Unsung Heroes est un projet photographique construit par le photographe Denis Rouvre et Médecins du Monde. Il est né de «  la volonté de l’association de témoigner de la violence du monde telle qu’elle s’impose aux femmes  », précise le photographe. «  Pendant huit mois, dans neuf pays à travers le monde, elles ont été plus de cent à me faire confiance, à m’accepter derrière le micro, derrière l’objectif. Malgré la barrière de la langue, les codes culturels et les épreuves personnelles, ces femmes ont livré leur histoire. Elles ont brisé le silence avec courage, sincérité. Avec des larmes aussi, une émotion déchirante. Toutes ont posé sans fard, en conscience, préparées et accompagnées par l’ONG. On ne revient pas intact de telles rencontres. La réalité, frontale et sensible, dépasse largement l’idée que je m’en faisais. Dès les premiers portraits en Bulgarie, c’est le choc. La rencontre avec les femmes de la communauté Rom condamnées à se marier et à enfanter dès l’adolescence dans l’enceinte crasseuse d’un ghetto. Violence et pauvreté extrême. Violence morale, éprouvée par les déracinées syriennes et palestiniennes. Violence sexuelle, exercée sur les femmes au Congo ou en Colombie. Violence domestique, viols collectifs, barbarie. Jusque dans nos capitales européennes où des femmes abusées, exploitées, acculées par la précarité se heurtent au rejet et à la haine. Depuis trente ans, j’ai photographié de nombreuses femmes en représentation. Elles attendaient de moi une image contrôlée, lisse, sans accroc. Ici, avec les unsung heroes que j’ai rencontrées, ce sont les ombres qui entrent dans la lumière. Des bleus et des fêlures à la surface de la peau, dans le creux des yeux. Ce sont les voix, les mots, le timbre authentique de l’expérience intime de la violence qui s’expriment. Pour dire la souffrance particulière vécue par les femmes. Pour dire aussi la force d’être femme. La capacité à se relever et à se battre, encore.  »

Composé de 60 portraits et témoignages de femmes, nous vous présentons ici un extrait du projet photographique dont le livre, «  Unsung Heroes, elles brisent le silence  », a été publié aux Éditions Textuel en novembre 2019. Le projet a également été présenté sous la forme d’une exposition itinérante d’abord à Paris puis à Bordeaux, Unsung Heroes sera exposé en Belgique à l’Exposition Mechelen, Kazerne Dossin du 5 mars au 17  mai  2020.

Afifa, palestinienne. Les attaques des colons et de l’armée israélienne, l’expropriation, la destruction des cultures et les déplacements forcés ont de graves conséquences sur la vie et la santé des populations palestiniennes.

On est venu m’informer que mon fils Ahmad avait été blessé. J’ai pensé que ce n’était pas grave, parce qu’Ahmad avait souvent été blessé par le passé : une fois une blessure grave au genou, une fois à la tête, une fois une blessure avec une balle en caoutchouc dans la jambe… Cette fois-ci, je n’y croyais pas. Il y avait un mariage au village ce jour-là. Ahmad s’y rendait, il s’était lavé et bien habillé. La fête commençait à 10  heures. Mais les gens m’ont dit qu’il s’était rendu au check-point et qu’il avait été blessé là-bas.

On a décidé d’aller tous ensemble voir au check-point. On a attendu jusqu’à 3  heures que les Israéliens arrivent, ouvrent le check-point et nous laissent passer. Puis on est allés à l’hôpital, et on l’a vu sortir de la chambre d’opération. Il est resté une semaine là-bas. Il était méconnaissable, tellement son visage était tuméfié. Il était à bout de forces. Méconnaissable. Je savais qu’il ne s’en sortirait pas. Au bout d’une semaine, le jeudi, j’étais inquiète, je suis allée à l’hôpital. Les médecins m’ont dit que je n’avais pas le droit d’entrer. Je leur ai dit : «  Non ! Je veux le voir ! » Ils m’ont dit : « Si tu vas le voir, tu nous promets que tu pars ensuite ?  »

Je le leur ai promis. Je suis entrée dans sa chambre. J’ai vu qu’ils avaient débranché les appareils. Ils lui avaient fermé les yeux avec du sparadrap. Je leur ai demandé pourquoi ils lui avaient clos les yeux. À cause de la lumière ? Ils m’ont dit que oui. Ils ne m’ont pas dit qu’il était mort. Je suis sortie et me suis assise en haut des escaliers, sans rien ressentir de spécial. Quelques instants plus tard, mon neveu qui travaille comme infirmier dans cet hôpital est venu me voir. Il pleurait. Il m’a dit : «  Ô ma tante, Dieu donne la vie et la reprend. Ahmad nous a quittés  ». Là, je me suis effondrée. J’ai tellement pleuré et crié que tout l’hôpital a tremblé.

