Publié le 16 juin 2020
L’auteur remercie très sincèrement Maître Basile Ader, ancien Vice-Bâtonnier de l’Ordre des avocats au Barreau de Paris pour sa relecture de l’article.
Largement passée inaperçue durant les périodes de confinement entraînées en Europe par la pandémie de la Covid-19, la protection internationale des personnes ayant dû fuir des persécutions ou des pays en situation de conflits armés, a été en grande partie rendue impossible. D’abord parce que les frontières de l’Espace Schengen ont été fermées. Ensuite parce que la procédure de demande d’asile a été totalement interrompue pendant plusieurs semaines. Ce fut le cas en Île-de-France et l’article de Dominique Kerouedan retrace magistralement ce qui a représenté une atteinte d’ores et déjà jugée comme grave à une liberté fondamentale.
Introduction
Selon les données 2018 de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), sur une population totale de 66,89 millions de personnes en France, on dénombre 4,76 millions d’étrangers (nés hors de France), et 6,49 millions d’immigrés (dont ceux, qui sont nés hors de France et ont acquis la nationalité française et qui restent recensés en tant qu’immigrés)[1]Schéma « Les principales données de l’immigration, le 21 janvier 2020 ». https://www.insee.fr/fr/accueil. Parmi les personnes immigrées, il est une catégorie de personnes tout à fait spécifique du point de vue juridique. Celles qui bénéficient de la protection internationale de la France, selon le droit d’asile français et les textes européens et internationaux cités ci-après. Le nombre de demandeurs d’asile était de 123 625 en 2018, et de 132 614 en 2019. La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) qui est la juridiction administrative à laquelle les demandeurs d’asile, assistés d’un avocat, présentent leur recours en cas de rejet de leur demande de protection par le directeur général de l’OFPRA, a rendu 66 000 décisions en 2019. Le nombre de personnes qui ont obtenu l’asile était de 33 330 en 2018 et de 36 512 en 2019. Les cinq premiers pays d’origine pour les premières demandes d’asile en 2019 étaient l’Afghanistan, la Guinée, la Géorgie, l’Albanie et le Bangladesh[2]Schéma « Les principales données de l’immigration, le 21 janvier 2020 ». https://www.insee.fr/fr/accueil.
L’état de santé des étrangers en France, quelle que soit leur catégorie, est mal connu car la variable « étranger » ou « pays d’origine » ne figure pas dans les grandes enquêtes nationales de santé. Il n’y a pas, à notre connaissance, d’étude épidémiologique de l’état de santé des personnes immigrées. Néanmoins nous disposons de quelques connaissances. L’Académie de médecine avait consacré en 2019 un numéro spécial de son Bulletin à « La santé des migrants »[3]« La santé des migrants », Bulletin de l’Académie nationale de Médecine, n° 1-2, Paris, mars-avril 2019, p. 9-41. puis a publié en février 2020 un rapport sur « L’immigration en France : situation sanitaire et sociale », qui rassemble les observations des études existantes, les auditions de personnalités impliquées dans le domaine, et une revue bibliographique, avant d’émettre dix recommandations[4]M. Gentilini (rapporteur), « L’immigration en France : situation sanitaire et sociale », Académie de Médecine, 25 février 2020, … Continue reading. Le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) publie et actualise des dossiers dédiés à la santé physique et mentale des migrants en France, auxquels contribuent des acteurs de terrain, associatifs ou hospitaliers, des chercheurs, des acteurs de la santé publique en France[5]« La santé et l’accès aux soins des migrants : un enjeu de santé publique », Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH), N° 19-20, 5 septembre 2017, mis à jour le 5 juillet 2019. … Continue reading. Le ministère des Solidarités et de la Santé avait publié en juin 2018 une « Instruction relative à la mise en place du parcours santé des migrants primo-arrivants »[6]Ministère des solidarités et de la santé. Instruction N° DGS/SP1/DGOS/SDR4/DSS/SD2/DGCS/2018/143 du 8 juin 2018 relative à la mise en place du parcours de santé des migrants primo-arrivants, … Continue reading quel que soit leur statut administratif. La revue Actualité et dossier en santé publique (ADSP) du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) s’apprête à publier un dossier sur « La santé des migrants en France »[7]D. Kerouedan, V. Halley des Fontaines, P. Siwek (dir.), La santé des migrants, Dossier spécial de la Revue ADSP du Haut Conseil de la santé publique, à paraître en 2020, … Continue reading qui a pour originalité d’inclure des articles relatifs aux femmes, aux enfants et aux mineurs non accompagnés, groupes dont l’état de santé est moins bien connu. Le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies décline dans un article à paraître dans ce dossier ce qui a pu être réalisé en France par les acteurs de l’asile et les services de santé pour préserver l’accès aux soins des demandeurs d’asile, des apatrides et des personnes déplacées[8]P. Artini, S. Soofi, « L’accès aux soins dans le contexte de la protection des demandeurs d’asile et des réfugiés les plus vulnérables », in, La santé des migrants, Dossier spécial de … Continue reading. Les permanences d’accès aux soins (PASS)[9]Le Collectif national des Permanences d’Accès aux soins de Santé (PASS), http://www.collectifpass.org/ ont vu le profil de leurs usagers évoluer vers une majorité de personnes migrantes, ce qui pose des enjeux pour le système de santé[10]« Des expériences de terrain à des pistes concrètes », Dr Claire Georges, … Continue reading. L’Institut Convergences Migrations (ICM) du Campus Condorcet dispose d’un « Département santé », et rassemble des chercheurs spécialistes sur les migrations, publiant de nombreux articles sur la santé des migrants y compris en période d’épidémie de la Covid-19[11]Fil Covid-19 et migrations : initiatives de recherche et prises de position, http://icmigrations.fr/fil-covid-19-et-migrations/. La Fédération Européenne des Académies de Médecine (FEAM) est également présente sur cette thématique, en pleine période de confinement[12]“Migrants need better access to healthcare, European Academies say”, Allea, 4 May 2020 https://allea.org/migrants-need-better-access-to-healthcare-european-academies-say/.
