L’approche communautaire serait-elle une des solutions à la distanciation sociale qui, à la faveur de la pandémie actuelle, a montré toute son étendue ? C’est toute l’argumentation que développent ici les trois auteures, membres de Médecins du Monde Canada.
Unanimement relevé, le défaut de préparation des pays occidentaux se fait sentir encore plus fortement lorsqu’on observe l’impact de la pandémie de la Covid-19 sur les populations en situation de pauvreté et les plus marginalisées de nos sociétés. Il en va notamment des personnes migrantes, de celles en situation de précarité économique, d’itinérance, consommatrices de drogues, ou bien des travailleuses et travailleurs du sexe. Les dispositions et pratiques adoptées pour faire face à la maladie aggravent ainsi l’insécurité financière, la violence domestique, la stigmatisation et les problèmes psychologiques préexistants chez ces personnes. De plus, dans ce contexte de « distanciation » obligatoire, elles deviennent encore plus inaccessibles.
Les mesures sanitaires et sécuritaires adoptées afin de lutter contre la Covid-19 aggravent également les exclusions et la précarité.
Ces facteurs de précarisation sont évidemment très prégnants dans une situation où il est impératif de faire appel à l’aide internationale, d’autant que la suspicion et le manque de confiance des communautés envers les ONG étrangères et leurs travailleurs internationaux ont tendance à se généraliser. Les projets sont mis à rude épreuve en raison des barrières d’accès et d’une réalité changeante, tant d’un point de vue social que politique et économique, dans les pays d’intervention.
Médecins du Monde s’est vu ainsi dans l’obligation d’adapter ses programmes non seulement dans des contextes internationaux, mais aussi dans ses contextes locaux. Le point commun entre ces différentes situations est l’approche de santé communautaire, si chère à Médecins du Monde, qui s’avère absolument essentielle en cette période, autant pour la prévention et la lutte contre la maladie elle-même que dans la volonté de permettre aux communautés et aux systèmes de santé de surmonter cette crise. Mais au-delà des organisations humanitaires, ces leçons pourraient sans doute aussi s’appliquer aux orientations des programmes multilatéraux de développement en santé et aux systèmes de santé d’ici et d’ailleurs.
La Covid-19 comme agent révélateur des inégalités et comme facteur aggravant
Les populations reconnues comme étant les plus susceptibles de contracter la Covid-19 sont les personnes âgées, celles souffrant d’une maladie chronique, les personnes immunodéprimées et celles en situation de pauvreté ou marginalisées[1]Agence de la santé publique du Canada, « Les populations vulnérables et la Covid-19 », 25 mai 2020 , … Continue reading. Or nos systèmes de santé, notamment au Canada, ont privilégié les actions en faveur des trois premiers groupes, laissant de côté les personnes relevant de la dernière catégorie. Pourtant, nous constatons combien l’actuelle pandémie a aggravé leur situation et les inégalités auxquelles elles sont confrontées.
En effet, que ce soit dans les pays à revenus élevés, moyens ou faibles, ce virus affecte tout particulièrement les personnes vivant dans la précarité et dont l’état de santé est fragilisé en raison de leurs faibles ressources et de leur manque d’accès aux services de santé. Ainsi, les personnes itinérantes, les personnes résidant dans des locaux surpeuplés ou travaillant dans des conditions où la distanciation physique n’est pas possible (parce qu’il n’est pas envisageable pour elles de se procurer des équipements de protection) sont plus à même de contracter la Covid-19[2]P. Tircher et N. Zorn, « Inégaux face au coronavirus. Constats et recommandations », Observatoire québécois des inégalités, Montréal, 2020, p. 8 , … Continue reading. De plus, leur état de santé est souvent initialement moins bon que celui de la population générale, et la présence de comorbidités constitue un facteur de risque supplémentaire, qui les rend plus vulnérables devant la maladie.
