Fondée en 2002 pour offrir un appui aux anciens expatriés de la solidarité internationale dans leur repositionnement social et professionnel, Résonances Humanitaires est de fait un poste d’observation privilégié. Éric Gazeau, son cofondateur, livre ici sa perception autant que son analyse de l’évolution des profils et du vécu de l’engagement sur plusieurs générations de personnels humanitaires.
L’association Résonances Humanitaires (RH) s’est instituée comme réseau d’entraide, mettant à la disposition de ses adhérents divers leviers et services. C’est un lieu idéal pour faire le point sur la pertinence et la permanence de son engagement, et un espace adapté pour réfléchir à une éventuelle reconversion après quelques années de terrain. Mais au fil des années, elle s’est aussi révélée une précieuse vigie des évolutions traversant les générations qui s’y croisent.
Comme beaucoup d’observateurs, nous faisons le constat que le niveau de qualification n’a fait qu’augmenter dans tous les domaines depuis 1992, date de la création de l’Office humanitaire de la Communauté européenne (ECHO, devenue Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes de la Commission européenne en 2010, NDLR). Ce bailleur a largement contribué à professionnaliser le monde des organisations agissant sur des théâtres d’action humanitaire, à commencer par ceux de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda après le génocide des Tutsis.
« Le niveau de qualification n’a fait qu’augmenter dans tous les domaines depuis 1992. »
Ces exigences ont jalonné depuis les multiples terrains d’aide humanitaire internationale, certains très demandeurs en ressources humaines, qu’il s’agisse de l’Asie du Sud-Est après le tsunami de 2004, de Haïti en 2010-2011 ou du Moyen-Orient. Beaucoup de ces expatriés sont aujourd’hui encore « dans le circuit », certains mêmes à la tête d’ONG.
Les consultants en bilan de compétences et coachs bénévoles actifs à RH témoignent, certes, du haut niveau de qualification, mais aussi de l’intelligence émotionnelle particulièrement élevée de la plupart des adhérents qui frappent à la porte de RH :
« Les individus que je rencontre et que j’accompagne au sein de Résonances Humanitaires sont motivés par des valeurs fortes et souvent à la recherche de nouveaux défis. Ces professionnels de l’humanitaire ont pour la plupart mené à bien des projets dans des environnements incroyablement complexes. Dans le cadre de l’atelier Réalisations probantes, nous les aidons à prendre conscience de la valeur de leurs réussites, à faire émerger leurs compétences clés à partir de leurs expériences terrain[1]Témoignage de J.-M. Perrin, coach bénévole à RH depuis 2010.. »
Les personnes frappant à la porte de RH sont majoritairement des femmes (70 % aujourd’hui), alors qu’elles ne représentaient que 50 % des personnes visitant RH il y a dix ans. Plus largement, les principaux domaines d’expertise exprimés par les personnes accueillies à RH (Paris, Lyon et Bordeaux) depuis 2002 (soit plus de 2 200 personnes) révèlent la répartition suivante :
De l’idéalisme des débuts au pragmatisme d’aujourd’hui
Après dix-huit ans d’existence, Résonances Humanitaires est un pôle d’observation privilégié de ce qui déclenche l’engagement, de ce qui fait avancer les humanitaires, de ce qui donne envie ou non de continuer dans ce secteur. Et à la lumière des confidences recueillies ces dernières années, on constate des changements notables dans les motivations à s’engager dans le monde des organisations humanitaires. La frontière se dessine assez nettement entre les personnes ayant frappé à la porte de RH entre 2002 et 2010 et celles arrivées après 2010.
Les personnes engagées avant la création de RH – dorénavant quinquagénaires – étaient mues pour la plupart par un idéal de justice – libérer des populations de différents jougs (économiques ou politiques) – auquel s’ajoutaient une envie de s’éloigner de la société de grande consommation où tout se marchande et une attirance pour un lien social qui favorise l’authenticité comme le partage.
