Si la tendance est bel et bien au renforcement de la souveraineté étatique, cette notion est plus multiforme et ambivalente qu’il n’y paraît. L’auteur nous convie à prendre la mesure de son évolution, de sa complexité et de ses implications sur le travail des humanitaires.
Au début des années 2000, alors chef de mission relativement inexpérimenté pour Médecins Sans Frontières, j’eus une rencontre de routine avec l’organisme gouvernemental tchadien en charge de l’enregistrement et du contrôle des organisations humanitaires. Il était question d’un renouvellement d’inscription, et les formalités ont pris une vingtaine de minutes. Un intérêt poli mais réservé fut exprimé au sujet des détails des procédures chirurgicales, destinées aux déplacés tchadiens et réfugiés darfouriens dans l’est du pays. Le rendez-vous prit fin par l’échange d’une redevance minime contre un bout de papier, ce dernier servant de reçu pour le temps et les services de l’officier.
Quinze ans plus tard, il est difficile d’imaginer que ces événements puissent se reproduire. Sous l’influence d’intérêts politiques et économiques, voire de bureaucraties autoritaires, la surveillance et le contrôle d’activités humanitaires dans les pays frappés par les crises ont considérablement augmenté. Sans aucun doute, selon l’expérience de MSF, « nous faisons face à une augmentation des contextes où les États font valoir leur souveraineté, nous empêchant l’accès aux terrains d’intervention, complexifiant aussi la conduite des opérations et, dans certains cas, entravant notre mission de soignants[1]Correspondance interne de MSF, 25 juin 2018. ». Dans la pratique, cela se traduit souvent par un « contrôle administratif accru », ainsi que « des négociations complexes pour MSF concernant l’accès aux populations[2]Document interne MSF, février 2018. ».
Si « nous ne devrions pas nous étonner que les États se comportent en États[3]Entretien, personnel MSF, 31 mai 2018. », le concept de souveraineté a une dimension historique et une dynamique propres. Une multitude de facteurs ont influencé la mise en œuvre de la souveraineté de l’État et son interaction avec les prérogatives humanitaires. Dans cet article, nous essaierons d’analyser les affirmations d’une résurgence de la souveraineté étatique, ainsi que ses conséquences sur l’action humanitaire.
Points de vue historiques
Déterminer s’il y a ou non résurgence de la souveraineté d’État en ce qui concerne l’humanitaire dépend en grande partie du point de vue historique que l’on adopte. Si l’analyse se cantonne à un passé récent, la réponse simple serait que, en effet, l’optimisme qui voudrait que les besoins humanitaires aient la priorité sur le respect des frontières et les prérogatives des États a été battu en brèche ces dix dernières années. Mais si l’on remonte plus loin, les tendances que l’on observe deviennent plus complexes, voire contradictoires. L’État a en effet été historiquement le meilleur garant du bien-être des populations, et le principal instigateur de sa souffrance. Cette dualité est au cœur des débats sur les limites et les responsabilités de l’État.
Prenant les traités de Westphalie de 1648 comme point de départ communément admis – quoiqu’un peu artificiel – du système international des États-nations, les universitaires ont soutenu que « d’une façon ou d’une autre, la souveraineté a toujours été violée à travers l’histoire[4]D.J.B. Trim, « Conclusion : Humanitarian intervention in historical perspective », in Brendan Simms and D.J.B. Trim (dir.), Humanitarian Intervention : A History, Cambridge University Press, 2011, … Continue reading ». Les changements se voient alors moins dans la justification ou non de ce que l’on appellerait aujourd’hui des interventions humanitaires que dans le type de personnes qui ont besoin d’une protection, une catégorie qui s’est élargie des coreligionnaires à l’humanité entière. Les arguments ont aussi évolué de la lutte contre « la tyrannie et la persécution religieuse »[5]Idem. vers les conceptions modernes du droit international, en même temps que « les discours dans le pays et à l’étranger pour justifier le recours à la force afin de protéger les peuples étrangers[6]Idem. ».
