Le Kairos, ou comment saisir l’opportunité dans la crise de la Covid-19

Segolen Guillaumat
Segolen GuillaumatConsultante du secteur humanitaire et du développement auprès de différentes organisations et think tanks (design et évaluation de projets, formation et enseignement et analyse contexte et prospective). Segolen est titulaire d’un Master en Droit Européen et International (Paris XII/Université de Leiden) et d’un Master en Développement, Coopération Internationale et Action Humanitaire (Paris I La Sorbonne). Plus récemment, Segolen a suivi le Humanitarian Leadership Programme/HLP (Deakin Melbourne/Center for Humanitarian Leadership) en 2015-2016 et obtenu un Certificat Stratégie et Outils de Plaidoyer (IRIS) en 2019. Elle exerce dans le secteur humanitaire depuis plus de 15 ans. Elle a notamment été Directrice régionale des opérations adjointe pour l’Afrique Centrale au siège d’Action contre la Faim durant 7 ans.

Publié le 9 juillet 2020

Pour l’auteure, la pandémie de la Covid-19 doit amener un changement de paradigme du système humanitaire. La perspective de voir les enjeux croître et les moyens alloués être rebattus représente, selon elle, une occasion unique de concrétiser la « localisation ».

Ces dernières semaines, des fonds destinés à la prévention[1]Qu’elle consiste à limiter la propagation via la distanciation sociale et les activités autour de l’eau, l’hygiène et l’assainissement ou à réduire l’impact via des filets sociaux par … Continue reading comme à une réponse holistique à la pandémie de Covid-19 « dans les pays vulnérables » ont été annoncés au compte-goutte. Elles restent cependant bien éloignées des 2 milliards de dollars US estimés nécessaires par les Nations unies dans leur plan de réponse spécifique pour 2020. Certains États africains, comme le Sénégal, ont alors très tôt plaidé en faveur d’une annulation de la dette pour l’ensemble du continent[2]« Les économies africaines menacées par la crise du Covid-19 (CNUCED) », ONU Info, 26 mars 2020 : https://news.un.org/fr/story/2020/03/1065072, avec des échos plus ou moins favorables au sein de la communauté internationale et se traduisant en pratique par une suspension de paiement pour les pays les plus pauvres. Pour autant, l’annulation effective demeure encore aujourd’hui, et malgré la pandémie, chimérique[3]« Jeu de dupes sur la dette des pays pauvres », Le Monde diplomatique, 27 juin 2020.. Les pays touchés, en Europe en particulier et les États-Unis, se concentrent encore prioritairement sur la réponse à l’intérieur de leurs frontières. Mais les enveloppes financières débloquées, bien que vertigineuses, semblent déjà insuffisantes pour faire face aux impacts domestiques de la maladie, qu’ils soient sanitaires, sociaux ou économiques.

L’Afrique sahélienne et centrale ou le triple défi du changement climatique, des conflits et de la Covid-19

L’Afrique sahélienne et l’Afrique centrale sont les deux sous-régions les plus fragiles du continent : l’indice de développement humain[4]Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD), « Rapport sur le développement humain 2019 », 2019, p. 40-41 : http://report.hdr.undp.org/fr et les systèmes de santé y sont parmi les plus faibles au monde. À l’inverse, le taux de pauvreté[5]La Banque Mondiale, PIB par habitant, données, 2018 : https://donnees.banquemondiale.org/indicator/NY.GDP.PCAP.PP.CD?name_desc=true et les indices de vulnérabilité au changement climatique[6]Notre Dame Global Adaptation Initiative (NG GAIN), NG GAIN Country Index, récupéré le 04 mai 2020 : https://gain.nd.edu/our-work/country-index/rankings comptent parmi les plus élevés. Les besoins humanitaires considérables (augmentation constante de la prévalence de la sous-alimentation depuis 2005[7]Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO), « The state of food security and nutrition in in the World, 2019 », 2019, p. 6-11 : … Continue reading sont amplifiés par des conflits armés qui se multiplient et fragilisent encore davantage les populations.

Désormais, l’ensemble des pays africains est touché par le coronavirus avec autant de réponses institutionnelles. Pour des raisons encore incertaines, le nombre de cas officiels recensés (le 7 juillet 2020) demeure relativement limité en Afrique subsaharienne (205 721 cas en Afrique du Sud, 29 286 cas au Nigéria et 21 077 cas au Ghana, ces deux derniers étant les plus touchés en Afrique de l’ouest et centrale)[8]John Hopkins University and Medicine, Coronavirus Resource Center, 7 juillet 2020 : https://coronavirus.jhu.edu/map.html avec un taux de mortalité très faible. Il est vraisemblable que ces chiffres sont sous-estimés en raison des insuffisances et faiblesses de nombreux pays du continent en matière de surveillance sanitaire, épidémiologique et de système de santé. Mais au-delà d’un futur impact sanitaire présumé désastreux mais non encore avéré, ce sont bien plus largement les impacts sociaux, économiques et alimentaires qui sont en jeu, par le truchement des mesures prises sur la mobilité et l’économie quotidienne des populations et des denrées. Le Programme alimentaire mondial (PAM) annonce une aggravation dramatique de 135 % du nombre de personnes en insécurité alimentaire soit un total estimé de 57,5 millions (contre 24,5 avant la Covid-19) pour les seules régions d’Afrique de l’ouest et centrale[9]Emmanuel Akinwotu, « West Africa facing food crisis as coronavirus sprends », The Guardian, 15 mai 2020 ; revision World Food Programme, “WFP Global Response to Covid-19: June 2020”, 29 juin … Continue reading.

