurs moyens de le faire. Je donnerai un dernier exemple : lors de l’assistance humanitaire à Haïti, alors que l’île était frappée par un cyclone, nous avons réussi à mettre dans un avion affrété par le Centre de crise et de soutien et la direction générale de la sécurité civile, des fondations d’entreprises, des ONG et du matériel humanitaire du CDCS. Tout le monde est parti ensemble et cela nous a permis d’être parmi les premiers à répondre en faisant en sorte que tout le monde travaille ensemble. Et nous en sommes fiers.
A. H. – Ce qui nous intéresse dans cette thématique du rapprochement entre les États et les entreprises et fondations d’entreprises, c’est de voir comment ces dernières innovent, ce qu’elles apportent à l’action humanitaire. D’ailleurs, ce serait intéressant de savoir si les douze conventions de partenariat concernent autant les contextes de catastrophes naturelles, de conflits ou de flambées épidémiques par exemple. Par ailleurs, on s’aperçoit que d’autres États continuent d’avancer dans ce sens, à l’image du gouvernement belge qui a mis en place avec le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), le premier humanitarian impact bond qui fait intervenir trois acteurs : l’État, les investisseurs et les ONG. Donc, est-ce que l’on est aussi en France dans cette démarche de continuer à innover, en partenariat, à travers ces trois familles d’acteurs ?
P. Paoli – C’est exactement ça. Encore une fois, nous n’avons pas de doctrine, parce que nous ne sommes pas des doctrinaires. Certes, on théorise, mais souvent après coup, en bâtissant nos façons de faire par l’expérience, par l’accumulation des remarques des uns et des autres et je crois que le mot important que vous venez d’utiliser, c’est celui d’innovation. On est un secteur innovant parce qu’on est constamment en réaction et en adaptation. La réaction, ce n’est pas d’avoir une façon de faire qu’on ne change pas, c’est au contraire de savoir s’adapter en permanence. Donc, je pense qu’on doit s’adapter. Ce qu’on a vu sur le climat est extrêmement intéressant : quand les acteurs sont défaillants au niveau de l’État – on l’a vu aux États-Unis –, alors des villes et d’autres organismes, comme des fondations, se mobilisent pour maintenir la flamme, si j’ose dire, de la lutte contre le réchauffement climatique. C’est intéressant parce que cela montre qu’il faut décloisonner. Nous n’avons pas de barrière théorique, car ce qui compte, c’est la mission et le fait que tout le monde soit animé par un cahier des charges commun. C’est cela qu’il nous faut bâtir, encore une fois de manière pragmatique, il n’y a pas de limite en soi, mais il n’y a pas non plus un objectif fixe ni une feuille de route précise. Nous avons un chemin qui vise à rassembler tous ces acteurs progressivement. Lors de la dernière visite du commissaire européen à l’aide humanitaire et à la gestion des crises, il nous a demandé quelles étaient nos procédures parce que, précisément, il avait eu vent des conventions que nous passions avec des fondations et qu’il voulait voir aussi comment l’Union européenne pourrait s’en inspirer.
A. H. – Mais est-ce que certaines ONG ne sont pas en droit de se demander si le CDCS ne va pas, à leurs dépens, donner des moyens à des fondations d’entreprises ? Ou se situe-t-on dans la démarche initiée avec le groupe de concertation humanitaire[1]Mis en place en 2013, dans le cadre de la première « stratégie humanitaire » de la France (2012-2017), le groupe de concertation humanitaire est une enceinte d’échanges et de dialogue suivis … Continue reading qui, en résumé, consiste à dire que si chacun reste libre, on peut aussi, à certains moments, se coordonner et faire converger les moyens ?