Bien sûr, ces arguments étaient essentiellement utilisés lorsqu’ils étaient à l’avantage des pouvoirs souverains de l’époque, que ce soit pour des raisons stratégiques ou pour des objectifs soi-disant nobles. L’abolition du commerce des esclaves au XIXe siècle en est un exemple classique. Après avoir grandement profité du développement du travail forcé africain, les revendications d’une souveraineté britannique étendue ont largement contribué à sa disparition[7]En affirmant sa souveraineté sur une grande partie de l’océan Atlantique, la Couronne britannique arraisonnait les navires soupçonnés d’esclavage quel que soit leur pavillon.. C’est toutefois pendant la même période que le droit souverain de non-intervention a progressivement fini par être reconnu au sein du cercle limité d’États européens et théoriquement indépendants.
La Charte des Nations unies de 1945 laissa peu de place à l’ambiguïté en érigeant formellement ce « droit souverain d’être libre de toute intervention et ingérence externes[8]Luke Glanville, « Sovereignty », in Alex Bellamy et Tim Dunne (dir.), The Oxford Handbook of the Responsibility to Protect, Oxford University Press, 2016, p. 151-166. » en principe du droit international. Cela ne revenait pas à absoudre les États coupables de violations des droits de l’Homme, mais soulignait « la suprématie interne et l’indépendance externe des souverains[9]Idem. ». Par conséquent, au cours de la guerre froide, la souveraineté fut inconditionnelle, du moins pour ce qui était du traitement des populations à l’intérieur des frontières nationales. Cette position était particulièrement attrayante pour les États post-coloniaux, qui avaient des raisons évidentes de vouloir résister aux tentatives de porter atteinte à leur indépendance nouvellement acquise[10]Idem..
Avec une marge de manœuvre limitée concernant les affaires intérieures des États, la guerre froide a été marquée par une action humanitaire repoussée à la périphérie des conflits. L’accès aux populations réfugiées était comparativement plus simple, tout comme la valeur en termes de propagande pour les rivaux géopolitiques qui ont aussi maintenu une conception rigide de la souveraineté nationale. La crise du Biafra dans les années 1960, tellement centrale dans la naissance du mouvement sans frontières, était une exception évidente à la règle et sans doute un parfait exemple des interventions à venir et des pièges à éviter[11]Conor Foley, The Thin Blue Line : How Humanitarianism Went to War, Verso, 2010, p. 17-18.. Largement télévisé, le conflit a fait apparaître plusieurs dilemmes que les organisations humanitaires affronteraient par la suite, y compris l’impact de l’aide sur la prolongation des conflits, l’instrumentalisation par les belligérants, et les premiers éléments d’un humanitaire politique.
Un nouveau monde : la souveraineté en déclin
La fin de la confrontation entre l’Ouest et l’Est a fait naître de grands espoirs : que les interprétations de la souveraineté du temps de la guerre froide soient remises en cause par la responsabilité croissante des États vis-à-vis de leurs propres populations. La compétence des États dans un grand nombre de contextes, « des Balkans à Timor-Leste, Haïti et une grande partie de l’Afrique[12]Ibid, p. 220-221. » semblaient confirmer cet espoir, modifiant le débat sur « la souveraineté nationale, les droits de l’Homme et la loi internationale[13]Idem. ». Ce changement pouvait se percevoir dans l’augmentation spectaculaire des opérations de maintien de la paix, et de la création de nouvelles instances internationales, telle la Cour pénale internationale naissante.