Ça fait trois ans que je n’ai pas mis les pieds dans une fête, même aux mariages de mes proches. Ma nièce s’est mariée, et même là, je n’ai pas eu le cœur d’y aller. Je ne peux plus voir de jeunes mariés, je n’ai plus le cœur à ça. C’est une perte trop grande. Perdre sa mère, son père ou son frère, d’accord, mais son fils…

Afifa, palestinienne.

 

Basanti, 29 ans, népalaise. Basanti a été brûlée à l’acide par un ami de son mari qui la harcelait et dont elle refusait les avances.

J’étais à la maison. C’était jour de marché. J’ai prévenu mon mari que j’allais chercher du détergent. Il m’a dit de faire vite. Je suis passée voir ma maman qui vend des légumes au bazar et je l’ai aidée un peu. Une personne handicapée est arrivée, alors je l’ai aidée aussi, avant d’aller manger un snack avec ma petite sœur. Nous nous sommes ensuite dirigées vers la maison. En chemin, quelqu’un m’a attaquée par derrière et m’a jeté de l’acide sur la tête. La petite aussi en a reçu sur ses joues. J’ai reçu des coups de couteau, des coups sur la tête et ailleurs. Je me suis écroulée et j’ai perdu connaissance.

Depuis, la peur ne me quitte plus, seuls les rêves me permettent de m’évader. J’ai tout le temps peur. Ce qui me hante, c’est que l’avenir de mes enfants est foutu. Avant, je n’avais peur de rien, j’allais, je venais, je parlais aisément à tout le monde. Si j’avais été plus instruite, peut-être que j’aurais compris et que cela ne se serait pas produit. Il faut prévenir les jeunes filles. Il faut leur faire peur, pour qu’elles se méfient
des garçons.

Les femmes mariées aussi. On pense que tout ira bien une fois mariée et que l’on sera respectée, alors qu’on n’est jamais à l’abri. Mais c’est compliqué, les femmes au village ne comprennent pas grand-chose, il faudrait un lieu dans le village où on peut expliquer tout cela. Il faudrait aussi ouvrir un foyer où l’on prendrait soin des femmes qui ont été amochées pour toujours et expliquer aux gens qu’il n’y a pas que la beauté physique qui compte, que la beauté intérieure est tout aussi importante.

Basanti, 29 ans, népalaise.

 

Dorine, 26 ans, camerounaise. Diana, 28 ans, kenyane. Dorine et Diana ont toutes deux fui leur pays d’origine où l’homosexualité est criminalisée.

J’ai compris que j’étais différente à l’âge de 14 ans. Je le savais, mais je n’avais personne avec qui en parler, jusqu’au moment où j’ai sympathisé avec une fille de l’école. Nous sommes devenues amies. Je ne savais pas comment lui parler de ce que je ressentais. Un jour, alors que ma mère n’était pas là, nous avons vu une scène dans un film romantique à la télévision où deux filles s’embrassaient. Nous nous sommes embrassées aussi.

Au Cameroun, il y a une loi qui interdit aux personnes de même sexe d’avoir une relation. Notre relation était notre secret, nous n’en parlions pas en public, nous ne nous tenions pas la main en public. Les gens pensaient que nous étions juste meilleures amies. C’est resté un secret jusqu’à mon dix-huitième anniversaire.

Nous rentrions de l’université. Ma mère était encore en déplacement. Après être allées au restaurant, nous avons décidé de rentrer chez moi. Nous pensions y être en sécurité. Soudain, nous avons entendu des coups à la porte. C’était la police. Je ne sais pas qui leur avait raconté. C’était peut-être les voisins. On nous avait fait suivre, une policière nous avait observées pendant plusieurs jours.

La police nous a arrêtées. Pendant qu’on nous traînait jusqu’au commissariat le plus proche, tout près de chez moi, les voisins sont sortis pour nous jeter des pierres, hurlant à la malédiction. « On le savait, sorcières, ne revenez jamais, il faut les guérir ». Ils parlaient de nous déshabiller en public. Il n’y avait personne que nous pouvions prévenir.
On nous a mises dans des cellules séparées.