À la faveur de la professionnalisation du monde de l’humanitaire, de nouveaux profils plus pragmatiques, parfois opportunistes, voire « calculateurs » d’un point de vue professionnel, sont venus gonfler les équipes d’expatriés : « Ça fait bien d’inscrire dans son parcours un pas de côté et une culture de l’international , une expérience managériale alliant l’interculturel et l’interdisciplinaire », nous disait-on. S’il faut admettre que RH a sans doute facilité ce mouvement par une promotion de cette professionnalisation, c’est que l’ensemble du monde de l’humanitaire était au diapason de cette tendance. Rappelons en effet qu’à la création de RH en 2002, 90 % des personnes partant en mission humanitaire au départ de la France s’engageaient en tant que volontaire de la solidarité internationale, moins de 10 % ayant donc un statut de salarié expatrié. En 2005, le vote d’un projet de loi – soutenu par notre association – encadrant le volontariat de la solidarité internationale a marqué une mutation en termes de gestion des ressources humaines dans les ONG[2]https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000257503. Aujourd’hui, les personnes envoyées en mission humanitaire sont à plus de 80 % salariées, tandis que les postes d’encadrement – auparavant dévolus à des expatriés – se sont par ailleurs largement ouverts à des salariés locaux, c’est-à-dire des personnes ressortissantes de pays destinataires de l’aide humanitaire internationale.
« Singulièrement depuis 2010, on ressent moins d’enchantement et davantage de questionnements. »
Sans qu’il soit pertinent d’ébaucher un lien de cause à effet, aujourd’hui, et singulièrement depuis 2010, on ressent moins d’enchantement et davantage de questionnements. Les plus jeunes ont vu leurs aînés se faire instrumentaliser – du moins l’interprètent-ils ainsi –, alors que le « romantisme » des missions s’est érodé au contact de contextes difficiles. Plus d’un quart des missions se font sur ce que j’appellerais un « mode stationnaire » : pour des raisons de sécurité, les expatriés sont contrôlés à l’extrême dans leurs déplacements si bien qu’une mission en Afghanistan, au Soudan du Sud, au Yémen ou dans certaines régions de la zone sahélienne en Afrique peut durer plusieurs mois sans que les employés aient la possibilité de sortir des locaux de l’ONG. Beaucoup déplorent de passer plus de temps à rédiger des rapports aux bailleurs de fonds et au siège de leur ONG qu’à échanger avec les habitants de la région d’intervention. C’est sans doute ce qui explique aujourd’hui un regain d’intérêt pour des projets plus ciblés, quitte à revoir la taille du projet afin de se garantir un contact terrain.
Pour Agnès Konrat[3]Adhérente de RH, bénévole à l’accueil., partie pour la première fois en mission en 2009 et ayant depuis effectué plusieurs missions pour différentes ONG :
« Les bailleurs de fonds ont effectivement augmenté leurs critères de redevabilité, en réponse à une réelle volonté des acteurs de l’humanitaire d’améliorer significativement la qualité de l’action. Via notamment la création du projet Sphère, qui vise à préparer les personnels des organisations intergouvernementales et des institutions humanitaires non gouvernementales à apporter une meilleure aide sur le terrain. Côté ONG, on a vu apparaître de nouveaux postes, intitulés “chargés de reporting” ou “grant officer”, dont l’objectif principal est de coordonner l’écriture narrative et budgétaire des propositions et rapports des projets financés par les bailleurs. Ces postes requièrent des compétences en termes de coordination, de rédaction, de synthèse, etc., mais pas forcément l’expérience du terrain. Raison pour laquelle ils sont souvent une porte d’entrée pour les plus “juniors” sortant d’une formation de l’humanitaire et/ou d’un stage au siège d’une ONG. Mais il arrive qu’à ces postes, ces humanitaires ne voient jamais les activités et populations bénéficiaires à propos desquelles ils passent de longues heures à écrire, ce qui peut poser question. »
Le plaidoyer droits de l’Homme, facilité par les nouveaux outils numériques, attire aussi de plus en plus. On a noté ces dernières années de plus en plus d’engagements pour prévenir les discriminations ou mieux en accompagner les victimes. Il en va ainsi de la question du genre dont s’est emparée l’association depuis deux ans, à l’initiative de sa nouvelle présidente Laurence Wilson, par ailleurs accueillante bénévole à l’association :
« Le public de RH est désormais constitué majoritairement de femmes. Notre démarche a été depuis 2018 de créer un espace intime au sein de RH afin d’écouter et de recueillir les témoignages que les femmes humanitaires souhaitent partager entre elles. Le besoin de confidences se fait sentir souvent parmi les femmes dès le moment de l’accueil, avec une grande pudeur et beaucoup de questionnements sur leur engagement humanitaire, sur le désir pour certaines de se poser et de créer une famille. À cela s’ajoutent par exemple les interrogations sur la conciliation d’une vie familiale, sur la gestion de l’interruption professionnelle qui inquiète toujours. De ce fait, un espace de paroles prend tout son sens et permet à chacune de se libérer, de s’épancher, de bénéficier de la dynamique collective intimiste et en toute confidentialité. Cet espace donne lieu à des rencontres régulières à Paris et à l’antenne de Lyon, animées par une coach afin de favoriser et d’entourer en toute bienveillance les échanges et l’expression des émotions. »
Permanence et réorientations
Ces changements dans la manière d’appréhender un engagement humanitaire à l’international, tels que nous les avons évoqués, doivent néanmoins être nuancés. Certaines valeurs qui enclenchent, mais aussi accompagnent l’engagement humanitaire, perdurent en effet d’une génération à l’autre. En somme, il existe des invariants que l’on identifie bien lorsque l’on interroge les nouveaux adhérents sur leurs attentes premières.