Pendant ce temps, les tendances à l’œuvre dans le secteur de l’aide durant les années 1990 ont amplifié l’importance et le nombre des organisations humanitaires aux dépens de l’aide bilatérale et des institutions nationales. La mauvaise qualité des prestations de services dans certains États a encouragé l’émergence de modèles libéraux de développement initiés par le FMI et la Banque mondiale, qui favorisaient les acteurs privés. Ce phénomène a été renforcé par les bailleurs de fonds internationaux qui contournaient les États en crise, perçus comme étant trop faibles ou corrompus pour gérer l’aide de façon efficace, ce qui a accru le rôle des agences des Nations unies et des organisations humanitaires[14]Évaluation interne MSF, 2016..
Dans ce survol rapide de l’atteinte à la souveraineté de l’État post-guerre froide, un dernier élément mérite d’être souligné. En cadrant les débats autour de « la souveraineté par opposition aux droits de l’Homme », le Conseil de sécurité n’a fait que remplacer « la paralysie qui accompagnait la bipolarité » par une tension apparemment intenable entre la non-ingérence stricte et le secours aux victimes des conflits. Les initiatives autour de la protection des personnes déplacées à la fin des années 1990, et la modification de la notion de souveraineté comme concept comprenant des responsabilités, furent les conséquences directes de ces débats[15]Luke Glanville, « Sovereignty… », art. cit., p. 151-166..
La notion de souveraineté responsable a finalement été soutenue au Sommet mondial de l’ONU en 2005, sous la formule « Responsabilité de protéger » (« Responsibility to Protect » – R2P). On peut ainsi dresser des parallèles avec les différentes interprétations de la légitimité de l’État antérieures à la guerre froide, même si les termes et les implications étaient alors bien plus clairs. En 2005, il ne s’agissait pas d’abandonner l’idée de souveraineté mais de la nuancer, en y intégrant des limites et des responsabilités, notamment vis-à-vis des personnes déplacées à l’intérieur des États. La pleine souveraineté restera une composante essentielle du système international, mais sera désormais conditionnée par « la conformité aux droits de l’Homme internationaux et aux accords humanitaires ». En cas d’infraction, l’action externe, y compris la coercition, devenait théoriquement légitime[16]Roberta Cohen, « Humanitarian Imperatives are Transforming Sovereignty », Brookings, 1er janvier 2008..
Recrudescence de la souveraineté : un recul à nuancer
Il convient de noter que les changements décrits ci-dessus ne se sont pas produits sans encombre. Malgré les pressions à se conformer aux normes internationales liées à la souveraineté, les États ont aussi résisté à la dilution du droit de non-ingérence, et le concept a été « tant rejeté qu’accepté au cours du XXIe siècle »[17]D. J. B. Trim, « Conclusion : Humanitarian intervention… », art. cit., p. 397-398.. Concilier l’idée centrale de souveraineté avec les impératifs humanitaires a toujours été complexe, et « il n’y a aucun consensus international sur l’application de la R2P[18]Roberta Cohen, « Humanitarian Imperatives… », art. cit. ».
Cependant, l’hostilité des États à renoncer à leurs prérogatives de non-ingérence n’est pas toujours néfaste. Si l’on prend en compte l’histoire des politiques d’aide occidentales, liée à « une vision libérale du changement économique et politique souhaitable dans les pays bénéficiaires », les perceptions de l’ingérence des plus puissants à l’égard des plus faibles ne sont pas déraisonnables[19]William Brown, « Sovereignty Matters : Africa, Donors, and the Aid Relationship », African Affairs, 112/447, 11 février 2013, p. 262-282.. Poussée à l’extrême, l’intervention humanitaire peut aussi être vue comme une autre forme de violence, qui ouvre la porte aux « interventions agressives comme celles en Irak ou en Somalie[20]« Désastres, droit d’ingérence et souveraineté des États », Le Monde, 21 mai 2008. ».