En résumé l’état de santé des demandeurs d’asile n’est pas étudié de manière précise. Cependant, les éléments dont nous disposons, nous permettent de qualifier « fragile » la santé physique et mentale des personnes migrantes, en raison des vécus de persécution, de parcours migratoires émanés de tortures et de violences sous toutes ses formes, puis de conditions d’accueil et de vie précaires, parfois hostiles, à l’arrivée sur le territoire français. Le risque de voir une partie d’entre eux basculer dans les addictions est d’autant plus élevé que les personnes vivent dans la rue. Une partie des migrants arrivent plutôt en bonne santé ce qui est décrit comme le « healthy migrant effect » mais souffrent graduellement, à mesure de la durée de leur séjour en France, de pathologies infectieuses, chroniques et mentales pouvant être combinées et complexes. L’accès à l’assurance maladie est irrégulier selon les évolutions du statut administratif qu’ils parviennent (ou non) à obtenir en France. Poursuivre la recherche sur la santé des personnes migrantes est impérative, pour répondre de manière éthique, déontologique, stratégique et ajustée aux situations spécifiques de l’état de santé de ces populations en France, et anticiper les enjeux à venir.
Mais le point sur lequel nous souhaitons insister cette fois est celui relatif aux aspects juridiques de l’accueil des demandeurs d’asile. Le droit à demander l’asile est une liberté fondamentale. Nous proposons de nous intéresser à la manière dont ce droit français, constitutionnel et européen, a pu subir quelques turbulences, voire des atteintes graves, lors de la période de confinement, puis des mesures générales décrétées le 11 mai 2020 « pour faire face à l’épidémie de Covid-19 en France dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire »[13]Décret du 11 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de la Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire … Continue reading. La situation spécifique des enfants migrants non accompagnés est décrite dans l’article de Christine Lazerges à paraître dans la Revue ADSP du HCSP[14]C. Lazergues, « Les droits des enfants migrants non accompagnés », in D. Kerouedan, V. Halley Desfontaines, P. Siwek (dir.), La santé des migrants, Dossier spécial de la Revue ADSP du Haut … Continue reading.
Pour comprendre en quoi et à quelles étapes de sa procédure le droit à demander l’asile en France a pu être mis en suspens pendant près de deux mois, puis aménagé, nous verrons dans quelles conditions, pour en assurer, malgré tout, la continuité de son application, nous soumettons au lecteur dans un premier temps une description (non exhaustive) des fondements et de la procédure du droit d’asile en France relative aux adultes accompagnés de leurs enfants.
Les dispositions relatives à l’éligibilité d’une personne à la protection internationale
Le droit d’asile : les textes fondateurs internationaux et de référence européenne
Le droit d’asile est régi par la Convention de Genève du 28 juillet de 1951 relative au statut des réfugiés, suivie de la Résolution N°2198 adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 16 décembre 1966, complétées par le Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés, incluant des dispositions qui définissent le statut juridique des réfugiés et leurs droits et obligations dans le pays de refuge.
La référence juridique est la définition générale de la Convention de 1951 qui stipule en son article 1 que le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut, ou, en raison de la dite crainte, ne veut y retourner »[15]Convention et Protocole relatifs au statut des réfugiés, HCR, https://www.unhcr.org/fr/4b14f4a62. Nous pouvons dégager cinq critères d’examen d’éligibilité d’une demande d’asile :
- la crainte est fondée ;
- il y a une persécution ;
- cette persécution est fondée sur « la race » (selon le texte de 1951 ; aujourd’hui nous évoquons des motifs d’appartenance ethnique), la religion, la nationalité, des motifs politiques, ou l’appartenance à un groupe social, c’est-à-dire un groupe ayant la même origine et le même mode de vie ou le même statut social;
- le demandeur se trouve en dehors de son pays d’origine ;
- celui-ci ne peut pas se réclamer de la protection de son pays.
Le statut du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) figure en annexe à la Résolution 428 adoptée par l’Assemblée générale le 14 décembre 1950 et énonce que le Haut-Commissaire assume, entre autres missions, celle qui consiste à assurer, sous les auspices de l’Organisation des Nations unies, la protection internationale de réfugiés relevant du Haut-Commissariat, dit réfugiés « relevant du mandat ». En ses articles 6 et 7, le statut du HCR stipule que le mandat du Haut-Commissaire s’exerce « sur toute personne qui (…) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité, et qui ne peut, ou du fait de cette crainte ou pour des raisons autres que de convenance personnelle, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité, et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence, ne peut ou, en raison de la dite crainte ou pour des raisons autres que de convenance personnelle, ne veut y retourner »[16]Statut de l’Office du Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés : https://www.unhcr.org/fr/about-us/background/4aeafff76/statut-hcr.html.
Point singulier, le statut du HCR demande l’établissement d’une coopération entre les gouvernements et le Haut-Commissariat pour les réfugiés. Le HCR est tenu en particulier de promouvoir la conclusion et la ratification de conventions internationales pour la protection des réfugiés « et d’en surveiller l’application », ainsi que le stipulent l’article 8 du statut du HCR, et l’article 35 de la Convention de Genève : « les États contractants (…) s’engagent à faciliter sa tâche de surveillance de l’application des dispositions de cette Convention ».
De nombreux textes européens régissent le droit d’asile, dont en tout premier lieu la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (UE)[17]Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000/C 364/01) https://www.europarl.europa.eu/charter/pdf/text_fr.pdf. La Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011, est souvent citée en référence, ayant révisé la Directive du Conseil du 27 janvier 2003, dite « Qualification » relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres de l’UE, pour pouvoir y bénéficier d’une protection internationale, ainsi que les règles minimales relatives aux statuts accordés. L’UE dispose depuis 2010 d’une agence technique d’appui aux États membres et aux institutions en charge des procédures de la demande d’asile au sein de l’Union européenne, basée à Malte : l’European Asylum Support Office (EASO)[18]Site internet de l’European Asylum Support Office : https://easo.europa.eu/. Un régime d’asile européen commun (RAEC) rassemble les textes des dispositions communes prises par les États membres[19]Définition du RAEC par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides https://www.ofpra.gouv.fr/glossaire/r#537 ; « Analyse juridique. Le régime d’Asile européen commun – … Continue reading.
Le droit d’asile en France : textes et résumé de la procédure
En France le droit d’asile relève des conventions internationales et de la « Loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », dite « Loi asile-immigration »[20]Loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie (Journal officiel du 11 septembre 2018) … Continue reading, ainsi que du Livre VII du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), dont l’article L.711-1 dispose : « la qualité de réfugié est reconnue à toute personne persécutée en raison de son action en faveur de la liberté ainsi qu’à toute personne sur laquelle le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés exerce son mandat aux termes des articles 6 et 7 de son statut (…) ou qui répond aux définitions de l’article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés ».
