C’est une innovation sans doute passée inaperçue du grand public, et peut-être même d’une partie du milieu humanitaire. Avec 100 000 morsures mortelles par an, l’envenimation par serpents est désormais considérée comme une maladie tropicale négligée. Julien Potet nous explique comment Médecins Sans Frontières s’en est saisie pour en faire un combat autant humanitaire que politique.
La lutte contre les maladies tropicales négligées, comme la leishmaniose viscérale ou la maladie du sommeil, figure parmi les ambitions médicales les plus importantes de Médecins Sans Frontières (MSF)[1]Médecins Sans Frontières, Sortir de l’oubli. Lutter contre la leishmaniose viscérale, la trypanosomiase humaine africaine, la maladie de Chagas et les autres maladies négligées, rapport, 2012, … Continue reading. Ces maladies ont en commun de toucher en très grande majorité les communautés les plus démunies des pays en développement, le plus souvent en zone rurale. Par manque de poids politique, les patients souffrant de ces maladies sont souvent négligés par les autorités de santé. Par manque de poids économique, ils sont négligés par l’industrie pharmaceutique. Ainsi, en 1999, Hoechst (qui allait plus tard être intégrée au groupe Sanofi) avait décidé unilatéralement d’arrêter la production d’éflornithine, le médicament alors le moins toxique contre la maladie du sommeil, en raison de faibles retombées commerciales. Une campagne médiatique menée par MSF et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait cependant pu faire plier Sanofi/Hoechst : la production d’éflornithine avait repris, et la compagnie s’était engagée dans une donation d’éflornithine en quantité illimitée pour les patients en Afrique.
Même cause, mêmes effets
C’est un événement similaire qui a déclenché il y a cinq ans au sein du mouvement MSF un regain d’intérêt pour une autre maladie tropicale négligée, un peu particulière : les envenimations par morsures de serpent. Il s’agit bien d’une maladie, avec de nombreux symptômes possibles selon les espèces incriminées, une maladie qui nécessite un traitement spécifique. Il y a cinq ans donc, Sanofi – encore elle – venait de décider d’arrêter la production de son sérum antivenimeux pour l’Afrique, le FAV-Afrique. Les antivenins sont des traitements à base de plasma animal (voir encadré). La plupart des autres sérums antivenimeux disponibles en Afrique étaient alors soit de qualité médiocre, soit de qualité inconnue. MSF n’a pas hésité à dénoncer la décision de Sanofi dans les médias[2]MSF Access Campaign, « Snakebite : How Sanofi slithered its way out of the neglected antivenom market », juillet 2015, www.msfaccess.org/sites/default/files/NTDs_Brief_FavAfrique_ENG_2015.pdf. En parallèle, nous avons œuvré à l’amélioration de la prise en charge des victimes de morsures de serpent dans nos hôpitaux. Le nombre d’admissions pour morsures de serpent y a rapidement augmenté, mettant à jour des besoins non couverts jusqu’ici, si ce n’est par les guérisseurs traditionnels. En Éthiopie, en République centrafricaine, au Soudan du Sud, comme au Yémen, plusieurs milliers de victimes de morsures de serpent sont désormais prises en charges dans nos hôpitaux chaque année. Des projets dans d’autres régions touchées sont à l’étude.
Comment sont produits les antivenins ?