Il ne faut pas, néanmoins, sous-estimer non plus les précédents historiques. Le problème de l’application inégale de ces normes ressemble aux interventions humanitaires du XIXe siècle. Le scepticisme quant à la R2P, par exemple, est exacerbé par « le langage qui ressemble énormément » à la terminologie utilisée pour justifier les régimes coloniaux – y compris au titre des responsabilités envers les moins fortunés – et qui, dans le passé, a conduit à « l’exclusion politique et légale, ou même l’exploitation, des peuples “non-civilisés”[21]Luke Glanville, « Sovereignty… », art. cit., p. 151-166. ». Ainsi, et comme les missionnaires du XIXe siècle qui ont involontairement ouvert la voie à l’hégémonie européenne, les humanitaires d’aujourd’hui, et ce quelle que soit leur appartenance, sont sur la ligne de front des tentatives perçues comme une ingérence.
Ce n’est pas seulement l’héritage historique qui a fait renaître des manifestations plus rigides de la souveraineté des États. Au-delà des critères de protection décrits plus haut – « l’obligation de garantir la sécurité » qui a fait surface après les attentats du 11 septembre 2001 –, l’aide a alors partiellement repris son rôle d’« outil géopolitique important[22]Clea Kahn et Andrew Cunningham, « Introduction to the issue of State sovereignty and humanitarian action », Disasters, vol. 37, 22 juillet 2013. ». Si les actions militaires unilatérales ont fragilisé des aspects de la souveraineté nationale, le label « terroriste » apposé sur la plupart des oppositions armées a fourni une excuse toute faite pour limiter l’accès humanitaire à certaines populations et provoqué la méfiance des acteurs de la société civile.
Les dérives financières dans le monde de l’aide internationale ont aussi contribué à une réaffirmation du contrôle souverain par les États en crise. Depuis les années 1990, durant lesquelles les bénéficiaires ont souvent été soutenus par des acteurs privés, la dernière décennie a vu les politiques des bailleurs revenir vers une assistance budgétaire bilatérale, notamment pendant la phase de rétablissement. Un consensus « post-Washington » qui soulignait l’importance de la propriété locale et de la bonne gouvernance a été renforcé par les autorités nationales, qui tout naturellement tentaient de répondre directement à leurs propres crises[23]Évaluation interne MSF, 2016.. Ces tendances ont produit un effet délétère sur les pratiques opérationnelles habituelles des agences humanitaires, qui ont pour habitude d’agir de façon autonome et avec peu de contraintes.
Les risques inhérents
L’évolution de la notion de souveraineté des États ne peut s’expliquer par les seuls éléments décrits ci-dessus, soit la réticence face aux obligations de protection ou les modifications des normes internationales de sécurité et de finance. En effet, le conflit entre les prérogatives des États et celles des organismes humanitaires était inévitable en raison de la nature propre des crises post-guerre froide. Avec l’augmentation massive du nombre de personnes déplacées, l’aide aux réfugiés doit aujourd’hui cibler davantage des zones internes aux pays touchés que les zones de conflit hors des frontières. Les critiques sont désormais adressées aux « gouvernements touchés par les crises[24]Clea Kahn et Andrew Cunningham, « Introduction to the issue of State sovereignty… », art. cit. ».
D’autre part, il existe une faiblesse inhérente à toutes les organisations humanitaires, indépendamment de leur proximité ou de leur distance vis-à-vis de l’État hôte. Si, comme on l’a suggéré avec optimisme, les acteurs humanitaires « ont fait en sorte d’aider les États à exercer leur souveraineté », leur présence même demeure un rappel embarrassant que la légitimité d’un État est activement remise en question[25]Daniel C. Thomas, « International NGOs, State Sovereignty, and Democratic Values », Chicago Journal of International Law, vol. 2, n° 2, article 11, automne 2001.. Or « peu d’États souhaitent être perçus comme incapables de gérer leurs problèmes internes[26]Clea Kahn and Andrew Cunningham, « Introduction to the issue of State sovereignty… », art. cit. ».