P. Paoli – Oui, nous sommes dans cette démarche qui consiste dans la mise à disposition de moyens d’une action collective. On travaille ensemble et personne ne cherche à récupérer le bénéfice d’une action. Effectivement, dans les débats qu’on a dans le groupe de concertation humanitaire, il s’agit d’apporter de nouvelles idées, de voir comment on peut travailler, en effet, à géométrie variable. Je pense que les années qui viennent vont voir un développement de ces moyens qui dépasse très largement la question des fondations : c’est celui de la place de la France dans l’action humanitaire au plan mondial. Son rang parmi les bailleurs, c’est une autre question. On peut souvent faire beaucoup avec des moyens relativement modestes, quand ils sont bien utilisés. C’est ce qui s’est passé dans le nord de l’Irak où, au lieu de prendre en charge des problèmes un petit peu partout, on a concentré notre action sur un camp de déplacés à Bardarash en prenant en charge tous les aspects de la vie dans ce camp, avec un centre psychosocial, des écoles, une action sanitaire, etc. La concertation humanitaire trouvera une de ses « terminaisons nerveuses » dans la Conférence nationale humanitaire qui se tiendra le 22 mars prochain sous la présidence du ministre. Nous tenons à ce que la stratégie nationale humanitaire qui sera adoptée à ce moment-là rassemble et donne une direction de travail commune.
A. H. – Est-ce que vous avez le sentiment qu’il y a une spécificité française, en tout cas une dynamique assez propre à la France qui serait en train de se mettre en place ?
P. Paoli – Je pense en tout cas qu’il y a une dynamique qui se poursuit. Avec la première stratégie nationale humanitaire, on en était un peu aux balbutiements. Aujourd’hui, on est dans la création, une sorte de laboratoire d’idées. Alors évidemment, il faut que le financement suive, et je pense que c’est un des grands enjeux pour nous, dans les années qui viennent, que de remonter le niveau de notre APD en général, celui de l’humanitaire en particulier.
A. H. – Vous parlez sans doute de l’engagement du président Macron en faveur d’une hausse de l’APD à hauteur de 0,55 % du revenu national brut (RNB). Quelle part pourrait revenir, selon vous, à l’action humanitaire internationale, et est-ce que cela concernerait autant l’urgence aiguë que la stabilisation par exemple ? Plus globalement, cette question renvoie peut-être à la nécessité de mieux expliquer cette question complexe de la répartition des compétences des uns et des autres.
P. Paoli – On souffre de certains défauts qui ne sont pas rédhibitoires, mais qui existent, notamment des guichets éparpillés. Nous travaillons avec plusieurs partenaires à rendre plus lisible l’action humanitaire de la France. L’un des enjeux, et c’est un engagement politique du président de la République, est de faire passer la part de l’APD de 0,38 % – ce qui reste en décalage avec l’objectif de 0,7 % – à 0,55 % du RNB dans les cinq années à venir. Au sein de cette APD, la France consacre 2 % environ à l’humanitaire, alors que la moyenne au sein des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est de 12 %. On est donc en décalage à la fois quantitatif et qualitatif : le second enjeu est donc de faire remonter la part de l’aide humanitaire, en particulier ce qui relève de l’urgence et de la stabilisation – cette étape intermédiaire entre l’urgence humanitaire et le développement – que vous évoquiez. Par exemple, sur un théâtre comme celui de la région de Mossoul et de la plaine de Ninive après l’éviction de Daesh, il est évident qu’il faut être là pour aider au retour des déplacés, faire du déminage, permettre à la société de se rétablir, bref créer les conditions propices à une action de plus long terme. Ce sont des actions à la fois humanitaires et politiques, et il faut que nos politiques soient sensibilisés et sachent quels outils on va devoir optimiser. Si le président de la République décide qu’on doit être présent à Mossoul après le départ de Daesh, alors l’outil de l’action d’urgence qu’est le CDCS est de ceux-là, mais il faut alors effectivement augmenter les moyens dont il dispose.
A. H. – Puisque nous parlons des moyens, je pense qu’il faut prendre en compte le potentiel de développement des fondations. Entre 2010 et 2017, les fondations en France sont passées de 1 000 à 2 000 avec l’encouragement de l’État. Or, et c’est le cas en Europe en général et même aux États-Unis, les fondations attribuent 80 % de leurs moyens au territoire national, et seulement 20 % à l’international. Donc s’il est pertinent, évidemment, de demander l’augmentation de l’APD, il faut encourager les fondations, notamment individuelles et familiales à s’intéresser à l’international, un horizon dont tout le monde ne perçoit pas toujours l’intérêt. C’est bien pour cela que j’ai proposé, en tant que président du Centre français des fondations que notre prochaine assemblée générale se tienne au sein du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères pour que nos adhérents raisonnent dans un monde sans frontières. Je pense aussi qu’il y aura d’autant plus de pression sur l’État si davantage d’acteurs privés mettent des moyens dans cette action internationale.