Alors que certains soins de support sont essentiels, en particulier la ventilation assistée dans certains types d’envenimations, les sérums antivenimeux constituent le seul traitement spécifique contre les morsures de serpent. La fabrication des antivenins repose sur une mécanique minutieuse, même si ses grands principes ont été élaborés il y a plus de cent ans par Calmette et d’autres pastoriens : des animaux, le plus souvent des chevaux, sont tout d’abord « vaccinés » avec un mélange de venins extraits des espèces de serpent que l’on souhaite cibler ; puis leur plasma est collecté (pas d’inquiétude, les animaux restent en bonne santé !) ; les anticorps contenus dans le plasma animal sont enfin isolés, purifiés et éventuellement fragmentés. Le contrôle des bonnes pratiques de fabrication est primordial. |
Il reste cependant beaucoup à faire et l’action de MSF est une goutte d’eau dans l’océan. On estime en effet que plus de 100 000 personnes périssent chaque année dans le monde suite à une morsure de serpent. Plusieurs centaines de milliers d’autres victimes survivent avec des séquelles importantes. Le sous-continent indien est le plus touché, suivi par l’Afrique subsaharienne[3]Jose Maria Gutiérrez et al., « Snakebite envenoming », Nature Reviews Disease Primers, octobre 2017, p. 1-20.. En réalité, les chiffres manquent de précision. Les registres hospitaliers sont un piètre indicateur de la situation, car de nombreuses victimes de morsures de serpent ne consultent tout simplement pas à l’hôpital. Il faudrait démultiplier les enquêtes épidémiologiques à l’échelle locale afin d’évaluer précisément le nombre de cas et de décès dans la communauté, d’identifier les villages les plus à risque, puis d’y mener des séances d’éducation à la prévention, et de renforcer les hôpitaux à proximité.
Pour des antivenins de qualité accessibles aux patients
L’obstacle financier est également considérable. Les sérums antivenimeux représentent des dépenses très élevées pour les victimes. Un traitement de qualité coûte au minimum une cinquantaine d’euros par patient, et beaucoup plus si l’envenimation est sévère et nécessite un grand nombre de flacons. En Afrique subsaharienne, le coût du traitement est le plus souvent totalement à la charge du patient, comme l’exige la politique générale de recouvrement des coûts ; faute de moyens, les victimes, en majorité des paysans, ne peuvent se payer qu’un ou deux flacons, quand ils le peuvent. MSF recommande que les victimes de morsures de serpents bénéficient de soins gratuits ou tout à fait abordables, comme c’est le cas pour d’autres urgences médicales mettant en jeu la vie du patient telles que les césariennes d’urgence. Cela paraît d’autant plus souhaitable que des analyses solides montrent que l’utilisation d’un sérum antivenimeux adapté et efficace en Afrique constitue une intervention de santé publique ayant un excellent rapport coût-efficacité[4]Nicholas Brown, « Antivenom: the most cost-effective treatment in the world ? », Toxicon, juin 2010, p. 1405-1407.. Certains États, comme le Burkina Faso, l’ont compris et ont fait le choix de subventionner le coût du sérum antivenimeux. MSF appelle les autres pays les plus touchés à suivre cet exemple.
En parallèle, il est indispensable d’améliorer le contrôle de la qualité des antivenins disponibles sur les différents marchés régionaux. Des produits de piètre qualité circulent encore trop souvent. S’agissant de préparations à base de plasma animal, les risques d’effets indésirables sont élevés si les produits ne sont pas bien purifiés. Il faut aussi vérifier que les sérums correspondent aux espèces les plus dangereuses de la région où ils sont utilisés et qu’ils sont efficaces contre celles-ci. Malheureusement, il n’est pas rare de trouver dans les hôpitaux africains des antivenins actifs contre des espèces du continent asiatique, mais inactifs contre les espèces locales[5]David Warrell, « Unscrupulous marketing of snake bite antivenoms in Africa and Papua New Guinea: choosing the right product – “what’s in a name ?” », Transactions of The Royal Society of … Continue reading. En Éthiopie, MSF n’a pas d’autre possibilité que d’utiliser un sérum fabriqué en Égypte – car c’est le seul homologué dans le pays –, alors que ce produit ne correspond guère aux espèces prédominantes en Éthiopie. MSF n’a pas hésité à apporter un financement au Programme de préqualification de l’OMS afin que soit réalisée une évaluation complète des sérums antivenimeux actuellement commercialisés en Afrique subsaharienne. Nous en attendons avec impatience les résultats en espérant que les États africains suivront les recommandations de l’OMS et interdiront la commercialisation des produits qui sont de mauvaise qualité et inadaptés aux espèces prédominantes dans le pays.