Les dangers connexes ne sont pas anodins. Par exemple, plaider la cause de ceux qui souffrent du fait de leur autorités officielles peut potentiellement exposer les principaux acteurs gouvernementaux à la loi pénale internationale. Mais les risques peuvent aussi être inversés. Les organisations humanitaires sont en effet des cibles faciles, notamment quand le langage de la souveraineté est utilisé pour renforcer « les bases d’un soutien politique intérieur pour les régimes bénéficiaires[27]William Brown, « Sovereignty Matters… », art. cit., p. 262-282. ». Les acteurs locaux ayant des partenaires internationaux sont particulièrement exposés aux accusations d’ingérence quand les gouvernements cherchent à « détourner l’attention des squelettes se trouvant dans leurs propres placards[28]« Israel : “Some NGOs are seen as the enemy from the inside” », The Guardian, 11 mai 2016. ». Étant donné la tendance à utiliser l’humanitaire comme alibi pour l’inaction politique, les protestations contre une expulsion occasionnelle risquent de rester lettre morte et de courte durée[29]Ian Smillie, « The Emperor’s Old Clothes : The Self-Created Siege of Humanitarian Action », in Antonio Donini (dir.), The Golden Fleece : Manipulation and Independence in Humanitarian Action, … Continue reading.
Contradictions internes
La résurgence de la souveraineté des États ne se limite pas aux changements contextuels, ni aux critiques inhérentes associées à la présence d’organisations humanitaires. Le monde humanitaire a aussi engendré un certain nombre de confusions. Une tendance ancienne et bien décrite souligne le rapprochement des organisations de droits de l’Homme et des organisations humanitaires, parfois appelé « humanitaire politique ». Si les premières « pêchent par excès de prudence » en signalant les abus et que les secondes sont peu susceptibles de minimiser une urgence, la distinction n’est pas toujours claire pour les gouvernements[30]Conor Foley, The Thin Blue Line…, op. cit., p. 4-5, 231.. Dans un certain nombre de cas, chez MSF, « nous pensons être les seuls porte-voix », mais dans les faits d’autres acteurs se font bien mieux entendre[31]Entretien : personnel MSF, Genève, 14 septembre 2018..
De manière générale, puisque la liste de critères qui constituent l’autorité souveraine légitime s’est élargie, la portée des activités entreprises sous la bannière de l’humanitaire s’est également étendue. Les humanitaires s’engagent souvent dans des activités qui vont au-delà des secours d’urgence, y compris dans ce qui relève des « sources des crises » à savoir « la nourriture et les moyens de subsistance, l’accès à la justice, et les droits de l’Homme », des problématiques traditionnellement considérées comme relevant « du domaine exclusif » des États[32]Clea Kahn et Andrew Cunningham, « Introduction to the issue of state sovereignty… », art. cit. Il convient également de noter que les critiques des ONG ne se limitent pas aux pays … Continue reading.
Ainsi les vieux débats qui distinguent les approches humanitaires et celles du développement restent aussi pertinents aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle, mais pour des raisons différentes. Un soutien rapide en cas de crise aiguë, essentiellement en se substituant aux autorités nationales, peut justifier un accès simplifié et des mesures administratives adaptées pour sauver des vies. Mais si l’intensité des situations d’urgence peut fluctuer, les crises ont clairement tendance à perdurer. Ce phénomène a été reconnu au Sommet humanitaire mondial en 2016, où « la nécessité de renforcer le nexus humanitaire-développement » a été souligné et une « Nouvelle façon de travailler » (New Way of Working – NWOW) entérinée par les participants[33]« New Way of Working », United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA), 2017. Il convient aussi de noter que MSF a choisi de ne pas participer au sommet et n’a pas … Continue reading.
Les organisations humanitaires font néanmoins face à des dangers évidents. La collaboration étroite avec les gouvernements nationaux parties à un conflit compromet souvent les principes de base d’impartialité, d’indépendance et de neutralité. Et ce d’autant plus quand « la construction de l’État » ou « de la paix » fait partie des objectifs[34]Conor Foley, The Thin Blue Line… op. cit., p. 233.. En termes pratiques, le fait de mettre l’accent sur la « nature légale » des organismes humanitaires plutôt que sur « les spécificités de leur mandat » entame les privilèges humanitaires qui ont été considérés comme acquis, ce qui limite d’autant leur effectivité[35]Évaluation interne MSF, 2016..