Le cercle vicieux combinant changement climatique, conflits et désormais pandémie peut déstabiliser durablement des économies dynamiques mais aussi extrêmement dépendantes des conjonctures internationales. Les ondes de choc se ressentiront par-delà les frontières, tant les interrelations entre les différentes parties du monde ont été violemment remises en lumière. Le repli sur soi dans un tel contexte est non seulement illusoire mais il relève aussi d’un manque d’éthique et de solidarité. C’est un pari dangereux car s’il permet, à un moment donné, de détourner le regard d’un pays ou d’une zone qui nous semblent lointains, la Covid-19 a remporté cette victoire : l’Europe et les États-Unis répugnant à y voir le tsunami mondial qu’il est devenu par la suite, ont favorisé implicitement sa propagation. Or, l’effet boomerang aura un impact à moyen et long terme, sur nous en tant que nations, communautés, citoyens-individus. 

Inégalités et vulnérabilités accrues face à la Covid-19

Appliquer en Afrique le confinement et la distanciation sociale mis en place en Chine, en Corée du Sud ou en Europe et aux États-Unis est irréaliste tant les contextes sont radicalement différents. Contraindre les plus précaires et vulnérables à respecter des conditions intenables en pratique d’un point de vue social et économique ne fera qu’accentuer encore davantage leurs vulnérabilités et la probabilité d’une surmortalité parmi ces populations. C’est ce que décrit avec justesse Didier Fassin[10]Didier Fassin, « Covid-19 : l’illusion dangereuse de l’égalité devant l’épidémie », Collège de France, 16 avril 2020 : … Continue reading. Ainsi, à une toute autre échelle mais avec un révélateur non moins pertinent, le cas de la Seine-Saint-Denis en France témoigne de la corrélation entre précarité, vulnérabilités, exposition accrue à la Covid-19 et surmortalité. On y relève des indicateurs de santé parmi les plus mauvais de France, des services de santé en nombre et moyens insuffisants, une population jeune, nombreuse, quelques mètres carrés par famille de tours et barres d’immeubles vétustes et des bidonvilles, un taux de pauvreté de 43 % faisant de ce département métropolitain le plus pauvre de France et des travailleurs qui, de par leurs activités surreprésentées de caissiers, livreurs, agents de sécurité ou aides-soignants sont continuellement exposés à la maladie. De fait, aux dires même du directeur général de la Santé, ce département a connu « un excès de mortalité exceptionnel », une « véritable explosion » comparée au reste du pays[11]Jérôme Salomon, données France, « Coronavirus : une surmortalité très élevée en Seine-Saint-Denis », Le Monde, 17 mai 2020..

Vers une action humanitaire renouvelée et davantage de localisation ? 

Dans un contexte de pandémie immobilisant et diminuant largement les moyens de réponse habituels, quelle forme peut prendre l’action humanitaire, notamment sur le continent africain ?

De nombreux acteurs du système humanitaire voient encore leurs moyens et capacités habituels très fortement limités. Ils repensent d’ores et déjà leurs interventions, celles qu’il faut absolument maintenir puisqu’elles sont destinées à sauver des vies et celles qui sont précisément liées à la prévention et à la réponse à la Covid-19 (prise en charge et activités connexes pour atténuer les autres impacts sanitaires, sociaux, économiques, etc.). Cela doit nourrir les réflexions sur la manière d’envisager les rapports entre acteurs, vers davantage de collaboration, en somme des relations plus équilibrées. En d’autres termes, il s’agirait d’incarner pleinement l’essence de l’engagement du Grand Bargain énoncé lors du Sommet Humanitaire Mondial de 2016, en (re)donnant un sens effectif à la « localisation ». Le terme est largement sujet à discussions quant à ce qu’il revêt et d’ailleurs aucune définition ne fait encore l’unanimité. Force est de constater qu’il a été largement galvaudé au profit de prestations de services plus que de partenariats, de règles antagonistes prônant les partenariats nationaux tout en continuant à faire porter par les acteurs internationaux la responsabilité et la redevabilité opérationnelle, financière, légale (jusque dans l’anti-terrorisme) excessive, tout en reportant le risque sur les acteurs locaux et nationaux. C’est ce qui explique par exemple le recours de plus en plus fréquent à des due diligence (diligence raisonnable). Devenues monnaie courante dans le cadre de partenariats et extrêmement exigeantes pour ces acteurs en matière de reporting, transparence et suivi administratif, financier et logistique, de poursuites et sanctions en cas de fraude ou corruption, et sans contrepartie effective, elles sont gage de rapports plus équilibrés entre les uns et les autres.