Les mesures sanitaires et sécuritaires adoptées afin de lutter contre la Covid-19 aggravent également les exclusions et la précarité. De fait, dans de nombreuses situations, les exigences en matière de santé publique ont entraîné un arrêt ou une réduction des activités et services des organismes communautaires ou humanitaires qui répondent habituellement à des besoins de base essentiels pour ces personnes. De plus, au-delà des pertes d’emploi et de revenu, la sécurisation accrue des frontières et de l’espace public, ainsi que la réglementation répressive du comportement social font peser une double peine sur les personnes en situation de marginalité. Se révèle ainsi une société à plusieurs vitesses, dans laquelle certains ont les moyens de se protéger et de se conformer aux réglementations, tandis que d’autres sont pénalisés pour leur incapacité à le faire.
La Covid-19 comme agent révélateur des faiblesses de nos systèmes de santé
La pandémie n’affecte pas que la santé des individus. Elle est venue déséquilibrer les cadres institutionnels, révélant les failles créées par des politiques qui ont finalement affaibli les systèmes de santé et les communautés, les rendant plus vulnérables face à la Covid-19 et à ses conséquences. On pourrait prendre l’exemple des frais d’usagers en santé, qui ont longtemps été au cœur des politiques de développement des systèmes de santé de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, mais qui, sans une gestion communautaire forte, se révèlent extrêmement dommageables dans un contexte de crise[3]Robert Yates, “In the Covid-19 Era, Healthcare Should be Universal and Free”, Chatham House, 11 May 2020, … Continue reading. De la même façon, les interventions menant à une institutionnalisation accrue des services créent de nombreux obstacles entre la population et le système de santé.
Les politiques de centralisation et d’homogénéisation des systèmes de santé se sont aussi montrées très préjudiciables dans ce contexte de pandémie. L’exemple du Québec est, à ce titre, très révélateur. Les années de réforme visant à centraliser le système, à alléger l’administration et à encourager la mobilité du personnel pour en réduire les coûts associés[4]Institut national de santé publique du Québec, « Évaluation de la mise en œuvre du Programme national de santé publique 2015-2025 – Analyse de l’impact des nouveaux mécanismes de … Continue reading ont placé sa métropole, Montréal, en tête des taux mondiaux de mortalité liée à la Covid-19[5]Comparaisons santé : Québec/Canada/OCDE, « Mortalité par Covid-19 au Québec : comparaisons nord-américaines et internationales. Mise à jour du 15 juin », … Continue reading. Ainsi, face à la pandémie, au sein d’un système « allégé » et organisé autour de mégastructures, les institutions de santé et de soins ont eu des difficultés à réagir promptement et adéquatement. Le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec a finalement dû embaucher de très nombreux bénévoles non formés et parfois peu supervisés afin de combler le manque de personnel dans les résidences pour personnes âgées, puis demander l’aide de l’armée canadienne et de la Croix-Rouge pour lutter sur ce même front. De même, plus de deux mois après la déclaration d’urgence sanitaire, la mobilité du personnel entre zone non Covid-19 et zone Covid-19, reconnue comme extrêmement propice à la propagation du virus, était toujours de mise.
La santé communautaire comme une des pistes de solution
Face à la pandémie, à ce qu’elle révèle de nos sociétés et à son impact sur les populations les plus vulnérables, une approche communautaire en santé nous apparaît plus pertinente que jamais, ici au Canada comme ailleurs. De fait, cette approche permet de combler une importante lacune dans les actions entreprises pour lutter contre l’épidémie : la dimension sociale et anthropologique est en effet trop souvent négligée, alors qu’elle nécessite une approche circonstanciée, dans le respect du contexte culturel[6]Jean-François Delfraissy et Benoît Miribel, « Les leçons d’Ebola », Alternatives Humanitaires, numéro inaugural, 2016, p. 22-27, … Continue reading.
S’il n’est pas possible d’établir un parallèle complet entre ces deux crises sanitaires, les mesures ayant permis de juguler l’épidémie d’Ebola qui a sévi en Afrique de l’Ouest de 2013 à 2016 permettent de guider nos choix d’interventions face à la crise que nous traversons actuellement[7]Pour de plus amples développements sur les leçons tirées de la gestion d’Ebola, voir aussi dans ce numéro l’article de Stéphanie Maltais, « Apprendre à la dure : comment l’expérience … Continue reading. En effet, des centres de traitement accessibles et sécuritaires, la surveillance et le suivi des contacts, la gestion des décès de manière digne et sécuritaire, ainsi que la mobilisation et la sensibilisation de la population alors mis en place se sont révélés déterminants pour mettre fin à l’épidémie qui sévissait à l’époque.