Un dernier point concerne l’instrumentalisation des acteurs humanitaires dans le but de redorer la souveraineté d’un État. En effet, un principe de base s’impose à tous les acteurs humanitaires : l’aide ne peut être déployée sans le consentement de ceux qui sont au pouvoir[36]Bien que les dynamiques soient légèrement différentes, cela vaut également pour l’aide « transfrontalière » aux territoires contrôlés par l’opposition, et en quête de leur propre … Continue reading. Cet accord peut n’être donné qu’à la condition de pouvoir contrôler étroitement l’intervention, l’État utilisant ainsi les organismes humanitaires pour « renforcer sa légitimité nationale et internationale ». La Syrie en est un exemple. Revendiquant sa souveraineté, Damas a pu contrôler l’aide humanitaire sur les territoires sur lesquels elle avait un pouvoir, tout en utilisant cette marque d’autorité pour obtenir « des ressources et des résultats tangibles » dans sa tentative de survie[37]Reinoud Leenders et Kholoud Mansour, « Humanitarianism, State Sovereignty and Authoritarian Regime Maintenance in the Syrian War », Political Science Quarterly, vol. 33, n° 2, juin 2018..
Conséquences pour le futur de l’action humanitaire
Toute référence aux « États forts » émergents a volontairement été évitée dans ce texte, en partie du fait de la faible valeur explicative de l’expression. Mais aussi parce que, d’après mon expérience au sein de MSF, la réaffirmation de la souveraineté de l’État peut s’appliquer dans la plupart des contextes où nous intervenons. Les États fragmentés ou affaiblis auraient tendance à faire exception, même si les États en crise parmi les plus appauvris tentent toujours de contrôler l’action humanitaire sur leur territoire. Les aspects sécuritaires et de protection liés à la souveraineté nationale, la critique implicite de l’assistance humanitaire, et les contradictions au sein de l’industrie de l’aide elle-même y ont contribué à divers degrés.
Certes, les motivations des autorités étatiques varient encore énormément, et il demeure utile de déterminer si ce sont des mesures systématiques et coercitives qui sont prises ou si les requêtes sont simplement opportunistes, comme décrit dans l’anecdote au début de l’article. Il est aussi important de ne pas présumer que la lourdeur bureaucratique représente toujours une tentative malveillante de bloquer l’assistance. Toutefois, il est difficile de ne pas conclure qu’au cours de la dernière décennie, les États ont accéléré le développement des politiques et des restrictions régissant l’intervention des organismes humanitaires[38]On peut soutenir que la prolifération des « lois ONG » indique aussi que les États s’inspirent les uns des autres..
Étant donné les demandes opérationnelles et les défis sécuritaires sur le terrain, les obstacles administratifs comme expression de la souveraineté de l’État ne semblent pas toujours représenter la préoccupation la plus urgente. Mais en pratique, les conséquences sont importantes et n’augurent rien de bon pour le futur de l’action humanitaire indépendante. Ces conséquences comprennent une tension accrue avec les autorités nationales, davantage de compromis concernant les principes humanitaires de base pour garantir l’accès, un plus grand silence face aux abus pour éviter de mettre en péril la présence opérationnelle, et un gaspillage de temps et d’argent. Dans le cas de MSF, l’environnement réglementaire a une incidence directe sur notre capacité à accéder aux populations en détresse et sur la qualité de l’aide fournie, « en portant atteinte à notre capacité à déployer notre matériel et nos personnels[39]Évaluation interne MSF, 2016. ». Et ces problématiques ne sont pas près d’être réglées.
Traduit de l’anglais par Juliet Powys
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-422-1