Nous avons été torturées. Moi, en tout cas. Je ne sais pas ce qu’elle a subi. C’est la dernière fois que je l’ai vue. Ils ont tout fait pour que nous ne nous revoyions pas. Ça a été pire pour moi, parce que je crois que de son côté à elle, ses parents, son frère étaient un peu sensibles à sa situation. Ils pouvaient la défendre, s’occuper d’elle. Il n’y avait personne pour venir me chercher. Je suis restée un mois là-bas. C’était terrible.

On m’a torturée, on m’a forcée à faire des choses que je n’avais jamais faites avant. Je ne sais pas comment le dire. Je n’ai pas envie d’en parler. J’étais encore vierge à l’époque, je n’avais jamais fréquenté un homme. Je restais là et les hommes entraient, chacun leur tour. Ils me disaient : « Je vais t’apprendre une leçon. Je crois que tu es comme ça parce que tu n’as pas encore eu d’expérience avec un homme. Quand tu quitteras cette cellule, tu n’auras plus jamais l’idée d’avoir quoi que ce soit avec une femme ».

Dorine, 26 ans, camerounaise.

 

À l’université, je me faisais draguer par des garçons, j’essayais d’être normale, de me cacher, de m’habiller comme les autres filles… J’ai essayé de sortir avec des garçons ou de répondre à leurs avances, mais je n’y arrivais pas. J’avais peur des gens, de la police. La rumeur courait déjà que j’étais homo. Il y avait ce garçon dont je refusais les avances depuis longtemps. Nous étions dans la même classe. Il m’a violée. Il avait entendu les rumeurs et il a appelé ça une «  correction sexuelle ».

Il m’a menacée de me dénoncer, d’appeler la police… Finalement, je l’ai dénoncé. Mais quand j’ai expliqué à mon père que j’avais été violée à cause de mon homosexualité, il ne m’a pas prise au sérieux. Pour lui, il valait mieux se faire violer que d’être homo. Sur les conseils de mon oncle, il m’a amenée voir une espèce de guérisseur. J’étais effrayée. Ce guérisseur m’a entièrement déshabillée. Il a pris des feuilles qu’il a trempées et m’a frappée dessus avec en parlant dans une langue que je ne comprenais pas… C’était censé me «  corriger  ».

Mon coming out, le viol, l’enfermement, c’est vraiment la pire période de ma vie. J’avais peur, je ne savais pas quoi faire. Après trois ou quatre mois, j’ai découvert que j’étais enceinte. J’ai voulu me faire avorter. Ça fait bizarre de dire ça aujourd’hui parce que j’aime mon fils. Mais ils ne m’ont pas laissée faire. Ils pensaient peut-être que cela allait me guérir. Mon père a tenté d’entrer en contact avec sa famille. Pas pour le dénoncer ou raconter à sa famille ce qu’il avait fait, mais pour discuter, leur dire qu’il m’avait mise enceinte et leur demander s’il comptait venir me demander en mariage…

On ne peut pas vivre caché toute sa vie. Quand tu es homosexuel, on t’humilie, on parle dans ton dos, tu as peur de te promener quand les gens savent. D’où je viens, l’homosexualité est passible d’une peine d’emprisonnement. On voit ça comme ça, comme quelque chose de diabolique, une sorte de possession.

En ce moment au Kenya, on essaie de faire abroger l’article du code pénal qui criminalise l’homosexualité. Je ne fais pas partie du collectif qui travaille à cette abrogation mais je suis en contact avec eux depuis Londres. Cela fait des années et des années qu’ils mènent ce combat.

Diane, 28 ans, kenyane.

 

Élysée, congolaise. Élysée a été recueillie et soignée à l’hôpital de Panzi où le Dr Mukwege répare les femmes.

C’était en juin. Il était 20  heures. Il faisait nuit. On était à la maison. Des Raia Mtomboki sont arrivés et sont entrés. Ils ont attrapé mon mari, ils lui ont mis un coup de couteau dans le cou et l’ont tué. Ensuite, ils m’ont attrapée et m’ont dit qu’ils allaient me tuer aussi, devant mes trois enfants : deux garçons et une fille. Mais ils m’ont emmenée et m’ont violée dans la forêt. Beaucoup sont morts, ils ont brûlé beaucoup de maisons, et des enfants en bas âge, des grands et des personnes âgées, mais moi on m’a violée.