Différents types de protection internationale existent :
- l’« asile constitutionnel » reconnu à toute personne en raison de son action en faveur de la liberté[21]Article L. 711-1 du CESEDA;
- le statut de réfugié qui est l’issue favorable à l’examen de l’éligibilité du demandeur d’asile selon les termes de la Convention de Genève ou du statut du HCR tels que repris dans le CESEDA en France. Les personnes reconnues réfugiées sont placées sous la protection juridique et administrative de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et ont vocation à bénéficier d’une carte de résident de 10 ans[22]Définition du statut de réfugié par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides : https://www.ofpra.gouv.fr/fr/asile/les-differents-types-de-protection/le-statut-de-refugie ;
- le bénéfice de « la protection subsidiaire » est reconnu aux personnes qui ne sont pas éligibles au statut de réfugié mais obtiennent une protection du fait de leur exposition à ces trois situations en cas de retour dans leur pays: (a) la peine de mort ou une exécution, (b) la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants, (c) pour des civils, une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne, en raison d’une violence aveugle résultant d’une situation de conflit armé interne ou international.[23]Article L.712-1 du CESEDA Les personnes qui bénéficient de la protection subsidiaire en France reçoivent un titre de séjour temporaire intitulé « Vie privée et familiale » d’une durée quatre ans.
La procédure de demande du droit d’asile, qui est confidentielle, se déroule en France selon les étapes suivantes, (très résumées), administrées par les institutions respectives :
- Le dispositif national d’accueil du demandeur d’asile en France est institué par l’Office Français de l’Immigration et de l’Insertion (OFII). La personne se rend dans une structure de premier accueil pour demandeur d’asile (SPADA) où il se fait préenregistrer pour un rendez-vous au guichet unique pour demandeur d’asile (GUDA) en préfecture. Depuis le 2 mai 2018, en Île-de-France, les demandeurs d’asile doivent passer par la plateforme téléphonique pour obtenir un rendez-vous. Lors du rendez-vous au GUDA la demande d’asile est enregistrée par un agent en préfecture, puis le demandeur a un entretien avec un agent de l’OFII pour bénéficier des conditions matérielles d’accueil (hébergement et allocation pour demandeur d’asile (ADA)). Dès son enregistrement, le demandeur d’asile dispose de 21 jours pour déposer son dossier à l’OFPRA qui est l’instance compétente du ministère de l’Intérieur pour instruire la demande de protection internationale, dont un « Officier de protection » assurera un entretien déterminant avec le demandeur d’asile, en présence d’un interprète.
- En cas de rejet de la demande par l’OFPRA, le demandeur d’asile dispose d’un mois pour déposer son recours en appel à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Celle-ci est une juridiction administrative sous la tutelle du Conseil d’État. La formation de jugement qui entend le requérant dans une salle d’audience de la CNDA, assisté de son avocat et d’un interprète, est composée d’un magistrat président, de deux personnalités qualifiées, nommées en raison de leurs compétences dans les domaines juridique et géopolitique, par le Vice-président du Conseil d’État et par le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, sur avis conforme du Vice-président du Conseil d’État. Selon la demande de l’avocat ou par décision du juge, l’audience peut se dérouler en présence du public ou à huis clos. Après avoir écouté le rapporteur[24]Le rapporteur « analyse, en toute indépendance, l’objet de la demande et les éléments de fait et de droit exposés par les parties, et fait mention des éléments propres à éclairer le … Continue reading (dont la lecture est traduite par un interprète), le requérant et son avocat, le représentant de l’OFPRA (lorsque celui-ci est présent), les trois magistrats délibèrent à voix égale pour répondre à la question de savoir si la situation du requérant relève des critères d’obtention de la protection internationale et si par conséquent la décision rendue par l’OFPRA doit être annulée. Pour délibérer et rendre leur décision, la formation collégiale de trois juges se fonde sur l’entretien avec le requérant, l’ensemble des éléments du dossier résumé par le rapporteur, les textes français de la loi et du CESEDA, les textes européens et internationaux, la jurisprudence européenne et celle du Conseil d’État, les éléments documentaires élaborés et actualisés du CEREDOC[25]CEREDOC : centre de recherche et d’orientation dirigé par un magistrat, qui apporte son expertise juridique et géopolitique aux membres des formations de jugement et aux rapporteurs de la CNDA … Continue reading et l’intime conviction. Les trois personnalités indépendantes se complètent de par leurs métiers et parcours respectifs, leur connaissance des pays, de la géopolitique, du droit et de la jurisprudence, des contextes socio-culturels des pays de provenance des requérants. Les trois juges échangent, puis s’entendent sur l’annulation – ou non – de la décision du directeur général de l’OFPRA et l’octroi – ou le rejet – de la protection sollicitée. Ils peuvent aussi demander un délibéré prolongé avec supplément d’instruction. Relevons que le HCR est la seule organisation internationale à siéger dans une juridiction administrative française.
Dans les cas de procédure accélérée, – notamment lorsque les requérants proviennent de pays dits « sûrs », dont la liste est fixée par le conseil d’administration de l’OFPRA « au regard des garanties de protection que les autorités de ces pays offrent contre les persécutions et les mauvais traitements, ainsi que sur les sanctions qu’elles prévoient en cas de violation avérée des droits individuels – la formation statue à juge unique (et non pas collégiale)[26]Liste des pays pouvant être considérés comme des pays d’origine sûrs. Liste établie par Décision du Conseil d’administration de l’OFPRA du 9 octobre 2015. … Continue reading.
En amont de l’état d’urgence sanitaire, l’audience à juge unique représentait environ 30% des audiences, les autres se déroulant dans la collégialité des 3 juges.
Points marquants de l’exercice de la demande d’asile en France pendant l’état d’urgence sanitaire lié à l’épidémie de la Covid-19
La continuité des services publics de la demande d’asile suspendue en Île-de-France
Le 12 mars 2020, le président de la République s’est adressé aux Français pour les informer de la propagation rapide du coronavirus Sars-Cov-2 en France et de la nécessité de prendre des mesures drastiques de prévention pour éviter que les services de réanimation des hôpitaux ne soient submergés au point de ne pouvoir accueillir l’ensemble des patients présentant des formes sévères de la maladie Covid-19. Le Conseil scientifique auprès du président Macron a préconisé un confinement de la population qui a été appliqué à partir du 17 mars[27]Ministère des Solidarités et de la Santé, Avis du Conseil scientifique Covid-19, … Continue reading.