Au Liberia, il a été démontré que la mise sur pied de centres communautaires de soins décentralisés a été un élément-clé ayant permis de limiter la transmission communautaire du virus. De même, le déploiement rapide d’une intervention à l’échelle communautaire contre le virus Ebola s’est révélé à la fois possible et efficace[8]Paul Pronyk et al., “The Effect of Community-Based Prevention and Care on Ebola Transmission in Sierra Leone”, American Journal of Public Health, 106(4), April 2016, p.727-732, … Continue reading. Toujours au Liberia, il est apparu que les stratégies formelles et informelles des communautés locales dans certaines zones urbaines ont permis de maîtriser l’épidémie malgré les défaillances systémiques des États et de la communauté internationale. En l’absence de soutien sanitaire, infrastructurel et matériel, les communautés se sont ainsi engagées dans l’autosuffisance afin de contenir l’épidémie à un niveau local[9]Sharon Alane Abramowitz et al., “Community-Centered Responses to Ebola in Urban Liberia: The View from Below”, PLoS Neglected Tropical Diseases, 9(4), 9 April 2015, … Continue reading.
Ces leçons confirment la pertinence d’une approche communautaire dans le domaine de la santé, déjà promue par Médecins du Monde. Celle-ci favorise notamment la sensibilisation et la mobilisation de la communauté, l’investissement dans les agentes et agents de santé communautaire et les prestataires de soins primaires, l’empowerment et la lutte contre la stigmatisation et enfin le refus de la hiérarchisation des savoirs. Cette approche se trouve au cœur de notre travail, notamment lorsque nous œuvrons auprès des populations marginalisées. Dans ces programmes, le fait de rejoindre les individus et les communautés là où ils se trouvent et quand ils en ont besoin demeure un aspect central. Cliniques mobiles, maraudes, accompagnement global : c’est donc bien le service qui se déplace et s’adapte à la personne ainsi qu’à son environnement, et non l’inverse. Si nous sommes conscients qu’il est parfois difficile de transposer ces modèles faits sur mesure à l’échelle d’une province canadienne, le lien de confiance et l’ancrage profond avec les communautés qu’ils permettent de créer devraient nous aiguiller sur les orientations à adopter dans nos systèmes de santé et nos interventions à l’échelle internationale.
Les résistances devant un changement de paradigme à long terme
Une véritable approche de santé communautaire nécessite l’implication de citoyennes et de citoyens ordinaires pour la conception de l’intervention, la prise de décision à toutes les étapes du processus (notamment pour ajuster les interventions tout au long de la mise en œuvre) et l’évaluation dudit processus. Susciter cette implication demande forcément une proximité avec les personnes concernées. Or les ONG internationales, garantes de ressources financières importantes, redevables auprès des bailleurs et investies dans la promotion des savoirs et des bonnes pratiques mises en action dans d’autres contextes, se voient souvent prises au piège entre leur propre rigidité bureaucratique et la nécessité d’opérer en faisant preuve d’une certaine flexibilité.
Ainsi, le débat sur la « localisation » de l’action humanitaire a-t-il pris son essor lors du Sommet mondial humanitaire en 2016. Cette reconnaissance des compétences des acteurs locaux est non seulement moralement et éthiquement juste, mais c’est aussi la bonne direction à prendre parce que la localisation augmente l’impact des interventions et améliore leur efficacité. Cependant, on estime que moins de 2 % de l’aide humanitaire est octroyée aux ONG locales et un changement de paradigme devra se traduire par un meilleur équilibre des pouvoirs et une meilleure répartition des ressources[10]Pour de plus amples développements sur la localisation et les impacts possibles de la Covid-19 sur sa mise en place effective, voir l’article dans ce numéro de Martin Vielajus et Jean-Martial … Continue reading.