Certes, les ONGI ont raison de plaider pour leur reconnaissance en tant qu’acteurs essentiels des stratégies de prévention et de réponse dans les pays d’intervention, pour leurs activités de life-saving comme pour la lutte contre la Covid-19 et ses conséquences désastreuses. Il faut en effet leur permettre d’une part de bénéficier du même statut que les personnels soignants (tant dans les moyens de protection pour eux-mêmes et pour les populations avec lesquelles ils sont en contact que dans leur mobilité sur les territoires) et d’autre part de mettre leurs expertises et expériences au service de réponses qui doivent être pensées localement pour tenir compte des réalités contextuelles et territoriales. Pour autant, leur réponse doit intégrer l’exigence de la localisation et donc le rôle essentiel des organisations locales et nationales en appui aux capacités des autorités publiques.

Comment sortir du vertical au profit d’une approche plus horizontale où chacun peut pleinement jouer un rôle complémentaire aux autres ? Il faut entendre ce qu’ont à dire ces acteurs locaux, pleinement légitimes dans le concert d’un système humanitaire aujourd’hui contraint par cette pandémie. Leur voix demeure peu écoutée au point que certains doivent batailler pour prendre part aux discussions au sein des clusters, avec les autorités, les bailleurs de fonds, les ONGI, afin de prendre leur pleine part aux actions de prévention et de réponse, qu’il s’agisse de sécurité alimentaire et de moyens d’existence, de relance économique ou de protection. Les ONGI et les bailleurs de fonds, à la marge de manœuvre encore contrainte, ont plus qu’intérêt à repenser leurs relations avec ces acteurs locaux et nationaux. C’est un recalibrage impérieux, mais qui doit être durable. La localisation doit accompagner le changement de paradigme d’un système qui avait engagé timidement sa mue avant la pandémie. Elle doit aider à améliorer la qualité des réponses humanitaires en replaçant les populations au centre. Les Grecs appelaient cela le « Kairos » ou l’« occasion favorable ». Il en va de chacun de nous de saisir cette opportunité pour être à la hauteur des enjeux présents et à venir.

Segolen Guillaumat

Consultante du secteur humanitaire et du développement auprès de différentes organisations et think tanks (design et évaluation de projets, formation et enseignement et analyse contexte et prospective). Segolen est titulaire d’un Master en Droit Européen et International (Paris XII/Université de Leiden) et d’un Master en Développement, Coopération Internationale et Action Humanitaire (Paris I La Sorbonne). Plus récemment, Segolen a suivi le Humanitarian Leadership Programme/HLP (Deakin Melbourne/Center for Humanitarian Leadership) en 2015-2016 et obtenu un Certificat Stratégie et Outils de Plaidoyer (IRIS) en 2019. Elle exerce dans le secteur humanitaire depuis plus de 15 ans. Elle a notamment été Directrice régionale des opérations adjointe pour l’Afrique Centrale au siège d’Action contre la Faim durant 7 ans.

Légende photo: Fada, Burkina Faso. Distribution d’articles de secours du CICR pendant la pandémie Covid-19.

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References

References
1 Qu’elle consiste à limiter la propagation via la distanciation sociale et les activités autour de l’eau, l’hygiène et l’assainissement ou à réduire l’impact via des filets sociaux par exemple.
2 « Les économies africaines menacées par la crise du Covid-19 (CNUCED) », ONU Info, 26 mars 2020 : https://news.un.org/fr/story/2020/03/1065072
3 « Jeu de dupes sur la dette des pays pauvres », Le Monde diplomatique, 27 juin 2020.
4 Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD), « Rapport sur le développement humain 2019 », 2019, p. 40-41 : http://report.hdr.undp.org/fr
5 La Banque Mondiale, PIB par habitant, données, 2018 : https://donnees.banquemondiale.org/indicator/NY.GDP.PCAP.PP.CD?name_desc=true
6 Notre Dame Global Adaptation Initiative (NG GAIN), NG GAIN Country Index, récupéré le 04 mai 2020 : https://gain.nd.edu/our-work/country-index/rankings
7 Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO), « The state of food security and nutrition in in the World, 2019 », 2019, p. 6-11 : http://www.fao.org/state-of-food-security-nutrition/en
8 John Hopkins University and Medicine, Coronavirus Resource Center, 7 juillet 2020 : https://coronavirus.jhu.edu/map.html
9 Emmanuel Akinwotu, « West Africa facing food crisis as coronavirus sprends », The Guardian, 15 mai 2020 ; revision World Food Programme, “WFP Global Response to Covid-19: June 2020”, 29 juin 2020.
10 Didier Fassin, « Covid-19 : l’illusion dangereuse de l’égalité devant l’épidémie », Collège de France, 16 avril 2020 : https://www.college-de-france.fr/site/didier-fassin/L-illusion-dangereuse-de-legalite-devant-lepidemie.htm
11 Jérôme Salomon, données France, « Coronavirus : une surmortalité très élevée en Seine-Saint-Denis », Le Monde, 17 mai 2020.

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