Les services publics et les associations d’aide aux migrants (dont les demandeurs d’asile), n’étaient, pas plus que d’autres, préparés du point de vue sanitaire à faire appliquer en leur sein les mesures barrières pour protéger de la contamination les accueillis et les accueillants, notamment parce que la distanciation préconisée d’un mètre entre chaque personne n’était pas immédiatement applicable dans certains locaux, et que les masques et le gel hydro-alcoolique n’étaient alors pas disponibles en quantités suffisantes. Il s’en est suivi la fermeture de nombreux services publics et la suspension de nombreuses activités associatives, aussi parce que dans le cadre de la Loi d’urgence sanitaire tout regroupement de personnes a été interdit, puis limité à quelques personnes. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, les permanences de La Cimade dont les bénévoles ont pour vocation, entre autres, de conseiller et d’accompagner les demandeurs d’asile tout au long de leur procédure, depuis le remplissage du formulaire à soumettre à l’OFPRA, à la demande d’aide juridictionnelle et à la formulation du recours en appel auprès de la CNDA, ont dû fermer, d’autant plus contraintes que les locaux qui hébergent ces activités, dont les temples, ont également fermé. La Cimade a néanmoins pu maintenir son soutien en organisant des permanences téléphoniques, puis a pu reprendre sa « permanence asile Luxembourg » le 9 juin, sur rendez-vous, limitée à 10 personnes, 5 bénévoles et 5 accueillis.
Dans la période de confinement, l’accueil de la plateforme téléphonique de premier accueil de l’OFII en Île-de-France a fermé le 23 mars et indiquait sur un répondeur avoir cessé son activité et annulé tous les rendez-vous déjà pris en GUDA, tous fermés à cette date. L’OFPRA et la CNDA ont interrompu les entretiens pour le premier, les audiences pour la seconde à partir du 16 mars. L’introduction de la demande d’asile (enregistrée lors des étapes antérieures) auprès de l’OFPRA a néanmoins pu continuer puisqu’elle se fait par voie postale). Les titres de séjour dont la validité arrivait à échéance pendant la période de confinement ont été prolongés de trois mois, par l’ordonnance 2020-328 du 25 mars 2020[28]Ordonnance 2020-328 du 25 mars 2020 portant prolongation de la durée de validité des documents de séjour. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000041757041.
Le confinement, dont la durée initiale devait expirer le 31 mars a été prolongé, la plateforme téléphonique et les bureaux de préfecture de l’accueil de la demande d’asile sont restés fermés au public « jusqu’à nouvel ordre ». Cette impossibilité d’exercer en France une liberté fondamentale a enfreint plusieurs dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe. La Commission européenne a rappelé le 16 avril que « l’enregistrement de la demande d’asile doit être maintenu ». La (non) situation administrative, la précarité et la vulnérabilité dans laquelle ces demandeurs d’asile pris au dépourvu face à l’application soudaine des mesures de confinement à l’ensemble de la population française, les exposaient en outre à l’infection par le coronavirus. De son côté, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a exigé la libération de quelque 300 demandeurs d’asile hébergés dans des camps hongrois à la frontière de la Serbie, dans des conditions de détention inacceptables et sans motif valable[29]« La Hongrie libère des migrants détenus illégalement depuis des années », Le Monde, 21 mai 2020, … Continue reading.
Le HCR a publié le 9 avril 2020 une note intitulée « Practical recommendations and good practice to address protection concerns in the context of the Covid-19 epidemic »[30]“Practical Recommendations and Good Practice to Address Protection Concerns in the Context of the Covid-19 Epidemic”, UNHCR, Regional Bureau for Europe, April 9 2020. par laquelle l’organisation des Nations unies décline les pratiques possibles assurant la continuité des services de protection pour les demandeurs d’asile, les réfugiés et les apatrides, citant en exemple selon les mesures prises les États européens, et émet un certain nombre de recommandations, dont les suivantes :
- considérer une exemption explicite d’entrée pour les demandeurs d’asile alors que les frontières de l’espace Schengen sont fermées, maintenir l’accès aux territoires dans le respect du « principe de non-refoulement »[31]Le paragraphe 1 de l’article 33 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés dispose que « Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce … Continue reading, tout en assurant la sécurité sanitaire de tous lors de l’accueil des réfugiés. Le HCR observe alors que la Commission européenne a émis dès le 16 mars une communication sur les exemptions à l’entrée sur les territoires des États de l’Union européenne en faveur des demandeurs d’une protection internationale[32]EC, Communication on Temporary Restrictions on Non-Essential Travel to the EU, 16 March 2020. https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/rep/1/2020/EN/COM-2020-115-F1-EN-MAIN-PART-1.PDF;
- maintenir l’enregistrement des demandes d’asile (en détaillant toute une série de modalités le rendant compatible avec la prévention de la transmission du virus), et encourager la prorogation de l’ensemble des titres de séjour (statuts de réfugiés, protection subsidiaire et autres cartes de résidents) pour s’assurer de la légalité du séjour et du maintien de l’accès aux droits à l’hébergement, à l’assurance maladie, et aux allocations financières par exemple ;
- prendre toutes les mesures nécessaires à la prévention de la propagation du virus dans les espaces collectifs (Centres de rétention administrative notamment) tout en insistant sur la nécessité de privilégier les espaces individuels et des alternatives à ces endroits à très haut risque de contracter le coronavirus, ou, pour les personnes fragiles, de développer des formes sévères de la maladie de Covid-19 ;
- prévenir l’accumulation des retards à l’examen des dossiers, et la note du HCR de citer les exemples de l’Autriche et de la Suisse qui ont adapté les structures d’entretien avec les demandeurs d’asile pour maintenir ceux-ci tout en respectant les mesures de prévention de toute contamination entre les personnes (en mettant par exemple des vitres de plexiglas), pendant que d’autres pays, comme le Royaume-Uni ou la Norvège ont maintenu, par vidéoconférences, les entretiens des demandeurs en présence de leur avocat et de l’interprète localisés en des endroits séparés ;
- se préparer à une reprise surchargée de l’examen de la demande d’asile, en première instance et en appel, en anticipant les plannings, la formation et le recrutement éventuel de personnels à toutes les étapes de la procédure d’asile. Enfin le HCR fait référence à la publication de l’agence de soutien aux États membres de l’UE concernant la demande d’asile (EASO), note relative à la gestion des retards accumulés.[33]EASO expertise and support with backlog management, overview available at: https://easo.europa.eu/operational-support/types-operations
En France, la procédure de demande d’asile a été suspendue et les bureaux d’accueil, d’enregistrement (SPADA et GUDA), d’entretien (OFPRA) et de recours (CNDA) ont fermé. C’est dans ce contexte que sept demandeurs d’asile et sept associations, dont la Ligue des droits de l’Homme et le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), ont saisi le Tribunal administratif (TA) de Paris le 15 avril 2020 par une requête et un mémoire mentionnant l’urgence à considérer l’impossibilité de demander l’asile en France depuis le 22 mars, faisant valoir une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (celle du droit de demander l’asile) en demandant au juge des référés :
- d’enjoindre au directeur général de l’OFII, au préfet de police de Paris, au préfet de la région Île-de-France et à chacun des préfets de ses départements, l’enregistrement de la demande d’asile des requérants individuels signataires de la requête et de leur octroyer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil,
- d’ordonner au directeur général de l’OFII, et à ces mêmes préfets, « de reprendre l’enregistrement des demandes d’asiles afin de mettre un terme à l’atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile » ; soit concrètement de rouvrir la plateforme téléphonique et les guichets uniques pour demandeurs d’asile (GUDA), afin d’accueillir les personnes souhaitant solliciter l’asile en Île-de-France et délivrer à ces dernières une attestation de demande d’asile, une attestation de domiciliation, un dossier OFPRA » (…) enjoindre ces mêmes autorités « d’orienter toute personne faisant enregistrer sa demande d’asile en GUDA vers des lieux de mise à l’abri au vu de l’état d’urgence sanitaire incompatible avec une vie à la rue ».