La pleine acceptation d’une approche de santé communautaire participative soulève une autre forme de résistance : il s’agit de la hiérarchisation des savoirs. À titre d’exemple, s’agissant des interventions de soins primaires en santé, ceci se manifeste notamment dans les programmes de santé materno-infantile. Ainsi, en Haïti où MdM Canada est présent, le système de santé institutionnel a tendance à adopter une vision utilitaire des accoucheuses et des accoucheurs traditionnels. Ceux-ci sont considérés comme de simples courroies de transmission vers les institutions, leurs connaissances et leur apport n’étant pas valorisés. Cette attitude traduit une méconnaissance de leur rôle auprès des femmes et de la considération dont ils jouissent. Les tenir à l’écart des actions de réduction du taux de mortalité revient à ne pas être en mesure de comprendre les barrières d’accès et les résistances à l’accouchement en milieu hospitalier.
Pour donner un autre exemple de l’importance de la prise en compte de l’expérience de terrain, mentionnons la question de l’intégration des pairs dans la construction de trajectoires de soins. Cette approche s’inscrit dans une dynamique d’intervention reposant sur la proximité entre l’individu menant l’intervention et celui qui en bénéficie. Ceci s’est avéré particulièrement pertinent dans les projets de « réduction des méfaits[11]La réduction des méfaits (risques) provient des efforts déployés dans les années 1980 pour tenter de limiter la transmission du VIH chez les usagers de substances psychoactives. Elle se traduit … Continue reading » destinés aux personnes consommant de la drogue injectable et inhalable – l’objectif étant alors de créer des conditions propices pour bien ancrer les services de première ligne dans les besoins et les réalités des personnes. En effet, un manque de compréhension de la part des professionnels de santé pourrait mener au refus de certaines personnes de recourir aux services offerts et, ultimement, à une détérioration de l’état de santé de ces personnes.
Ainsi, une approche inclusive et participative se heurte souvent à la difficulté d’avoir une représentativité des communautés visées. Il s’avère que les participantes et les participants ne représentent pas toujours l’ensemble de la communauté en termes de position sociale et d’accès aux ressources (on note l’influence plus importante de certains groupes). De plus, on constate les divergences de points de vue entre les professionnels de la santé et la perception selon laquelle les participants non médicaux n’ont ni la capacité ni les connaissances requises pour se prononcer et discuter de certains sujets. Enfin, une approche de santé communautaire participative déséquilibre les relations de pouvoir et de décision qui ont cours.
Vers un changement social
Dans l’écosystème humanitaire international, Médecins du Monde Canada apparaît certainement comme un acteur modeste, si l’on considère ses budgets, mais aussi l’échelle des projets déployés. Cette situation est loin d’être un inconvénient puisque cette agilité dans nos structures et la proximité de nos actions nous permettent d’être présents là où personne ne va. Cette façon de faire s’avère fructueuse non seulement au niveau international, mais aussi de nos actions locales. Engagés pour la défense des droits des personnes vulnérables dans nos propres sociétés, nous tirons notre légitimité de nos programmes de santé primaire et de santé mentale et plaidons en faveur de changements dans nos systèmes de santé, souvent sclérosés et technocratiques.
La pandémie de Covid-19 nous rappelle que l’acceptation et l’ancrage communautaire doivent constituer le fondement de toutes nos opérations.
Dans ces différents contextes, la pandémie de Covid-19 nous rappelle que l’acceptation et l’ancrage communautaire doivent constituer le fondement de toutes nos opérations. En tant qu’organisation humanitaire œuvrant dans le domaine de la santé, nous nous appuyons sur les personnes issues des « communautés cibles », qui détiennent un pouvoir d’influence, une légitimité auprès de leur communauté et l’expérience requise pour adapter nos interventions en fonction de la réalité du terrain. Cette proximité, qui requiert aussi une ouverture à la participation des personnes concernées, nous est devenue évidente depuis maintenant plusieurs années. La pandémie mondiale actuelle démontre à quel point une approche communautaire en santé doit être au cœur de l’intervention nationale et internationale.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-676-8 |