La formation des équipes soignantes constitue un autre défi. Malgré les efforts d’organisations comme la Global Snakebite Initiative ou la Société africaine de venimologie, les personnels de santé sont insuffisamment formés à la prise en charge des envenimations. Par exemple, trop de professionnels continuent à recommander l’application d’un garrot dans les premiers secours, bien que cette pratique soit délétère. Il nous semble indispensable d’inclure un module de formation sur les envenimations dans les cursus des médecins et personnels paramédicaux. Il faut en particulier cibler les professionnels actifs dans les hôpitaux des zones rurales les plus touchées.
Faire baisser la mortalité, c’est possible
Lorsque toutes les conditions sont réunies – en premier lieu un personnel bien formé et un accès gratuit à des soins de qualité, y compris un sérum antivenimeux adapté et efficace –, il est tout à fait possible de faire chuter la mortalité due aux morsures de serpent. C’est le cas à Paoua, dans le Nord-Ouest de la République centrafricaine. Plus de 300 victimes d’envenimations y sont désormais admises chaque année par MSF. Dans ce contexte pourtant difficile d’un point sécuritaire, les patients n’hésitent pas à se rendre rapidement à l’hôpital, pour la plupart moins de 12 heures après la morsure. La grande majorité des cas sont dus à des vipères appartenant à l’espèce Echis ocellatus, qui sévit dans toute la savane ouest-africaine. Le venin de cette vipère cause des troubles de la coagulation. En l’absence de traitement efficace, plus de 10 % des victimes d’envenimations par Echis ocellatus décèdent dans un tableau hémorragique. Depuis l’introduction d’un nouveau sérum antivenimeux adapté et de qualité, la mortalité à Paoua a été maintenue à moins de 1 %.
Les projets de ce type, totalement intégrés à l’activité générale de l’hôpital, doivent être généralisés. À cet effet, la mobilisation politique est tout à fait primordiale. Une première étape a été franchie en 2017, lorsque les envenimations par morsures de serpent ont été incorporées dans la liste officielle des maladies tropicales négligées prioritaires établie par l’OMS[6]Benjamin Waldmann, « WHO has added snakebite to the NTD list: these things need to happen next », The Lancet Global Health Blog, septembre 2017.. En mai 2018, l’Assemblée mondiale de la santé adoptera en toute vraisemblance une résolution sur les morsures de serpent. En fin d’année, l’OMS lancera une feuille de route articulée autour de plusieurs piliers : enquêtes épidémiologiques, prévention et éducation communautaire, formation des soignants et renforcement des systèmes de santé, accès à des antivenins de qualité. Le succès de cette feuille de route dépendra avant tout de la mobilisation de ressources financières conséquentes de la part des ministères de la Santé des pays les plus touchés, ainsi que des bailleurs de fonds internationaux. Jusqu’ici ces derniers ont malheureusement été assez silencieux et frileux.
Une lutte sur plusieurs fronts
Pour résumer, lutter contre les morsures de serpent, c’est s’engager aussi bien sur le terrain que dans l’arène politique. Il s’agit de relever plusieurs défis majeurs : mieux doter les zones rurales en équipes soignantes formées, réguler davantage le marché pharmaceutique, remettre en question le recouvrement des coûts par les usagers du système de santé, et mieux cibler les populations les plus démunies des pays en développement. L’action menée par MSF contre les morsures de serpent s’inscrit ainsi dans un combat humanitaire et politique en faveur de populations négligées et éloignées des centres de décision. Soutenir la prévention et la prise en charge des envenimations par morsures de serpent, c’est œuvrer d’une manière très concrète en faveur de cette couverture sanitaire universelle que les grands décideurs internationaux appellent aujourd’hui de leurs vœux.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-342-2