Selon un déroulé motivé, le juge des référés a ordonné le 21 avril 2020 :
- aux instances préfectorales de rétablir le dispositif d’enregistrement des demandes d’asile « supprimé au mois de mars » et de procéder à la réouverture, dans les conditions sanitaires imposées par Covid-19 d’un nombre de GUDA permettant de traiter ce flux » ;
- à l’OFII « de procéder sans délai à la réouverture de la dite plateforme »[34]Tribunal administratif de Paris. Ordonnance du 21 avril 2020..
- Et le Tribunal administratif de poursuivre : « Aucune des dispositions de la loi du 23 mars 2020 énumérant les dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire, ni aucun des textes réglementaires pris pour son application n’a pour objet, ni pour effet, d’autoriser les autorités administratives compétentes à ne plus procéder à l’enregistrement des demandes d’asile »[35]Tribunal administratif de Paris. Ordonnance du 21 avril 2020..
Le ministère de l’Intérieur et l’OFII ont demandé l’annulation auprès du Conseil d’État de la dite ordonnance du TA de Paris. Le Conseil d’État statuant au contentieux, a rendu à son tour une ordonnance le 30 avril 2020[36]Conseil d’État. Ordonnance du 30 avril 2020., donnant copie au Défenseur des droits, exigeant du ministère de l’Intérieur et de l’OFII le rétablissement de l’enregistrement des demandes d’asile, dans les conditions sanitaires imposées par la Covid-19, en constatant que la carence de l’État à mettre en œuvre l’enregistrement des demandes d’asile « constitue une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile et justifie l’intervention du juge des référés»[37]Conseil d’État. Ordonnance du 30 avril 2020. … Continue reading.
Les audiences avec un « juge unique » se substituent à la formation collégiale de jugement des audiences de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA)
Alors que l’OFPRA a rendu publique la décision de reprendre le 25 mai les entretiens dans les conditions sanitaires préconisées en situation d’épidémie de la Covid-19, la CNDA, qui n’avait rendu aucune décision pendant deux mois, entre la mi-mars et la mi-mai, a publié sur son site internet le 11 mai les modalités de « reprise des activités »[38]CNDA. État d’urgence sanitaire : reprise des activités à la Cour, http://www.cnda.fr/La-CNDA/Actualites/Etat-d-urgence-sanitaire-Reprise-d-activite-a-la-Cour.
Ces conditions de reprise constituent le deuxième fait marquant qui concerne la procédure de la demande d’asile, à l’échelle nationale cette fois en France, relatif à l’émission par le Gouvernement de l’ordonnance N°2020-558 du 13 mai 2020 modifiant celle du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif, apportant des « compléments sur les modalités de fonctionnement de la Cour pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire » prorogé jusqu’au 10 juillet 2020. Les audiences sont limitées à 10 par jour (10 salles) et se déroulent à huis-clos.
Deux décisions principales sont annoncées :
- Le point de départ des délais de recours pour contester la décision du directeur général de l’OFPRA est fixé au 24 mai, et donc les recours devront être introduits au plus tard le 25 juin 2020. C’est aussi à partir du 24 mai que repart le délai de 15 jours pour présenter une demande d’aide juridictionnelle devant la Cour. Initialement la date prévue correspondait à l’expiration de la loi sur l’état d’urgence sanitaire (le 10 juillet).
- Pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire « toutes les audiences se tiendront à juge unique pour l’ensemble des recours, y compris ceux qui ont donné lieu à une décision du directeur de l’OFPRA instruite en procédure normale. Le juge statuant seul conserve la faculté de renvoyer le jugement de l’affaire devant une formation collégiale en cas de « difficulté sérieuse ». En outre, « la prise en compte des considérations sanitaires entraîne que certaines audiences pourront être tenues en vidéo-audience par le magistrat siégeant en juge unique. Les parties en seront informées avant l’audience »[39]Ordonnance du Gouvernement du 13 mai relative aux modalités de fonctionnement de la Cour pendant l’état d’urgence sanitaire, … Continue reading. Ces dispositions sont mises en place jusqu’au 10 juillet 2020 (fin de l’état d’urgence sanitaire), période pendant laquelle il n’y aurait donc pas d’audience collégiale à la CNDA.
Ces décisions ont été commentées dans la presse par le journal Le Monde[40]J. Pascual, « Droit d’asile : la reprise des audiences avec un juge unique critiquée », Le Monde, 27 mai 2020, … Continue reading, et par trois universitaires dans le journal Libération qui invalident nombre d’arguments déclinés dans l’ordonnance du 13 mai 2020 et appellent à « ne pas sacrifier sur l’autel de la sécurité sanitaire les droits des demandeurs d’asile »[41]J. Fernandez, T. Fleury Graff, A. Marie, « Asile et Covid-19 : l’effet d’aubaine ? », tribune dans le journal Libération, 18 mai 2020, … Continue reading. Les auteurs de la tribune regrettent que le dispositif mis en place rende le recours au juge unique systématique sauf « difficulté sérieuse », alors qu’il est une exception en droit d’asile, et insistent sur le fait que l’entretien de trois juges avec le requérant est un élément clé pour apprécier la légitimité de celui-ci à bénéficier de la protection subsidiaire ou du statut de réfugié. En outre le juge unique dispose de cinq semaines pour rendre la décision alors que la formation de jugement collégiale dispose de cinq mois. Sans se limiter aux arguments juridiques pour montrer l’atteinte au droit d’asile des requérants en appel devant la Cour, les universitaires répondent aux éléments de nature sanitaire invoqués dans l’ordonnance en montrant que la collégialité des formations de jugement pourrait être maintenue dans le respect des « mesures barrières » préconisées par le ministère des Solidarités[42]Ministère des solidarités et de la santé https://solidarites-sante.gouv.fr/soins-et-maladies/maladies/maladies-infectieuses/coronavirus/. Ils rappellent que le délai de carence de trois mois mis en place à l’automne 2020 pour l’accès aux soins des demandeurs d’asile n’a pas été supprimé en situation épidémique.