P. Paoli – Il y a aussi, sans aucun doute, un enjeu d’influence. Et dans une politique d’influence, il y a différentes façons de faire : les ONG françaises ont été novatrices, en étant les principales destinataires de fonds européens notamment. Aujourd’hui, et c’est l’un des enjeux, pour avoir cette capacité d’influence, il faut se donner les moyens financiers de faire valoir notre façon de penser et de faire pour influer sur les décisions, notamment au sein de l’Union européenne. Le savoir-faire des ONG françaises est très important et ce doit être notre travail, avec des moyens parfois encore trop modestes, de porter sur le terrain le plus vite possible cette capacité de réaction des humanitaires.
A. H. – Puisque nous sommes dans cette logique de synergie, le devoir de certains acteurs est aussi peut-être d’alerter sur les activités d’autres, que ces derniers sachent ou non à quoi ils participent. Je pense au Liberia des années 1990, où l’on savait que le minerai de fer du mont Nimba était exploité par des enfants soldats, puis pris en charge par des intermédiaires de type mafieux pour aboutir chez Usinor Sacilor qui l’ignorait d’ailleurs sans doute. En tout cas, quand on l’en a avertie, Usinor Sacilor a pris l’engagement de stopper. On peut donc espérer que, par le dialogue et les rencontres, le CDCS, les ONG et les entreprises vont se parler franchement parce qu’on a des priorités humanitaires et tout simplement humaines : c’est notre rôle d’insister là-dessus, nous qui sommes en première ligne. Et puisque l’humanitaire est, en principe, une étape vers la reconstruction, celle-ci implique une autonomie des personnes qui ne doivent pas se retrouver dépendantes d’ONG comme d’entreprises qui, parfois, empiètent sur la souveraineté des États, se substituent aux autorités locales ou exercent un quasi-monopole sur des marchés. Bref, est-ce qu’on peut espérer que, par cette convergence des ONG et des entreprises on va faire en sorte de faire progresser ces logiques ?
P. Paoli – J’ai souvent été frappé, lors de visites sur le terrain par le fait que les acteurs humanitaires ne connaissent généralement pas leur date de départ. Et il est vrai que, dans certains domaines, on s’aperçoit qu’il y a un effet de substitution à l’État national concerné. Malheureusement, ce ne sont pas des choses qui vont s’arrêter du jour au lendemain. De même, au Liban où j’étais en poste auparavant, on nous reprochait de vouloir « fixer » les populations déplacées ou réfugiées dans le pays. C’était erroné puisque, au contraire, nous faisions tout pour favoriser leur retour. Il y a un moment où l’action d’urgence doit céder la place à une action davantage axée sur la stabilisation de la situation et à la réappropriation de leur destin par les états et les personnes.
Par ailleurs, le CDCS est en contact avec les entreprises à plusieurs niveaux. D’abord pour la protection des Français, puisque les entreprises sont des employeurs et qu’elles ont la responsabilité de ces employés français. Ensuite avec les entreprises dites de sécurité, qui sont malheureusement de plus en plus nécessaires dans certains théâtres difficiles pour assurer la sécurité de multiples acteurs, opérateurs publics ou sociétés privées. Enfin, nous soutenons les entreprises françaises pour qu’elles participent soit à des opérations de maintien de la paix ou de déploiement d’une aide de l’Union européenne où il y a régulièrement des appels d’offres, soit aux sélections de produits innovants qui leur permettront – comme l’a fait Nutriset® – d’être retenues pour alimenter les stocks des Nations unies, par exemple.
Bien sûr, chacun a ses résistances. Il y a peut-être 20 ans, les ONG étaient très jalouses de leur autonomie, de leur personnalité – ce qu’elles sont toujours d’ailleurs –, considérant l’État avec méfiance. Et l’entreprise n’était pas considérée comme leur partenaire naturel, loin de là. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est de faire en sorte que, tout en gardant sa façon de voir et de faire, chacun entre en interaction avec les autres.
Propos recueillis par Virginie Troit, directrice générale de la Fondation Croix-Rouge, et Benoît Miribel, cofondateur de la revue Alternatives Humanitaires
Ce texte est une transcription retravaillée de l’interview accordée par Patrice Paoli. L’intégralité de l’interview filmée est disponible sur notre site :
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ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-330-9