Il en va ainsi de l’exigence de préserver son équilibre tant physique que psychologique. Autrement dit, ce qui avait été à la base de la création de RH existe encore et sans doute un peu plus maintenant à la faveur de tout le travail de prévention sur les risques psychosociaux mené de manière plus systématique dans les grandes organisations humanitaires ou d’aide au développement.
De même, le caractère « d’intérêt général » du projet reste déterminant dans l’engagement : les humanitaires d’aujourd’hui ont intégré l’urgence de tenir compte de l’impact des différents projets sur la préservation de la planète et l’héritage à laisser aux générations à venir. D’où le succès grandissant des projets qui se préoccupent de la protection de la planète, tout comme d’un « apaisement social » : accueil des migrants, soutien aux personnes isolées et aux laissés pour compte. Ainsi, 80 % des personnes passées à RH recherchent-elles à leur retour en France un projet et un environnement de travail qui répondent à ces attentes. Le monde de l’économie sociale et solidaire (ESS) apparaît comme un débouché privilégié pour les humanitaires de retour en France. Quand on interroge les adhérents de RH reconvertis dans ce secteur, ils indiquent retrouver la dimension « engagement sociétal », qui les avait encouragés à partir en mission à l’étranger, auprès de publics vulnérables ou fragiles qu’ils appuient. Ils apprécient aussi la dimension interculturelle, très présente dans la plupart des projets : une manière sans doute de retrouver « ici » ce qu’ils avaient recherché « là-bas », sans être toujours capables de le vivre pleinement.
« Le monde de l’économie sociale et solidaire (ESS) apparaît comme un débouché privilégié pour les humanitaires de retour en France. »
Enfin, on constate aujourd’hui que les parcours en ONG sont plus longs : on peut dorénavant « faire carrière » dans l’humanitaire, alors que ces parcours étaient auparavant réservés aux cadres dirigeants d’ONG. Si avant 2000, on avait beaucoup de personnes qui s’attachaient à une seule organisation tout au long de leur parcours, désormais on constate que ces derniers sont plus fractionnés, présentant de multiples expériences auprès de différentes ONG et organisations internationales. C’est le défi des responsables recrutement des ONG qui – comme dans les grandes entreprises – doivent redoubler d’imagination et d’efforts pour fidéliser leurs cadres.
En conclusion, si l’humanitaire s’est professionnalisé, il ne s’est pas pour autant fonctionnarisé. Il reste encore beaucoup d’espace pour vivre une belle aventure humaine dans le monde des ONG. C’est peut-être pour cela que – malgré ses difficultés – ce monde reste « captif ». Comme l’indique notre graphique en effet, 33 % des personnes ayant été accompagnées à RH décident de persévérer dans le monde des organisations humanitaires internationales. Et bien souvent, ces personnes – parce qu’elles ont pris le temps de comprendre leurs limites et leurs talents à l’aune des défis collectifs qui les attendent – se sentent renforcées dans leur engagement et donc plus solides pour la suite de leur parcours.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-622-5 |