Par ailleurs neuf associations dont l’association ELENA France qui regroupe les avocats praticiens du droit d’asile, La Cimade, Avocats pour la défense des étrangers (ADDE), Dom’asile, et le Syndicat des avocats de France, ont saisi le Conseil d’État par un référé-suspension reçu le 19 mai[43]SCP F. Rocheteau et C. Uzan-Sarano, Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, Référé-suspension adressé au Conseil d’État, section du contentieux, requête introductive … Continue reading.
Les associations d’avocats demandent :
- à titre principal de suspendre l’exécution de l’ordonnance du 13 mai 2020 attaquée jusqu’à ce qu’il soit statué au fond sur sa légalité et « notamment son article 1er modifiant l’ordonnance n° 2020-503 du 25 mars 2020 en prévoyant que “2° Après l’article 4, il est inséré un article 4-1 ainsi rédigé: “La procédure prévue au deuxième alinéa de l’article L. 731-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, par laquelle le président de la Cour nationale du droit d’asile ou le président de formation de jugement qu’il désigne à cette fin statue seul, est applicable à l’ensemble des recours mentionnés au premier alinéa du même article.”, et 3° “L’article 7 est ainsi modifié : “Le président de la juridiction peut autoriser un magistrat statuant seul à tenir l’audience par un moyen de télécommunication audiovisuelle depuis un lieu distinct de la salle d’audience” ».
- Et demandent à « titre subsidiaire d’enjoindre au Premier ministre, de modifier l’article 4-1 de l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 telle qu’issu de l’ordonnance n° 2020-558 du 13 mai 2020, pour prévoir que le juge unique qui serait appelé à statuer en application de ces dispositions sur des recours relevant normalement de la formation de jugement collégiale de la Cour nationale du droit d’asile, statue dans un délai de cinq mois, et non de cinq semaines, à compter de sa saisine ». S’est ensuite posée la question de savoir si l’article de l’ordonnance du 13 mai ci-dessus mentionnée, permettant à la CNDA de recourir de manière systématique à un juge unique (au lieu de la collégialité) est légale.
Le Conseil d’État, statuant au contentieux, après avoir convoqué les parties à une audience publique le 5 juin, a rendu une ordonnance le 8 juin 2020, par laquelle la plus haute juridiction administrative ordonne que[44]Conseil d’État. Association ELENA France et autres, GISTI et la Fédération des associations de solidarité avec tout(e)s les immigré(e)s, le Conseil national des Barreaux. Ordonnance du 8 juin … Continue reading :
- le juge unique qui serait appelé à statuer sur des recours relevant normalement de la formation de jugement collégiale de la Cour nationale du droit d’asile devrait statuer dans un délai de cinq mois et non de cinq semaines ;
- l’exécution des dispositions du 2° de l’article 1er de l’ordonnance du 13 mai autorisant le recours systématique à un juge unique pour examiner l’ensemble des recours portés devant la CNDA y compris ceux relevant habituellement d’une formation de jugement collégiale, est suspendue.
Les motivations de l’ordonnance du CE du 8 juin sont précises : la possibilité pour les requérants de bénéficier d’une « décision de justice rendue par une formation collégiale dans des conditions garantissant l’égalité des citoyens devant la loi et le respect des droits de la défense » ; l’incompatibilité de l’ordonnance du 13 mai avec la Directive du Parlement et du Conseil de l’Union européenne du 26 juin 2013[45]Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale. … Continue reading « qui garantit que les demandeurs d’asile disposent d’un droit à un recours effectif contre les décisions refusant de faire droit à une demande de protection internationale ». L’ordonnance reprend l’argument de la requête et du mémoire du Conseil national des barreaux du 26 mai et du 4 juin selon lequel l’ordonnance contestée « fait de la formation à juge unique la formation de droit commun en lieu et place de la formation collégiale, alors qu’une telle mesure n’est pas nécessaire à la lutte contre la propagation de l’épidémie ». L’ordonnance du CE rappelle la composition de la formation de jugement collégiale de la Cour nationale du droit d’asile, composée d’un président et de deux personnalités qualifiées, nommées en raison de leurs compétences dans les domaines juridique et géopolitique, par le Vice-président du Conseil d’État et par le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, sur avis conforme du Vice-président du Conseil d’État. Ce sont les interventions de cette formation collégiale qui ont été écartées par l’ordonnance du 13 mai. Si le Conseil d’État admet que des règles aient été adoptées dans un contexte de situation épidémique particulière, la situation ayant évolué favorablement fait naître « un doute sérieux quant à la légalité des dispositions critiquées eu égard au caractère général et systématique de la dérogation adoptée ». Le Conseil d’État reconnaît également « la garantie que présente, pour les demandeurs d’asile, la collégialité des formations de jugement en principe instituées par le législateur ».
Discussion : ce que nous pouvons retenir des aspects sanitaires et juridiques du droit d’asile en France en période d’état d’urgence sanitaire
L’accès à la protection internationale des personnes qui ont dû fuir des persécutions ou des pays en situation de conflits armés, se dirigeant vers l’un des États membres de l’Espace Schengen, a été de fait, réduit, voire impossible, en situation de pandémie, les frontières de cet espace ayant été fermées. Or les conflits armés, les attaques dans le Sahel, au Moyen-Orient, au Yémen, et dans d’autres parties de la planète, se sont poursuivis en dépit de la pandémie ainsi que l’ont déploré le Secrétaire général et les agences des Nations unies, ainsi que l’association International Crisis Group, qui a publié le 26 mai la « Watch List » actualisée, analysant plus particulièrement les situations politiques en Côte d’Ivoire (en amont des élections présidentielles de cette année), en Birmanie, au nord de la Syrie, au Yémen et au Venezuela[46]Watch List 2020 – Spring Edition, International Crisis Group, https://www.crisisgroup.org/global/watch-list-2020-spring-edition. De son côté l’envoyé spécial du HCR pour la Méditerranée confirme que sur la période mars-avril, ont été recensées 370 000 personnes déplacées dans trois pays du Sahel : le Niger, le Burkina Faso et le Mali[47]V. Cochetel (Webinar), “The impact of Covid-19 on undocumented migrants in Europe” organisé par le Centre national de coopération au développement (réunissant 90 ONG belges de solidarité … Continue reading.