Je suis à huit mois… Huit mois qu’ils m’ont fait cela. Quand j’y repense, je sens une tristesse qui m’envahit. Cet enfant, je vais m’occuper de lui comme je m’occupe des autres et je vais bien l’élever, car je suis en vie, grâce à Dieu. Je ne peux pas le discriminer ni le traiter différemment des autres, lui aussi est un enfant. Mais plus tard, ne va-t-il pas me demander qui est son père, une fois qu’il sera en âge de raison ? Comment vais-je lui répondre ?

Je ne peux pas encore retourner dans le village de mon mari. Là-bas, ils vont d’abord me dire que je suis une femme des Raia Mtomboki maintenant. Ensuite, ils diront que je ne peux pas porter un enfant dont je ne connais pas la famille. Je ne peux pas songer à me remarier, ni à être avec un homme, ni à me mettre en couple. Je ne pense qu’à m’occuper de mes enfants et à bien en prendre soin. Je ne pense qu’à cela.

Élysée, congolaise.

 

Shreya, 30 ans, indienne. Shreya travaille pour la plus ancienne association de défense des droits LGBTI de la région Asie-Pacifique.

Je viens d’une famille honorable. Je voulais avoir une vie digne. Une femme biologiquement née femme n’accorde pas tant d’importance à son identité de femme, mais pour moi, c’est très important. Parce que j’ai beaucoup souffert pour devenir une femme.

J’ai dû faire la manche dans la rue, je me suis droguée, je suis devenue travailleuse du sexe, puis danseuse dans un bar, ce genre de choses. Je gardais l’argent pour me faire opérer. Je me suis renseignée. J’ai vu les médecins, un endocrinologue, un psychologue. J’ai pris les certificats médicaux et je suis allée voir le chirurgien plastique. Pour avoir un corps parfait.

Après mon opération, j’ai repris mes études, j’ai obtenu mon diplôme en travail social et j’ai commencé à chercher du travail dans le privé. Pendant les entretiens, on me posait toujours des questions sur mon genre, on demandait à me voir nue. Je répondais « mon travail sera parfait, mon corps n’a rien à voir, mon esprit est là pour vous ». Mais ils voulaient toujours voir mon corps, savoir si j’avais un pénis ou un vagin. C’était très embarrassant, je me sentais mal.

J’ai compris que l’éducation était l’arme la plus puissante pour changer mon monde. À partir de ce jour-là, j’ai commencé à travailler en faveur des personnes trans, parce que beaucoup de jeunes trans vivent la même chose que moi. Ce que j’ai vécu, je ne le souhaite à personne. Aujourd’hui, je travaille pour le Humsafar Trust. C’est la plus ancienne association LGBTI d’Asie-Pacifique. J’accompagne beaucoup de femmes trans de la nouvelle génération. J’ai mené un programme de sensibilisation dans le privé, dans le secteur scolaire et dans le public. Ils ont commencé à comprendre.

En Inde, en 2014, sur décision de justice, notre identité a été reconnue.

Mes amis me disaient : « tu ne peux pas avoir d’enfants ». Je leur répondais que beaucoup de femmes sur terre ne peuvent pas avoir d’enfants. Je suis une vraie femme, comme vous, parce que je respecte mon corps dans sa féminité, je le respecte tout entier. Je suis une femme sans utérus, mais ça me va. Peut-être que je renaîtrai comme ça, dans un corps de femme. Mon rêve était de devenir médecin et je n’ai pas réussi. C’est pour ça que je veux faire un doctorat. Parce qu’après mon doctorat, on pourra m’appeler Dr Shreya Reddy.

Shreya, 30 ans, indienne.

Défendre le droit des femmes à décider

Médecins du Monde agit et milite pour le droit des femmes à disposer librement de leur corps et à décider de façon libre et éclairée de leur sexualité, de leur santé et de leur vie. Que ce soit en République démocratique du Congo, en Haïti, à Madagascar, en Côte d’Ivoire, en Ouganda, en Palestine ou en Bulgarie, Médecins du Monde travaille aux côtés des communautés, des acteurs de la société civile et des institutions publiques pour améliorer la disponibilité et la qualité des services de soins, notamment en santé sexuelle et reproductive.

L’association accompagne les personnes dans la connaissance de leurs droits, renforce leur capacité d’agir et interpelle les décideurs afin de les mettre face à leurs manquements et leurs responsabilités. Médecins du Monde se positionne notamment en faveur de l’accès aux soins pour un avortement en toute sécurité et se bat pour faire abroger les lois prévoyant des mesures punitives contre les femmes et les jeunes filles ou le personnel soignant en cas d’interruption de grossesse.

Les témoignages ont été édités par Thomas Flamerion
– Responsable éditorial,
Médecins du Monde France

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