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, « les départs de Libye ont déjà quadruplé au cours des trois premiers mois de cette année par rapport à la même période en 2019 »[48]« Covid-19 : l’ONU demande un moratoire sur le renvoi des migrants en Libye », ONU info, 8 mai 2020, https://news.un.org/fr/story/2020/05/1068402. Le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme demande « un moratoire sur toutes les interceptions et les retours de migrants en Libye », qui se sont donc poursuivis en période de pandémie et malgré toutes les connaissances disponibles et communiquées sur la situation libyenne et sur la manière dont y sont traités les personnes migrantes. Dans une déclaration conjointe du 21 mai le HCR et l’OIM demandent le débarquement de 160 migrants bloqués en Méditerranée sur les navires du Capitaine Morgan, rappellent que le renvoi en Libye des personnes secourues peut constituer une violation du droit international et appellent les États « à faire tout leur possible pour secourir rapidement les personnes en détresse, car un retard, même de quelques minutes, pourrait faire la différence entre la vie et la mort »[49]« Méditerranée : l’ONU demande le débarquement de 160 migrants bloqués sur les navires du Capitaine Morgan », ONU Info, 21 mai 2020, https://news.un.org/fr/story/2020/05/1069322.
En outre, plusieurs des frontières entre pays de l’Union européenne ont également été fermées, notamment entre la France et la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, l’Espagne, interdisant, de fait, aux personnes « en route » entre leur pays d’origine et la France, de parvenir à demander l’asile en France ou dans d’autres États européens.
Outre les obstacles liés au parcours migratoire, nous avons vu que la procédure de la demande d’asile a été totalement interrompue en Île-de-France pendant plusieurs semaines, et cela à chacune des étapes : l’enregistrement, l’entretien, le recours devant la CNDA des décisions de rejet de l’OFPRA. Saisis, le Tribunal administratif de Paris et le Conseil d’État ont reconnu l’« atteinte grave » à la « liberté fondamentale » du droit à demander l’asile en France, et ordonné la reprise des activités d’enregistrement et la réouverture des bureaux dédiés des préfectures, toujours dans le respect des préconisations sanitaires des autorités nationales. L’OFPRA a repris les entretiens le 25 mai 2020. La CNDA a repris les audiences avec un juge unique, à huis clos, le 27 mai à raison de 10 par jour (dans 10 salles), dans des conditions juridiques contestées, ainsi que nous l’avons présenté.
Ainsi que le rappelle le CE dans son ordonnance du 8 juin, l’état d’urgence sanitaire et les ordonnances qui ont été prises par le gouvernement dans ce cadre n’avaient que pour « seules fins de limiter la propagation de l’épidémie de Covid-19 ». Or, en effet, le maintien des audiences à juge unique ne semble pas justifié non plus du point de vue épidémiologique jusqu’au 10 juillet (date d’échéance de l’état d’urgence sanitaire), pendant que les autorités de santé observent le ralentissement de la propagation du virus, la réduction du nombre de patients hospitalisés et en réanimation, et que le Premier ministre autorise à partir du 2 juin la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire, l’ouverture des terrasses des cafés, bars et restaurants, continue d’imposer le port obligatoire du masque dans les transports en commun, que les magasins ont tous rouverts. La CNDA a par ailleurs mis en place des mesures sanitaires strictes de prévention de la transmission du virus entre toutes les personnes qui travaillent ou se rendent à la Cour, en limitant le nombre d’audiences à dix par jour, en déclarant d’entrée de jeu le huis-clos, en invitant le requérant à venir seul et en l’accompagnant selon une circulation bien établie au sein de l’établissement, autant de mesures limitant le nombre de personnes présentes au sein de la Cour, et le nombre de contacts suivant à la lettre les recommandations du ministère de la Santé. La collégialité de la formation de jugement en présentiel est compatible avec le respect des mesures barrières telles que recommandées par le ministère de la Santé, l’Académie de médecine et l’Académie des sciences (des communiqués et des fiches « experts » et « grand public » sont à la disposition de tous)[50]Académie nationale de médecine, voir tous les « Communiqués » de la Cellule de veille de l’épidémie de la Covid-19 dans les différentes dimensions médicales, mentales et sociales de … Continue reading. L’énoncé de la requête des associations d’avocats ci-dessus mentionnée souligne lors de l’exposé de ses motifs que « la collégialité est déterminante en matière d’asile, notamment eu égard à la présence dans la formation de jugement d’un membre du HCR, qui constitue une garantie importante pour le demandeur d’asile »[51]SCP F. Rocheteau et C. Uzan-Sarano. Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Référé-suspension adressé au Conseil d’État, section du contentieux. Requête introductive … Continue reading. Le juge assesseur du HCR est pleinement partie prenante de la formation de jugement, consulté, écouté et respecté par le président de la formation de jugement et par le juge assesseur du Conseil d’État, notamment pour sa connaissance des contextes des pays de provenance des demandeurs d’asile, pour son parcours, pour ses compétences parfois multidisciplinaires (juridiques mais aussi médicales, sanitaires, mentales, et sanitaires notamment vis-à-vis des violences). Ce juge HCR délibère à voix égale avec les autres magistrats.
D’autres instances se sont positionnées dans le même esprit que le Conseil d’État ce 8 juin. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), créée en 1947, est chargée par la loi « d’appeler publiquement l’attention du Parlement et du gouvernement sur les mesures qui lui paraissent de nature à favoriser la protection et la promotion des droits de l’Homme »[52]Loi N° 2007-292 du 5 mars 2007 relative à la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, article 1, alinéa 1.. Le Président de la CNCDH a adressé le 3 mai une lettre au Premier ministre motivant que « les juridictions administratives, judiciaires et constitutionnelle doivent retrouver un fonctionnement normal sans délai »[53]Président de la CNCDH. Lettre au Premier ministre. 3 mai 2020. https://www.cncdh.fr/fr/publications/observations-concernant-le-projet-de-loi-prorogeant-letat-durgence-sanitaire-et. Faisant référence à la loi 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, la CNCDH a publié le 26 mai 2020 un avis intitulé : « La prorogation de l’état d’urgence sanitaire et les libertés »[54]CNCDH. La prorogation de l’état d’urgence sanitaire et les libertés. Avis adopté en Assemblée plénière le 26 mai 2020. … Continue reading, par lequel la CNCDH « réitère ses préoccupations quant au régime d’exception instauré en France pour lutter contre l’épidémie de Covid-19. Elle attire l’attention sur l’ampleur des restrictions aux droits fondamentaux apportées par le maintien de l’état d’urgence sanitaire et les mesures adoptées dans ce cadre – qui vont parfois bien au-delà de la réponse à la crise sanitaire – tant en ce qui concerne les libertés publiques et les droits sociaux que l’organisation et le fonctionnement de la justice, ainsi que sur les problèmes soulevés par le recours aux systèmes d’information. La CNCDH formule onze recommandations à l’intention des pouvoirs publics afin de garantir un meilleur respect des droits de l’Homme », dont la recommandation N° 4 qui « invite à rétablir dans les plus brefs délais le fonctionnement normal de l’ensemble des juridictions judiciaires (pénales, civiles, sociales) et administratives, afin d’assurer un accès plein et entier au juge sur la totalité du territoire national ».
Plus précisément pour ce qui concerne le droit d’asile, la CNCDH déplore qu’« au-delà de la fermeture des frontières qui entrave leur parcours d’exil et l’exercice même du droit constitutionnel et conventionnel de demander l’asile, les demandeurs d’asile et les réfugiés voient leur vulnérabilité aggravée par l’insuffisance évidente des dispositifs de premier accueil. Plus largement l’insécurité juridique en matière de titre de séjour des personnes migrantes les place dans une situation de précarité économique et sociale accrue »[55]CNCDH. La prorogation de l’état d’urgence sanitaire et les libertés. Avis adopté en Assemblée plénière le 26 mai 2020, page 6. … Continue reading. La CNCDH dans cet avis rappelle que « le service public de la justice est l’un des piliers de l’état de droit ». Sur l’organisation et le fonctionnement de la justice, la CNCDH affirme enfin que « le rétablissement de l’accès au juge doit être plein et entier, l’extension de la possibilité de statuer sans audience, du recours à la visioconférence et à un juge unique, n’étant pas justifiée par la lutte contre l’épidémie »[56]CNCDH. La prorogation de l’état d’urgence sanitaire et les libertés. Avis adopté en Assemblée plénière le 26 mai 2020, page 11. … Continue reading.
La reprise progressive des activités en faveur des demandeurs d’asile
La Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), publie le 11 mai 2020 les informations sur la reprise d’activités et ce que la seconde phase de déconfinement implique pour les demandeurs d’asile[57]FAS. Asile : enjeu du déconfinement et reprise des activités. 11 mai 2020. https://www.federationsolidarite.org/actualites/asile-enjeux-du-deconfinement-et-reprise-dactivite/. La FAS a demandé à la Direction générale des étrangers en France (DGEF) que les décisions de non-remises à la rue, de retrait ou suspension des conditions matérielles d’accueil, prises pendant le confinement soient prorogées au moins pendant toute la durée de l’état d’urgence sanitaire. La validité des attestations des demandeurs d’asile arrivant à échéance entre le 15 mars et le 15 juin, ont été automatiquement prolongées de 90 jours. « L’ensemble des associations demandent la suspension des mesures restrictives dans l’accès aux soins de santé des personnes étrangères (délai de carence pour les demandeurs d’asile et restrictions relatives à l’aide médicale d’état) ». L’OFFI a mis en ligne des contacts de permanences relatives à l’allocation pour demandeur d’asile (ADA). À partir du 11 mai des nouvelles convocations pour des entretiens de demande d’asile ou du statut d’apatride ont été envoyées par l’OFPRA par voie postale.
La presse s’inquiète de la « fin annoncée des mesures d’urgences » pour les personnes sans abri. La journaliste Isabelle Rey-Lefebvre rapporte que ce printemps, l’État a rallongé son budget consacré à l’hébergement d’urgence de 65 millions d’euros[58]I. Rey-Lefebvre. Sans-abri : la fin annoncée des mesures d’urgence. Les associations redoutent la fermeture, le 10 juillet, des places mises à disposition pendant le confinement. Le Monde, 4 … Continue reading. 178 000 personnes ont été hébergées, pour 157 000 d’entre elles dans des structures pérennes ; 14 000 places « grand froid » ont été ouvertes comme « chaque hiver », et prolongées cette année jusqu’au 10 juillet, date de la fin de l’état d’urgence sanitaire lié à l’épidémie de la Covid-19. 12 700 places ont été réquisitionnées dans l’urgence dans des hôtels, auberges de jeunesse ou internats. Selon le président de la FAS « les familles et les enfants ont tous été hébergés, malheureusement des femmes et hommes seuls sont restés à la rue ». La mairie de Paris avec les associations a pu assurer 17 000 repas par jour. Des centres dits « Covid » ont été ouverts pour une capacité de 3 000 places pour isoler et soigner les malades non graves, dont « un tiers seulement ont finalement servi » selon Isabelle Rey-Lefebvre. 90 000 personnes ont bénéficié de chèques-services pour s’alimenter et acheter des produits d’hygiène. Le Samu social demande la pérennisation du plus grand nombre de places possible et son président à Paris doit rendre au ministre du logement un rapport sur « l’après-10 juillet » d’ici à la fin juin. Les acteurs sociaux témoignent de leur enthousiasme à avoir pu travailler ensemble avec les associations, les municipalités, et l’État.
En conclusion, la rapidité de la propagation de l’épidémie de coronavirus Sars-CoV-2 a surpris les soignants, les systèmes de santé dans leur ensemble (pas uniquement les hôpitaux), les professionnels de la santé publique, la société civile, le gouvernement et le chef de l’État. Ceci a été largement débattu, médiatisé et va continuer de l’être. Nous avons souhaité attirer l’attention sur une situation qui nous a semblé moins débattue : celle tout à fait singulière de la demande d’asile en France, et tenter de décrire en quoi celle-ci a pu être affectée au point de constituer une « atteinte grave » à une « liberté fondamentale » selon les termes des juridictions administratives saisies. Si la protection de la population dans son ensemble a été l’impératif sanitaire immédiat, la prolongation de l’état d’urgence sanitaire et les ordonnances qui ont été prises dans ce cadre, ont mis les demandeurs d’asile, les associations qui les accompagnent, leurs défendeurs et les juridictions, dans des situations complexes. Les responsables des juridictions ont pu être tiraillées entre la nécessité de protéger les personnes, sans pour autant sacrifier les droits fondamentaux, tout en décidant par cette ordonnance du 13 mai de privilégier la prévention de la contamination, au risque de sacrifier une liberté fondamentale. Mais l’état d’urgence sanitaire a ses limites, et la situation sanitaire actuelle ne justifie pas que le droit d’asile, dans toutes ses dimensions, soit sacrifié. Ainsi le Conseil d’État et la Commission nationale consultative des droits de l’Homme se sont rejoints pour affirmer que les restrictions à l’exercice du droit d’asile en France ne sont pas justifiées et que les étapes de la procédure peuvent reprendre selon la législation, sans exception, dans les établissements respectifs et dans le respect des recommandations sanitaires.